Tout syndicaliste connaît le droit d’alerte prévu par les articles L4131-1 à L4131-4 du Code du travail. Comme son nom l’indique, il laisse le droit d’alerter l’employeur sur un danger grave et imminent menaçant la santé ou la vie. Qu’en est-il du devoir d’alerte ? Politis et Bastamag sortent un hors-série (1) intéressant sur les lanceurs d’alerte. Où l’on apprend que le premier lanceur d’alerte est sûrement Daniel Ellsberg, celui qui, en 1971, a envoyé à la presse les fameux Pentagon Papers, rapport du Pentagone sur l’enlisement de l’armée U.S dans la guerre du Vietnam mais qui préconise de la continuer pour la prospérité des industries de l’armement. On va se limiter ici à la partie de ce riche numéro consacrée au travail.
À Solidaires, on a suivi l’affaire Triskalia, cette coopérative agroalimentaire dont plusieurs salariés sont venus lancer l’alerte devant le syndicat Solidaires des Côtes d’Armor pour des soupçons de contamination aux pesticides en travaillant sans protections. Des soupçons qui se sont révélés des faits, et un parcours du combattant s’est engagé pour faire reconnaître la responsabilité de l’entreprise (qui a depuis changé de raison sociale) dans leur état de santé dégradé. Une victoire syndicale qui ne compense pas des vies broyées par des produits phytosanitaires ayant occasionné de graves problèmes de santé chez des salariés qui avaient déjà saisi la justice, en vain.
Le dossier du hors-série concernant l’aspect travail concerne plusieurs secteurs d’activité et plusieurs catégories professionnelles : électricité avec l’amiante, mines avec les gueules noires de Lorraine, hôpitaux et santé avec les risques en cancérologie, sans oublier le nucléaire et ses nombreux salariés intérimaires et précaires.
C’est d’abord un touchant portrait de Henri Boumandil, électricien chez Alstom décédé en septembre dernier à l’hôpital Avicenne, en Seine Saint-Denis. Il était atteint d’une plaque pleurale et d’une abestose pulmonaire. Henri a milité longtemps avec l’Addeva 93 pour faire reconnaître les maladies professionnelles imputables à l’employeur et faire recouvrer leurs droits à ses collègues. Il a dû se battre non seulement contre ses employeurs, mais contre des experts et la sécurité sociale. On connaît le problème de l’amiante, interdite par l’Union Européenne depuis 1997 alors que les premières alertes étaient lancées après la première guerre mondiale. En Italie, un procès d’assises a eu lieu sur l’amiante et spécialement contre la société Eternit. En France, les marathons judiciaires se font toujours individuellement et par associations interposées, les plaignants mourant souvent au terme de leur combat sans soutien de l’État et des pouvoirs publics. On parle d’un grand procès de l’amiante en France pour 2023, 25 ans après on interdiction. Un peu tard.
Les mineurs de Lorraine ne sont pas mieux lotis. Des carrières qui les ont usés et ont provoqué chez eux des maladies invalidantes. Les poumons bien sûr, mais aussi des cancers de la peau, du sang, de la vessie ou des reins. Là aussi, l’amiante, les hydrocarbures et les solvants sont en cause. Si la silicose est reconnue liée au métier depuis 1945, il n’en va pas de même pour le reste. Des pathologies qui interviennent parfois après la retraite et il faut encore se battre devant les tribunaux pour obtenir gain de cause devant les Charbonnages de France et donc l’État. L’ANGDM (Agence nationale pour la garantie des droits des mineurs) exige des plaignants des documents et des informations pas toujours conservés et semble plutôt les dissuader de poursuivre leur combat. L’association Adevat-AMP instruit des dossiers qui finissent devant la CPAM. L’association demande au cas par cas que soit reconnue « la faute inexcusable de l’employeur », condition pour la reconnaissance et les indemnités, mais les procédures sont longues et beaucoup meurent avant toute décision. Les mêmes difficultés sont rencontrées chez les mineurs du Nord – Pas de Calais, avec des mines fermées depuis le début des années 1980. Il ne doit plus rester grand monde.
Côté santé et hospitaliers, l’histoire de ces infirmières et aides soignantes qui, en cancérologie, ont été exposées à des produits radioactifs et ont manipulé des médicaments de chimiothérapie sans la moindre protection. Les choses ont changé et les dispositifs de sécurité sont scrupuleusement respectés maintenant, mais la conscience du danger n’était pas bien perçue à l’époque et plusieurs salariées ont développé des cancers parfois longs à apparaître. Au niveau européen, la directive CMR sur l’exposition à des agents cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) sur le lieu de travail a beaucoup fait pour faire cesser ces situations intolérables, mais le mal a été fait durant des décennies et les victimes se regroupent et se battent pour la reconnaissance des causes professionnelles de leur état de santé avec l’aide de l’Etui, branche de l’Institut syndical européen, qui coordonne leur lutte. Un étui au sens de protections dont n’ont pas bénéficié les soignantes.
