BERNARD CHARBONNEAU – L’HOMMAUTO – Denoël
Bernard Charbonneau, avec Pierre Fournier, Emile Prémilieu et Laurent Samuel, c’étaient les 4 cavaliers de l’apocalypse du journal écologiste radical La Gueule Ouverte ; les 4 cavaliers pourfendant le nucléaire, la pollution, l’automobile et la surpopulation. Pour Charbonneau, élève et ami de Jacques Ellul, penseur de la technique, c’était plutôt l’automobile et son monde, comme on dirait maintenant.
Charbonneau nous donne ici un pamphlet contre l’automobile. L’automobile qui crée sa géographie, modèle le paysage, impose sa civilisation et crée un homme nouveau qui lui est soumis. La voiture a fini par forger un monde qui lui est adapté, et elle tue, surtout des jeunes ouvriers. Cet essai a été écrit en 1967 soit un peu avant que Pompidou ne fasse chier du béton partout pour construire des autoroutes. La voiture crée des habitudes, un mode de vie et un imaginaire. Comme avec l’homo-sovieticus ou l’homo-libéral, on aura eu l’hommauto, prisonnier de ses chaînes de montage et de son habitacle. Esclave de la vitesse et du temps.
La démonstration fait mouche et on pense souvent au feuilleton de Jean Yanne, L’apocalypse c’est pour demain avec des bébés qui naissaient directement avec un volant dans les mains. « Paris n’est plus. Ce n’est pas Hitler qui l’a détruit mais Citroën», écrit-il, entre autres traits d’humour souvent noir et décapant. Charbonneau a un style qui ressemble à du Vialatte, avec ce même sens de l’absurde amusé et de l’émerveillement feint.
Charbonneau entrevoit même le futur de la voiture, la voiture électrique, le GPS et même la voiture téléguidée. La conclusion est consacrée aux solutions, mais il faudrait une autre voiture (plus lente et plus sûre), une autre société, un autre conducteur et peut-être aussi un autre homme, ce qui dépasse largement le cadre de cet essai revigorant et caustique d’un pionnier de l’écologie. Autant dire un lanceur d’alerte, malheureusement pas écouté. Comme souvent.
N’empêche, pour quelqu’un comme moi qui, même nanti d’un permis de conduire, n’a presque jamais conduit, ce livre vous venge de tous les commentaires désobligeants qui vous assimilaient à un inadapté, voire à un débile profond en cas d’inaptitude à la conduite ou de refus de conduire. Presque un déserteur tant, à en juger par l’agressivité des chauffeurs, l’automobile est aussi un monde en guerre. Merci Bernard !
JEAN GIRAUDOUX – ONDINE – Le livre de poche / Grasset
On a déjà eu l’occasion ici de parler du Giraudoux romancier, mais il a excellé dans le théâtre en revisitant des tragédies antiques et des légendes germaniques. Ondine en est une, tirée d’un roman de l’écrivain allemand Frédéric de Lamotte-Fouqué. Ondine est une créature des eaux qui, comme la Vouivre, charme les hommes pour les emporter dans son élément et, comme les sirènes, elle attire vers elle les humains pour mieux les perdre.
Hans est un chevalier errant qui, un soir, trouve refuge dans la cabane d’un couple de pêcheurs. Ils ont une fille adoptive – Ondine – tantôt jeune fille tantôt créature du lac et Hans en tombe amoureux. Il est promis à Bertha, la fille du roi d’un royaume de Souabe, mais il lui préfère Ondine alors que celle-ci fait serment à son vrai père, le roi des ondins, qu’elle accepte le pacte : s’il vient à la tromper ou s’il ne l’aime plus, il mourra dans l’eau.
