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NOTES DE LECTURE 75

MICHAEL MOORCOCK – LES TERRES CREUSES – Présence du futur / Denoël

Déjà parlé de Moorcock ici, l’un des pères de l’Heroic and fantasy, un genre qui tient à la fois de la féerie, du fantastique et de la science-fiction. Moorcock a fait des sagas en plusieurs volumes du début des âges, dans l’inspiration des romans de chevalerie et des légendes nordiques, mais il a aussi fait de courts romans sur le mode humoristique, tout en respectant les canons du genre.

On est ici dans le futur, à des milliers d’années après notre ère. Quelques personnages aristocratiques organisent des chasses, des régates et des rallyes dans des paysages qu’il leur suffit de créer, en fonction de leurs techniques d’imagination puissantes, des anneaux magnétiques. Ils ont perdu tout sentiment, cyniques et frivoles. Leur civilisation a inventé l’immortalité – ils meurent et ressuscitent à volonté – et aussi la capacité mentale de reproduire des cités pourries, ces villes anciennes du XX° siècle comme Londres, Tokyo ou Paris. Leur quotidien est un peu troublé lorsqu’ils voient apparaître des pirates du temps, échoués dans leur univers. Les barbares sont vite réduits à l’impuissance et emprisonnés, mais Jehred Cornelian, le personnage principal, est à son tour pris dans un nœud du temps et bascule à la fin du XIX° siècle.

Cornelian est resté amoureux d’une terrienne, Orelie Underwood, lors d’un précédent voyage. Il a décidé de la rejoindre, aidé en cela par Mademoiselle, un robot institutrice qui enseigne à des enfants dans un terrier à la Lewis Carroll. C’est un peu ça Moorcock, un croisement hors du temps entre Lewis Carroll et Sprague De Camp.

Jehred est donc projeté en 1896 et, dans un club de Londres, il fait la connaissance de H.G Wells qui vient de publier La machine à remonter le temps. Wells l’emmène à Bromley, le village où vit Mme Underwood et son mari, un pasteur des plus ternes. Orelie Underwood avait connu Jehred lors d’un voyage dans le temps où elle avait été projetée vers le futur. En 1896, Jehred avait été condamné à la pendaison pour meurtre mais il était parvenu à s’enfuir dans le futur. Il clame son amour à Orelie qui veut rester près de son mari. Les manières de Jehred choquent le pasteur qu’il est et il doute de sa femme. Les amants n’ont que la solution de fuir et ils se retrouvent à Londres, au même club où Jehred avait connu Wells. Un certain Jackson, soi-disant journaliste, veut en savoir plus sur l’affaire criminelle de 1896 où le fugitif avait échappé à la pendaison. C’est en fait Jagged, un voyageur du temps qui réussit à faire revenir à cette époque tous les personnages du futur. S’ensuit un final ébouriffant où la police poursuit Jehred soupçonné d’être un anarchiste à la tête des barbares voyageurs du temps. Mais la machine à remonter le temps a trop fonctionné d’un sens à l’autre et le tissu du temps s’est déchiré car les voyageurs du temps étaient priés de ne rien faire qui puisse modifier si peu que ce soit le flux global du temps. Or, Jagged a modifié ce flux et il n’a plus qu’à repartir vers le futur, définitivement.

Les amants, eux, se retrouvent à l’aube des temps, quand tout est encore sous les eaux, comme Adam et Éve à l’aurore de l’humanité. Pas facile à suivre pour les allergiques au genre, mais force d’admettre que Moorcock, en plus de son humour et d’un style inspiré, presque aristocratique, ne manque pas d’imagination. Quand on pense à nos constipés de l’imaginaire qui font fureur dans la littérature d’aujourd’hui en s’appuyant sur une tonne de documentation. Pas le même genre on dira.

ÉRIC VUILLARD – L’ORDRE DU JOUR – Actes Sud,

Après La guerre des pauvres, c’est ici la fameuse conférence où le patronat allemand et les nazis ont fait alliance. Plutôt Hitler que le Front populaire, comme on disait à l’époque.