Dans l’industrie nucléaire, les donneurs d’ordre – EDF – sont très souvent, pour des raisons de coûts, demandeurs de personnel intérimaire et précaire. Alors que des technocrates et des idéologues veulent faire du nucléaire la source d’énergie décarbonée de l’avenir, on est constamment informés des difficultés de la filière avec des problèmes de centrales en panne, en maintenance et confrontés à des phénomènes d’oxydation ou d’érosion.
La vie des « nomades du nucléaire » est d’aller de centrales en centrales au gré des chantiers de maintenance, parfois sans la formation nécessaire et obligés d’accomplir leurs différentes tâches en un temps record pour réduire au minimum les arrêts de tranche. Ajoutons à cela une culture militaire adepte du secret-défense où rien ne doit filtrer des incidents et parfois des accidents. Comme ailleurs, on casse les collectifs et on individualise les postes, laissant les salariés désemparés et solitaires devant les prouesses techniques dans des délais brefs qu’il leur faut accomplir. À l’heure où EDF prévoit la construction de nouvelles centrales (dans quelles conditions?), l’urgence est de permettre aux vieilles centrales de prolonger au-delà de 40 ans leur durée de vie. « Le parc nucléaire est une poudrière », dit Gilles Raynaud, président de l’association Ma zone contrôlée, qui défend les salariés du secteur. La renationalisation d’EDF dont a déjà parlé le gouvernement ne serait qu’une façon habile d’appliquer le fameux projet controversé Hercule.
Pour les violences sexuelles et sexistes, les employeurs sont toujours en retard malgré Me too et les revendications féministes. L’employeur a trop tendance à renvoyer tout cela au pénal sans effort notable pour que les faits de harcèlement soient dénoncés et sanctionnés dans le monde du travail. Les syndicats forment de plus en plus les salariés sur ce thème et des équipes les prennent en charge, mais les personnes harcelées sont souvent institutionnellement renvoyées à leurs fragilités. L’AVFT (Association Européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail) vise à faire de ces questions un enjeu syndical et institutionnel, tout en responsabilisant les employeurs. Pas facile, quand le gouvernement Macron a affaibli les Instances Représentatives du Personnel (IRP) en faisant des CHS/CT une simple commission des C.S.E. Macron après El Khomri, la continuité.
Une interview du sociologue du travail Louis-Marie Barnier fait l’historique des accidents de travail depuis 1898 avec la prise en charge par l’employeur en cas d’accident sur le lieu de travail, jusqu’à la directive européenne de 1992 devenue une loi qui assigne à l’employeur une obligation de résultat en matière de sécurité des salariés. Malgré cela, le Medef et le gouvernement font tout pour que le sujet ne devienne pas public et le pire, nous dit Barnier, est que les syndicats n’en font pas une priorité. Des propos qui rejoignent les analyses de Thomas Coutrot sur les 30 glorieuses, le compromis fordiste et la façon dont le patronat a recouvert la question des conditions de travail et de la santé au travail sous des augmentations de salaires et des primes diverses et variées.
Sur le thème plus général des lanceurs d’alerte, le militant Daniel Ibanez et le sociologue Francis Chateauraynaud expliquent que l’individualisation, voire l’héroïsation des lanceurs d’alerte peut nuire à l’action collective et à l’engagement des citoyens qui se reposeraient sur ces quelques personnes risquant gros, professionnellement et financièrement, pour attirer notre attention sur des scandales et des affaires. On connaît Irène Frachon, Antoine Deltour, Hervé Falciani… Mais auraient-ils dû autant s’exposer si des actions militantes collectives avaient été entreprises dans les domaines où ces individus exceptionnels de courage et de volonté ont agi.
On peut leur rétorquer que les mobilisations collectives sont complémentaires avec des actes individuels, à condition que des collectifs se mobilisent derrière des lanceurs d’alerte et qu’ils bénéficient d’une solide protection. On n’en est encore loin, le pouvoir n’ayant aucun intérêt à voir se développer les alertes et mises en garde, ce qui est bien compréhensible, de leur point de vue. L’essentiel étant de faire que rien ne change, de défendre les intérêts des entreprises et de la bourgeoisie et de veiller à la conservation des grands équilibres, n’est-il pas ?
5 novembre 2022
(1) : Lanceuses et lanceurs d’alerte – pourquoi on ne les entend pas ? Hors-série n°76 – Novembre – décembre 2022. En vente en kiosque.