Hans amène Ondine à la cour où est Bertha et les deux femmes se haïssent. Après maintes péripéties, Ondine retourne à l’élément liquide avant d’être repêchée par un paysan. Bertha croit avoir terrassé le dragon et avoir reconquis son amour, mais le souvenir d’Ondine hante Hans devenu mélancolique et pressentant sa mort. Il a appris que Ondine l’a trompé avec le chevalier Beltram, comme lui la trompe maintenant avec Bertha.
Il s’ensuit un procès de Ondine instruit par des magistrats se situant « entre terre et ciel », donc supposés neutres. Le roi des ondins vient déposer ainsi que les domestiques du château et tous les protagonistes. Ondine a trompé Hans et elle sera châtiée. Quant à Hans, il mourra peu après et le fait que ses domestiques lui parlent en vers est annonciateur de son imminent trépas, selon lui.
Voilà l’argument et on peut gloser à l’infini sur ce conte romantique allemand. Il parle de l’amour, bien sûr, de l’amour et de ses pièges, de sa fragilité, de sa force et de sa puissance. Ondine représente l’amour fou, la passion et on peut lui préférer, et c’est parfois une question de survie, la tranquillité et la quiétude d’une affection moins dévastatrice qui peut à la fois tenir de l’amitié et de la sympathie. Mais les interprétations peuvent être multiples et chacun peut y voir ce qu’il cherche.
Ce que tout le monde voit, c’est l’humour et l’érudition de Giraudoux, toujours à faire naître des situations cocasses et des personnages pittoresques. On est entre la tragédie grecque et la pièce de boulevard et Giraudoux est proche du théâtre de Marcel Aymé ou de celui de Jean Anouilh. Il est surtout frère, par l’ironie et par l’absurde, d’un Raymond Queneau et si le pataphysicien avait écrit des pièces de théâtre (en plus de son œuvre colossale et multiforme), cela aurait ressemblé à ça.
En tout cas, on imagine Louis Jouvet dans le rôle du chevalier Hans et, comme disait Antoine Blondin citant Giraudoux avant le repas du soir : « on dîne ? ».
ANGELA DAVIS – ANGELA DAVIS PARLE – Éditions sociales.
Un petit livre sorti aux éditions sociales du PCF en 1971 alors que Angela Davis commençait à enseigner à l’université après avoir subi une peine de prison en tant qu’activiste pour la cause des Noirs américains. Elle s’est toujours affichée comme communiste et il n’est guère surprenant que les éditions sociales aient publié ses textes.
Ce sont en fait des fragments disparates pour concocter un petit livre à sa gloire. Pourquoi pas ? Elle le mérite. On a d’abord droit à sa biographie politique, puis aux minutes de son procès alors qu’elle est accusée d’avoir séquestré un juge dans le cadre d’une action pour soutenir les prisonniers de Soledad et en particulier George Jackson. On entre dans le vif du sujet avec une longue interview où Angela Davis réaffirme son identité de femme noire et communiste luttant contre les oppressions et pour la libération du peuple. Elle décrit ses conditions de vie en prison et dit le soutien qu’elle reçoit de ses « sisters » d’infortune. À l’époque, le F.B.I l’avait mentionnée parmi les 10 personnes les plus dangereuses du pays, ce qui valait un permis de la tuer. Inutile de préciser que Nixon, en tant que président, Spiro Agnew comme vice-président et Ronald Reagan – alors gouverneur de Californie – en prennent plein leur grade.
Suit un long article du San Francisco Chronicle sur les conditions de détention des Noirs en Californie, à San Quentin ou à Folsom et une lettre ouverte d’une membre du Parti Communiste à Eldridge Cleaver, qui dénigre le travail militant de mobilisation des masses et qui prône la lutte armée. Cleaver, réfugié à Alger, accusait les communistes d’avoir trahi la cause des frères.