Von Papen a fini par mettre Hitler au pouvoir et, en février 1933, un mois après son intronisation et un mois après l’incendie du Reichstag, se tient une réunion au sommet chez Goering entre les dignitaires nazis et le patronat allemand. Ils sont tous là, les Krupp, Siemens, Hoechts , Schacht et les capitaines d’industrie représentant Mercedes, Volkswagen, Alianz., Farben Telefunken… Tous les plus beaux fleurons de l’industrie teutonne. Ils sont 24.

Vuillard ne fait que mentionner cette rencontre et, chapitre après chapitre, il élargit la focale à la veulerie anglaise avec Halifax puis à la rencontre entre Hitler et le nouveau chancelier autrichien après l’assassinat de Dollfus, Von Schuschnigg. Il est obligé de signer un document qui n’est que le scénario de la future annexion. Von Schuschnigg nomme Seys-Inquart ministre de l’intérieur, qui va se révéler l’homme-lige des nazis. Les deux hommes parlent de Bruckner et de musique car on parle souvent grande musique dans ces milieux-là : Wagner, Beethoven, Liszt, Haydn… Vuillard nous raconte comment ce Seys-Inquart finira pendu à Londres pour trahison, en 1946 après avoir créé ses propres sections d’assaut alors que Von Schuschnigg tentait de ressusciter les forces social-démocrates.

Et puis c’est l’anschluss, malgré la résistance du président Miklas. Les Allemands attendaient un télégramme qui les aurait autorisés à envahir l’Autriche. Seys-Inquart ne l’enverra pas, même après avoir été nommé chancelier, mais les émeutes fascistes dans le pays incitent l’armée allemande à l’invasion. L’Autriche, en attendant la Tchécoslovaquie et la Pologne…

C’est un ballet de vieillards immondes qui rêvent d’un monde à leur image, une farandole de maudits. À Londres, Von Ribentrop se joue des Chamberlain, Cadogan et Churchill dans un dîner interminable. Le communiqué n’arrivera qu’après qu’ils eurent quitté la table. L’Autriche est annexée.

Alors que la populace attend bruyamment l’armée allemande, celle-ci peine à arriver. Hitler, lui, passe la frontière en Mercedes et se rend dans la commune où sont enterrés ses parents, avant Linz puis la capitale où il a passé sa jeunesse.

C’est le Blitzkrieg théorisé par les Anglais Garderan et Fuller sous les commentaires élogieux de toute la haute aristocratie britannique. Fuller ira rejoindre les chemises noires d’Oswald Mosley. Vuillard continue avec les accords de Munich et l’invasion des Sudètes l’encre à peine séchée. Daladier s’était fait acclamer comme faiseur de paix à sa descente d’avion mais il aurait dit à ses proches «les cons,  si ils savaient ! ».

Le roman se termine sur le vieux Krupp, devenu sénile, qui cédera devant un collectifs de citoyens américains lui demandant d’indemniser les Juifs, lui qui, comme les 24 du début, a profité du travail des prisonniers et déportés dans les camps. Il paiera un peu jusqu’à restreindre les budgets. Et puis quoi encore ?

On ne va pas souligner ici l’originalité du talent de Vuillard, son écriture glaçante, son style entre Emmanuel Carrère et Jean-Jacques Schuhl et sa science du détail pour mettre la grande histoire en roman. Disons plutôt en pamphlet, poétique et rageur à la fois. Il doit se documenter dans les mémoires laissées par tous ces personnages mais il transcende ce matériau historique pour en faire un récit fluide entre tragédie et humour noir. Il nous faudrait le regard pénétrant et acéré de Vuillard sur Trump et son monde. Gageons que ça viendra après son règne, quand les historiens le raconteront, et quand des Vuillard en feront la chronique indignée et féroce. Un peu de patience…

POUL ANDERSON – FATUM – Le Masque / Science-Fiction

Poul Anderson n’a pas laissé une grand trace dans la S.F contemporaine. Auteur malheureusement oublié au profit des pères de la Speculative Fiction, les K. Dick, Silverberg, Zelazny et autres Ballard. Il est l’auteur de plusieurs sagas inspirées de légendes scandinaves, des pays dont il est originaire. Anderson était partisan de l’engagement américain au Vietnam, ce qui l’a rendu tricard dans le monde plutôt progressiste de la Sci-fi des années 1960 et 1970. Un peu comme Robert Heinlein.

