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KEVIN COYNE : LE ROCK DES LUNATIQUES

Kevyn cogne, sur scène. Photo Wikipedia

Voilà presque 20 ans maintenant que Kevin Coyne, anti-pop star anglaise qui fut l’un des premiers à émarger sur le label Virgin, nous a quittés (ou a été appelé à de plus hautes fonctions, comme diraient d’aucuns). Il aura été le chaînon manquant entre les grands excentriques anglais (Syd Barrett, Robert Wyatt, Kevyn Ayers ou Nick Drake) et les Punks, et ce n’est pas un hasard si Johnny Rotten le citait à tous bouts de champ parmi ses influences. Il serait facile de dire que Kevin cogne, mais il n’aura pas craint d’exhiber ses blessures en poète maudit et sur une musique toujours bouleversante de sincérité.

Kevin Coyne est né le 21 janvier 1944 à Derby, dans les Midlands où il a grandi dans une famille catholique. C’est un fan de l’équipe locale de football, Derby County, qui sera championne en 1972 sous la houlette du grand Brian Clough, mais c’est une autre histoire, déjà racontée ici.

Il fait des études d’art au début des années 1960 mais la dépression sévère dont souffre son frère aîné Arthur le décide à s’employer comme travailleur social à l’hôpital de Whittingham, près de Preston (Lancashire), comme s’il devait se solidariser avec ce frère en souffrance. Là, il prend en charge des malades mentaux et des vieillards. Il fera le même métier à Camden, au Nord de Londres, où il est plutôt éducateur spécialisé, s’occupant de marginaux, de toxicomanes et d’ alcooliques. Le fait de côtoyer la misère sociale et la souffrance psychique dans les endroits sales de la société vont peser sur son caractère déjà taciturne et sur son art.

Même au faîte de sa gloire (toute relative), au milieu des années 1970, Coyne restera un travailleur social, soucieux avant tout de faire s’exprimer par sa voix le cri d’une Angleterre qui souffre et qu’on n’entend plus dans une société hédoniste où chacun s’occupe avant tout de son bonheur personnel. On a pu lui reprocher son goût pour le mélodrame et le taxer de misérabilisme, comme on le fait pour tout artiste se penchant tant soit peu sur la misère sociale, le malheur et la folie. C’est un procès facile toujours intenté à des artistes authentiques par des critiques petits-bourgeois.

Il débute comme chanteur dans un groupe nommé Siren repéré par John Peel qui lui permet d’enregistrer sur son label Dandelion. John Peel est une sorte de bon génie du rock anglais, donnant leur chance à des tas d’artistes et de groupes débutants dans son émission Radio 1, sur la BBC. Coyne offre un mélange de rock’n’roll et de blues sans concessions mais sans grand succès non plus, ce qui l’oblige à reprendre ses fonctions d’infirmier en psychiatrie. Mais ce n’est que partie remise, car il enregistre seul à la guitare Case history en 1972, avec des musiciens de studio. Case history fait défiler tous les personnages qu’il a connus dans les hôpitaux, imitant leurs voix qui racontent leurs histoires. C’est à la fois du rock et du théâtre, d’une émotion rare.

L’histoire du rock est à un tournant avec l’émergence du rock décadent en Angleterre : T. Rex, Bowie et Roxy Music pour le meilleur ou des starlettes comme Garry Glitter, Alvin Stardust ou David Essex pour le pire. Un genre plutôt apolitique où on s’attarde sur son nombril dans des poses androgynes et dans des nostalgies hollywoodiennes. Kevin Coyne est très loin de tout cela, et il détonne dans cet univers bleu pâle et rose layette.

Cette première réalisation est remarquée par Richard Branson, pas encore le milliardaire mégalomane qu’il deviendra, qui le fait signer en premier sur son nouveau label Virgin. Ce sera le fameux Marjory razor blade, un double album où Kevin cogne et frappe, en précurseur du punk-rock (Johnny Rotten dira d’ailleurs tout ce qu’il lui doit). Sorti en octobre 1973, on tient là l’un des plus grands albums du rock avec une chanson sublime sur la folie, « House Of The Hill », mais aussi des perles mélodiques comme «Marlene », « Marjory Razor Blade », « Karate Kid » ou encore « Nasty ». Il faudrait tout citer d’un disque poignant qui vous tire des larmes. Il faut aussi entendre la voix de Coyne, l’une des plus grandes voix du rock, entre un Van Morrison et un Eric Burdon, avec des accents sarcastiques et des changements incessants de tonalités, en ventriloque de la détresse humaine.

Sur scène, il ne laisse d’impressionner avec ses chansons uppercuts et ses numéros d’acteur qui tiennent à la fois du clown triste et de la pantomime. Coyne sait en jouer, en comédien consommé, comme un acteur échappé d’un théâtre élisabéthain devenu théâtre de la cruauté où l’on jouerait plus que sa vie.