Au final, un cours magistral de Angela Davis à l’université de San Diego, où elle choisit de faire le parallèle entre les philosophes des libertés – Kant et Hegel principalement – et la condition noire de l’esclavage à travers la prise de conscience que leur liberté est conditionnée à la révolte. Tout cela bien sûr en rapport avec le combat de sa vie pour ses frères de couleur et pour le peuple. C’est lumineux et on oublie pas qu’elle a été l’élève de Herbert Marcuse, grand penseur de l’école de Francfort, à l’université de San Diego.
Les fragments se rejoignent pour témoigner de l’engagement communiste de la révolutionnaire, peut-être au détriment d’autres aspects, féministes ou tiers-mondistes par exemple. Mais bon, on ne peut pas parler de récupération tant Angela Davis s’est toujours revendiquée du communisme dans son appellation la plus stricte, autant dire pure et dure, loin du réformisme du PCF.
On préfère garder une vision plus romantisme – révolutionnaire de la dame. « Sweet black angel » plutôt que camarade Davis.
ROBERT MUSIL – TROIS FEMMES / NOCES (NOUVELLES) – Éditions du Seuil.
Ah Musil, le Proust de l’empire Austro-hongrois. J’ai mis du temps à apprécier son Homme sans qualité, mais je suis devenu un admirateur du bonhomme. L’Homme sans qualité, c’était deux volumes de 450 pages chacun. Ici, on a deux séries de nouvelles pour un total de 240 pages. Du Musil facile ?
Pas vraiment. On a en fait deux recueils de nouvelles publiées entre Les désarrois de l’élève Toerless et L’homme sans qualité, son chef-d’œuvre et aussi son livre le plus difficile.
Le premier recueil, Trois femmes, se compose comme son nom l’indique de trois portraits de femmes. L’action se passe à chaque fois dans le Tyrol. Grigia, une servante rustique dont s’amourache un jeune citadin et qui la croit infidèle, ce qui sera suffisant pour une rupture. La Portugaise, où la femme d’un hobereau austro-hongrois qui a vaincu les troupes de l’évêque et se consume dans la maladie en soupçonnant des infidélités de cette femme venue là par hasard et qui reporte son affection sur un chat. Troisiéme portrait, le plus intéressant (c’est en fait un roman) Tonka, une robuste paysanne séduite encore par un jeune scientifique qui lui fait goûter aux joies du monde. Elle tombe enceinte mais il doute que ce soit de lui et, la famille craignant par-dessus tout la mésalliance, et doit la répudier.
Des histoires qui ont un trait commun, celui de femmes simples qui sont manipulées par des hommes compliqués au gré de leurs intérêts ou de leurs caprices. Des femmes paisibles et pleines de forces vitales qui sont gâchées par des hommes cultivés et par la civilisation.
Les deux dernières nouvelles sont beaucoup plus complexes, là où on retrouve le Musil de L’homme sans qualité. C’est le recueil intitulé Noces avec d’abord L’accomplissement de l’amour sur une femme qui s’imagine tromper son mari mais qui en fait flotte comme dans un rêve. On joue avec les pensées, les sensations, les rêveries et les phantasmes dans un récit d’une incroyable densité. Pour La tentation de Véronique la tranquille, c’est la même densité avec une femme qui semble divaguer, ou rêve-t-elle éveillée, en appelant son mari avant de penser qu’il est peut-être mort, ou qu’elle l’a peut-être tué. Contrairement aux trois premières, ces deux dernières nouvelles sont difficiles à lire, très proustiennes avec une vraie spéléologie de l’âme féminine.
À propos de l’Ulysse de Joyce, Carl Gustav Jung disait de l’auteur « qu’il connaît l’âme féminine comme s’il était la grand-mère du diable ». On peut en dire autant de Musil, soit-dit en passant un écrivain aussi complexe et aussi novateur que Joyce (ou Proust).
La Mittle Europa aura quand même donné des Zweig, des Schnitlzer, des Musil et des Kafka. Et si l’empire Austro-hongrois avait été le pays disparu des immenses écrivains ?
5 décembre 2022
Merci pour ces introductions à des textes que je ne connaissais pas.