C’est encore une histoire autour du temps et de l’espace, un thème pas vraiment original pour le genre. Sauf que son approche est ici amusante. Un couple d’Américains fait une croisière jusqu’au Japon. Lui est architecte et entend se mettre à son compte et elle est mère de famille, un peu déprimée.

Un tourbillon nous emmène au Moyen-âge, dans les steppes d’Europe centrale où vit un vieux paysan russe. Puis c’est une tribu de Huns, avant Attila et enfin une famille de l’antiquité dans l’île de Chypre qui attend la venue d’une divinité nommée Duncan, comme le nom de l’architecte en croisière, Duncan Reid. Voilà donc Uldin le Hun, Oleg le Russe, Érissa et Duncan Reid perdus dans un désert d’où émerge une machine à remonter le temps qui s’est écrasée. Le pilote se meurt et, par un système inconnu aux trois autres, il a réussi à expliquer le but de sa mission et le pourquoi de son accident. À Duncan Reid en particulier, les autres étant étrangers aux concepts qu’il développe. Reid s’est présenté comme un Américain de 1970. L’auteur, un physicien consommé, explique ce qui a pu se passer avec une démonstration à coup d’énergie intense, de rayons X et de télépathie. La machine a raflé les quatre individus lors de son périple. Toujours est-il qu’ils sont quatre dans ce désert et qu’ils doivent s’organiser pour leur survie. Un désert qui côtoie une mer et Reid découvre que Érissa vient en fait de l’Atlantide, persuadée qu’il va tous les sauver.

C’est alors qu’arrivent d’autres voyageurs du temps, des Grecs de l’antiquité. Des Crétois en fait, avec leur chef Diorès qui hésite entre les sauver et les faire périr. Ce sont des anciens Grecs, des Achéens et ils prennent les quatre à bord. Le Russe leur parle de Constantinople et passe pour un fou. Érissa raconte à Reid qu’elle a été avec son fils otage des Achéens revenus de Sparte et l’homme qui l’a sauvée n’est autre que Ducan Reid, son dieu vivant. La machine à traduire laissée par le pilote mort impressionne Égée, Thésée et tous les personnages de la Grèce antique qui accueillent les naufragés du temps en héros. Il est question d’une guerre qui se prépare contre la Crète et son roi Minos. Érissa, la seule de cette époque, est considérée comme suspecte.

Selon les calculs de Reid, ils sont à la veille de la guerre entre la Grèce et la Crète et près de la catastrophe qui, selon Platon, détruisit l’Atlantide. Peuvent-ils changer quoi que ce soit pour éviter ce qui serait un désastre pour Érissa ? Grâce à la ruse, les voyageurs convainquent Thésée de laisser l’un des leurs, Duncan, partir pour Cnossos. Il fait l’amour avec Érissa avant d’embarquer. Pour eux, seule l’Atlantide maintenue peut les sauver de la cage du temps où ils sont enfermés. En Crète, Ariane – Lydra, la reine, reçoit ce qu’il présente comme des oracles sur la fin de l’Atlantide. Intriguées, elles décident de le garder sur leur île en leur donnant Érissa comme compagne. Une autre Érissa. La jeune fille dresse des taureaux.

On ne prend pas au sérieux les oracles de Duncan qui a quand même la permission de demander aux charpentiers de construire un navire de guerre, selon ses plans. Alors que Thésée et Diorès veulent renforcer leurs relations diplomatiques avec la Crète, Reid prévient la reine qu’il vient du futur et qu’il sait ce qui va se passer. Cela ne change rien.

Allez, on vous la fait courte. C’est plutôt de la SF Péplum, si le genre a jamais existé. On a tout : la thalassocratie, les Attrides, l’Atlantide, Minos, Ariane, le labyrinthe… On revoit Uldin et son arc et Oleg et son bateau quand Duncan ne peut rien contre l’engloutissement de l’Atlantide et l’assassinat de Minos par Thésée. Érissa est sauvée, les deux Érissa qui n’en font qu’une, la jeune et la vieille. L’avenir de la Grèce et de la civilisation occidentale sont sauvés. Hourra !