Blame it on the night, en 1974, ne le cède en rien et il tourne avec Andy Summers (ex New Animal et futur Police) et Zoot Money, vieux routier de la scène blues londonienne. Les albums suivent, avec Summers, Archie Legget et Chris Mercer, entre autres : Matching head and feet (1975) avec le bouleversant « Tulip » ; Heartburn(1976) avec « I Love My Mother » ou In living black and white (1977), un album en public avec ses plus belles chansons.

Tous ces albums sont l’expression de la sensibilité la plus exacerbée comme ils renferment leur lot de chronique sociale et d’hommages rendus aux affligés, aux offensés et aux humiliés. Coyne se fait le chantre de tout une nation souterraine invisibilisée par la bourgeoisie et ses médias n’y voyant que cas sociaux et inadaptés.

Mais Kevin Coyne se révèle dans toute sa beauté fragile et dans toute sa splendeur convulsive avec Dynamite daze en 1978 et ses classiques : « Dynamite Days » et sa rythmique évoquant le punk-rock le plus fruste, « Are We Dreaming ? » et son accordéon mélancolique, « Lunatic » ou « Amsterdam », sans oublier le corrosif « Dance Of The Bourgeoisie ». « Lunatic » met en scène un médecin et une infirmière qui examinent un vieil SDF et, au terme de leur conciliabule, ils s’accordent pour diagnostiquer une pathologie mentale : « It’s alright Mrs. Brown, you know Mrs. Carter / He’s a luna-luna-luna-luna-luna-luna-lunatic ». Millionaires and teddy-bears, l’année d’après, est du même tonneau avec « Having A Party », satire enlevée de la jeunesse bourgeoise, «  Marigold » ou «The World Is Full Of Fools », l’histoire de sa vie. À ce stade, Kevin Coyne est à son apogée et plus dure sera sa chute.

Dans ces années 1977 – 1978, le Punk-rock et la New Wave qui suit ne laissent plus beaucoup d’espace à des chanteurs comme lui, même si bien des jeunes turcs punks le citent en référence, au même titre qu’un Syd Barrett, un Nick Drake ou un Peter Hammill. Mais les kids n’écoutent que leur rage et se ruent sur les singles des Pistols ou de Clash ; Kevin Coyne n’étant pour eux qu’une navrante survivance d’une ère post-psychédélique maintenant moquée par la jeunesse. Sa maison de disque commence à le lâcher et ses concerts ne rameutent plus que le petit noyau des fidèles. Virgin ne fait pas de cadeaux et la vierge est devenue une putain. Le poète de la déraison n’est plus en phase avec les assauts électriques, la violence surjouée et le pogo. Trop de sensibilité, de poésie et de tristesse.

Il y aura aussi une collaboration tardive avec l’Allemande Dagmar Krause (ex Slapp Happy) et le disque – spectacle Babble, au sujet du couple de tueurs des Moors (les Moors Murderers ou Meurtriers de la lande, soit Myra Hindley et Ian Brady) sur lesquels les Smith et Morrissey vont aussi se pencher avec, notamment, leur « Suffer Little Child ». Après les méventes de Sanity stomp (1980), Virgin se refuse à renouveler son contrat et il est hébergé un temps par Cherry Red, mais le cœur n’y est plus. Si Pointing the finger (1982) et Politicz (1983) restent d’un bon niveau, Coyne sombre dans l’alcool et la dépression. Il refera surface en Allemagne où il va publier des recueils de poème et se consacrer à la peinture. Il y mourra en 2004 à Nuremberg, d’une fibrose au poumon.

Il faut avoir vu Kevin Coyne sur scène dans ces années 1980 où, comme un animal blessé, il exhibe ses plaies, laisse se déchaîner sa colère et donne libre cours à sa folie, n’hésitant pas à apostropher un public interdit. C’était sur la place d’une petite ville flamande où il passait après les Troggs et il n’avait pas passé l’occasion de brocarder le groupe de Reg Presley, la pop « bubble-gum » et le rock-business, en ânonnant les paroles de « Wild Thing » avec une ironie mordante. Pour le fan des Troggs que j’avais toujours été, je me disais que tout cela commençait très mal, avant de m’extasier devant une sorte de Léo Ferré british, si on peut imaginer cela. Une sorte de clown métaphysique tout droit sorti d’une pièce de Beckett, avec pantalon en velours côtelé, godillots et un nœud-papillon posé sur un t.shirt. Une sorte de mini-festival comme il y en avait à l’époque sur les places de village des Flandres profondes. Coyne m’avait bouleversé.

Un concert époustouflant où avaient explosé sa colère et sa rage en même temps que sa bonté et sa générosité. Un homme blessé, un martyr du cauchemar thatchérien, un poète dont l’immense humanité côtoyait la folie. Qu’on veuille bien s’en souvenir !

31 mars 2023

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