Bien qu’amoureux de Érissa, Duncan Reid revient sur son bateau de croisière, au XX° siècle. La tour de contrôle leur a finalement envoyé un message leur annonçant qu’un accident spatio-temporel les a fait dévier de leur route mais qu’ils retrouveront tous leur époque et leur lieu de vie. Duncan retrouve donc Pamela et, transcendé par cette aventure abracadabrantesque, il a décidé de rendre sa femme heureuse. En toute simplicité.

Bon, disons que ça ne se lit pas trop mal et que l’intrigue est assez solide pour qu’on s’accroche à un roman assez proche de l’école des Bradbury ou des Sturgeon, sans la poésie de l’un ni l’imagination de l’autre. Passable, on va dire. Roule mon Poul !

ATTICA LOCKE – BLUEBIRD, BLUEBIRD – Liana Lévi Éditions

Attica Locke, photo Wikipedia. Le Sud profond, le blues et la cuisine de la Louisiane.

Une amie qui m’a conseillé cette autrice que je ne connaissais pas. Du polar féministe, si j’en crois le supplément Livres de Libération. C’est heureusement un peu plus que ça.

L’action se passe au Texas, en 2016, avec en exergue du roman une citation du bluesman Lightnin’ Hopkins. C’est pas courant. Darren Matthews, un noir des Texas Rangers, est appelé à témoigner lors du procès de son ami Rutherford « Mack » Mc Millan accusé d’avoir tué un blanc, Ronnie « Redrum » Malvo, appartenant à une fraternité aryenne. Dans le même temps, dans le comté voisin de Shelby, une femme blanche est retrouvée morte et on déterre le corps d’un jeune noir noyé dans un bayou.

Alors que son oncle l’a incité à reprendre ses études de droit et qu’il est prêt à rendre son insigne, Darren part à Fark nanti des informations d’un avocat qui travaille sur l’affaire. Il rejoint le comté de Shelby, pour enquêter sur ce double meurtre. D’abord Missy Dale, serveuse dans un bar louche, le Jeff’s Juice House, et mariée avec un ancien taulard proche des fraternités aryennes. Puis, un peu plus tard, Michael Wright, un noir venu de Chicago pour on ne sait trop quelle raison. Son épouse, Randie, avec qui il était séparé, vient aussi à Fark pour comprendre ce qui s’est passé..

L’enquête commence dans les bars de la ville, d’abord au Geneva , tenu par Geneva Sweet, une femme noire dont le mari, un bluesman nommé John Sweet, a été tué. À l’autre bout de la ville, il y a le Jeff’s Juice House où Darren peut s’entretenir avec la veuve Wright. C’est là que Missy Dale était serveuse. La nuit, Darren manque de tomber dans le bayou et il en acquiert la certitude que Wright a été noyé.

Il faut dire qu’il n’est pas le bienvenu à Falk. Le chef des Rangers veut lui retirer l’enquête, il empiète sur le terrain du shériff local et il est en proie à l’animosité des rednecks locaux. Mais il s’obstine.

Booker Wright, le père de Michael, était aussi un bluesman qui jouait avec John Sweet pour accompagner des pointures comme Buddy Guy, Bobby Bland, Freddie King ou Little Walter. On pense que Wright est revenu chez Geneva pour lui restituer la guitare mythique de son père. Les généalogies sont compliquées avec de vieux planteurs blancs qui ont mis enceintes des servantes noires ou, à l’inverse, des musiciens noirs qui ont séduit des femmes blanches. Il y a un peu de Faulkner dans tout cela, même si c’est moins complexe et moins profond, vu le genre.

Wozniak, un pigiste du Chicago Tribune qui avait enquêté sur l’affaire, débarque lui aussi à Fark alors que Darren a obtenu la permission d’interroger l’ex-taulard des FAT (Fraternités Aryennes du Texas) Keith Dale. Dale avoue à demi avoir tué Missy par accident, mais il nie farouchement le meurtre de Wright. Il n’a fait que le tabasser mais il était encore en vie. Missy Dale avait fauté avec le fils métis de Geneva et Dale, s’il avait fini par l’adopter, lui en tenait rigueur.

Mais l’affaire est plus compliquée et on ne va pas divulgâcher, comme on dit maintenant. Disons seulement que ce n’est pas seulement une question de fraternité blanche et de crime raciste, mais d’un crime qui prend ses racines dans les histoires familiales des uns et des autres, dans les crimes des pères et des aïeux. Ce n’est pas tant le racisme que la haine et même parfois de cette haine issue de l’amour incompris ou déçu. Ainsi, on ne peut pas dire que ces rednecks détestent les Noirs, disons qu’ils les obsèdent. Jusqu’au meurtre. L’épilogue résout aussi la première affaire, celle du premier chapitre.

Un roman bien troussé avec une intrigue remarquablement construite et des personnages forts, surtout les femmes d’ailleurs. Et puis le blues, le bayou, le soleil et la cuisine du sud. Un régal. Miss Locke va entrer dans le petit nombre des grands polareux du sud, de Jim Thompson à James Lee Burke. Gageons qu’elle saura s’y faire respecter.

JEAN DUVIGNAUD – LA PLANÈTE DES JEUNES – Stock

Un peu de sociologie ne nuit pas, surtout lorsqu’il s’agit de Duvignaud, un drôle de corps à la fois écrivain, philosophe et critique de théâtre dont il était passionné. Une étude consacrée à la jeunesse, celle des années 1970, soit la mienne. Une étude menée entre l’automne 1972 et l’automne 1973, d’abord à Paris puis en province. Ce n’est pas la jeunesse de 68 et c’est déjà celle de ses suites : de la politique, de la sexualité puis du premier choc pétrolier et de la crise qui vient. Des dizaines d’interviews faites par des sociologues et une synthèse due à Duvignaud, en anthropologue.

On lit la série d’entretiens avec intérêt tant les tranches de vie sont émouvantes et les questions pertinentes. D’abord Frédéric, un délinquant devenu cascadeur, puis Marcelle, une semi-délinquante consommatrice de drogues ou Renée, fille d’immigrés qui a choisi de vivre en communauté, déracinée et marginale. D’autres profils, un jeune militant de l’Action Française mais pas spécialement d’extrême-droite, Brigitte, une jeune bourgeoise révoltée par la société qui tourne le dos à la vie par ses institutions ou encore Robert, ouvrier gauchiste. Il a eu des crises d’épilepsie et a été interné en regrettant que ses camarades ne l’aient pas beaucoup aidé. Il remet en cause le côté authentiquement révolutionnaire de ces groupuscules finalement complices objectifs de la bourgeoisie. Un témoignage poignant.

Évelyne est plutôt conseilliste, au sens où elle rêve d’une société autogérée où les travailleurs auraient le pouvoir économique et politique. En même temps, elle lorgne vers la Chine de Mao et vers le socialisme réel, pleine d’espoir dans l’avenir. En attendant le grand soir, elle fait des petits boulots alimentaires et milite pour faire advenir le monde auquel elle aspire. Les derniers interrogés ne regardent pas la télé, écoutent peu la radio et ne lisent pas de journaux, sauf Charlie Hebdo qui trouve grâce à leurs yeux au sens où il exprime leur révolte, tout en les faisant rire.

Ça change un peu avec Arlette, une jeune paysanne du Sud-ouest qui, sans être malheureuse dans la ferme familiale, rêve à une autre vie où elle serait infirmière dans un hôpital psychiatrique voisin. Pour aider les autres, dit-elle, et c’est touchant. Il y a aussi Thierry, le viticulteur, plutôt bien dans l’exploitation familiale, mais rêvant d’autre chose. Évelyne, travailleuse sociale, qui critique le monde des adultes et rêve elle aussi d’ailleurs, mais tout en se satisfaisant d’une profession qui vient en aide aux tout petits. Et puis Lucien, gauchiste, qui vit dans la nostalgie du Front populaire et de Mai 68. Lui est l’un des seuls à penser pouvoir changer la société, quand d’autres la contestent mais se jugent incapables de la modifier si peu que ce soit.

C’est d’ailleurs, à travers tous ces entretiens, ce que retient Duvignaud dans une première synthèse. La génération 68 pensait en finir avec les institutions et avec la société. Les jeunes interrogés ici voient la société comme quelque chose d’immuable et les seules façons d’y échapper sont le voyage, la communauté ou les addictions. C’est la Bof Génération telle que l’ont décrit de nombreux journalistes. Contre, mais tout contre car il s’agit quand même de profiter des miettes de la consommation. Une vision de la société structuraliste où l’heure est plus à la débrouille qu’à la révolte. L’individu doit garder son quant-à-soi et ne s’embarquer dans une aventure collective qu’après s’être assuré qu’il y trouvera un certain profit personnel. Tout au plus Duvignaud voit quelques traits générationnels : l’écologie, le régionalisme, la critique de la société de consommation, de l’État centralisé et le refus d’une société sclérosée. L’An 01 de Gébé est parfois cité, certes comme une utopie libertaire, et pas comme un grand soir. Ce qui frappe, c’est la constante volonté de placer la vie au-dessus de la société et de ses contraintes. Les Soixante-huitards et les hippies sont loin et il importe avant tout de se faire une petite niche afin de pouvoir vivre en marginal dans une société d’abondance, même si les questions de la rareté de l’énergie et de la crise commencent à se poser.

Duvignaud parle à juste titre d’égotisme, après Stendhal, soit le choix du bonheur individuel avant toute perspective de changement collectif. Chacun sa niche, son trou, son créneau comme on dirait aujourd’hui, et tant pis pour celles et ceux qui ne parviennent pas à les trouver. Égotiste, égoïste ? Plus que des communautés, ce sont des abris, des micro-sociétés basées sur le métier, le couple ou l’idéologie. Une recherche du bonheur à quelques-uns, sans engagement pour un changement de masse ou de structure. On parle de la drogue comme de la pêche à la ligne et on se livre à une sociologie très instructive du bal ou de la boîte de nuit.

Certes, on parle souvent des Lip ou du Larzac, mais cette jeunesse, tirant la leçon des faillites ou des impasses des idéologies, s’est comme exclue volontairement l’histoire en se cherchant des îlots ou des refuges, plus proche en cela d’un Proudhon que d’un Marx.

La fin du livre procède par thématiques. Sur l’information, on sent une défiance, même vis-à-vis des publications qui sont le plus souvent citées (Nouvel Obs, Le Monde, Charlie Hebdo…). Une information trop générale qui ne parle pas d’eux. La télé et la radio, c’est encore pire : des spots publicitaires, des variétés et des débats assommants. Rien ne trouve grâce à leurs yeux. Plus de leaders d’opinion, plus d’intellectuels incontestables ou de consciences morales. On zappe.

Sur la culture, là aussi, défiance vis-à-vis de la culture institutionnelle, de celle des mass-médias. On lit les classiques et on cherche des formes plus appropriées à ce que l’on vit, à ce que l’on cherche.

Troisième volet, la vie sexuelle. On en est plus à la libération sexuelle, dévoyée dans la pornographie. On cherche plutôt son bonheur dans le couple, même si le mariage est décrié. Dernier chapitre, la consommation. Même si on conteste la société de consommation, on consomme beaucoup, selon ses moyens, des disques, des motos, des livres, des voyages, même si ces achats sont parfois honteux.

En guise d’épilogue, on a Le procès des pères, le dernier chapitre en forme de conclusion. Conflit de génération, certes, mais apaisé. On a des relations plutôt affectueuses avec ses parents bien qu’on ne les comprenne pas et la réciproque est vraie. Ils parlent de leur guerre et des efforts qu’ils ont dû accomplir pour le confort de leurs enfants, mais 68 est passé par là et leurs valeurs n’ont plus cours. On se cherche d’autres voies, loin d’eux. Mai 68 est déjà loin, le dernier échec pour changer une vie qu’on se contentera de vivre le moins mal possible, loin des utopies et des révolutions. Les pères ont eu 36 la résistance, les grands frères Mai 68. On aura cette « immigration intérieure » auquel le livre fait souvent allusion, soit se bricoler sa vie personnelle loin du regard des adultes et des grands frères. Tout au plus, l’écologie est-elle prégnante dans beaucoup d’entretiens.

Un bouquin intéressant à plus d’un titre et on n’est plus ici dans la sociologie mais dans l’histoire des sociétés, à le lire 50 ans après sa parution. L’histoire d’une génération, la mienne. « My generation, my generation baby » !

23 mars 2025

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