Le site de Didier Delinotte se charge

VINGINCES 6

DEHAUSSY

Un dessin de Gotlib représentant Hamster Jovial pendu nous avait servi à illustrer une affiche contre le caporalisme instauré par Dehaussy

L’histoire qui suit n’a plus qu’un lointain rapport avec la soif de vengeance de ces années 1970 finissantes où je me baladais avec un revolver pour rendre un culte barbare à Nemesis. Les choses, ou ma vie pour tout dire, avaient changé et, presque dix années plus tard, cette période vindicative et vengeresse me laissait partagé entre le ridicule et la honte. Néanmoins, les hasards de la vie m’avaient désigné un nouvel ennemi qui me faisait regretter l’abandon de mon arme, jetée un soir de brume dans un canal aux eaux glauques.

Régis Dehaussy m’avait replongé dans les affres de la vengeance et de la haine, moi qui me croyait guéri à jamais de ces fléaux fruits du ressentiment et de la frustration. Il faut croire que je n’étais pas tout à fait sauvé ou, plus vraisemblable, que l’individu en question était suffisamment abject pour m’avoir réconcilié avec ces tendances homicides restées dieu merci à l’état virtuel. Je voyais d’emblée en lui le parfait salaud sartrien décrit dans un roman du philosophe. Encore que cette définition lui faisait trop d’honneur. Disons plus prosaïquement qu’il était un individu mesquin, envieux, dénué de toute sensibilité, d’empathie et d’une intelligence médiocre faisant de l’opportuniste et du carriériste qu’il était un danger pour son entourage. Mais le définir ainsi manquerait de profondeur et ses actes parlaient encore mieux du caractère foncièrement mauvais du personnage.

Au physique, il avait tout pour me déplaire. Un visage tout en longueur avec des petits yeux méchants et les cheveux très courts. Une collègue et moi l’avions tout de suite comparé à un lièvre pour quelques dents proéminentes. Un lièvre qu’on pouvait voir dans certaines illustrations de l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, avec la montre dans le gousset de son gilet. Le lièvre de mars, mais lui nous était arrivé un beau matin d’avril 1983, juste après les Municipales. Il venait du télégraphe nous disait-on, ce qui ne signifiait pas grand-chose ; comptait-il les mots, allait-il porter les messages en mobylette, décryptait-il des bandes perforées? Nous nous amusions à l’imaginer dans tous ces rôles où il apparaissait peu crédible et nos moqueries étaient renforcées par l’antipathie naturelle que nous lui vouions d’emblée. Nous nous amusions aussi de sa tenue, imperméable mastic, costume gris perle étriqué et cravate assortie. Une illustration parfaite de ces « hommes en gris », financiers ou technocrates, que raillaient les humoristes de l’époque.

Il nous serra la main d’une poigne énergique et nous demanda précisément ce que nous faisions dans le cadre du service. Les cinq personnes présentes – trois femmes et deux hommes – lui répondirent à l’unisson « qu’on faisait notre travail », sans plus de commentaires. Dehaussy sembla courroucé devant ce qu’il assimilait à du mauvais esprit. Un petit chef intermédiaire, Marécaux que nous surnommions Le Maréchal pour ses idées réactionnaires, bredouilla quelques excuses à son endroit, s’en tirant pas une formule générique signifiant que nous étions plus à l’aise dans l’exécution que dans le discours. À quoi Dehaussy répondit que, si le savoir-faire était essentiel, il ne fallait pas négliger toutefois le savoir-être, indispensable de nos jours. Nous fîmes semblant d’acquiescer, avec un petit sourire complice entre nous.

Moi et mon ami Alfred travaillions avec trois femmes qu’on nous avait adjointes pour supporter une charge de travail plus conséquente avec les marchés de construction de lignes passés entre la Cosmodémoniaque et maintes entreprises privées. J’avais perdu mon ami Léon, parti rejoindre sa dulcinée à Paris et je m’ennuyais avec ces trois femmes un peu faiseuses d’histoire, toujours occupées de chicaneries et de rivalités et, surtout, très superficielles. L’une d’elle, Marylin, se distinguait par un esprit frondeur et menait par le bout du nez les deux autres qui semblaient l’admirer. Deux jeunes femmes plutôt catholiques et réactionnaires qui, sous l’influence de la première, allaient faire se révéler des appétits sexuels insoupçonnés, trompant allégrement leurs maris respectifs sans vergogne. Ce qui ne fut pas le cas de Marylin, attachée à son époux malgré ses propos lestes et ses attitudes de délurée.

Au début, Dehaussy resta enfermé dans son bureau et seul Le Maréchal avait la permission d’y pénétrer. On se demandait à quelle sauce allions-nous être mangés, tant les conciliabules entre les deux hommes ne présageaient rien de bon pour nous. Parfois, l’une ou l’un de nous mettait une oreille à la porte et les autres faisaient le guet. Quelques propos nous parvenaient de cette façon où il était question de changement d’organisation, d’un management plus ferme, d’une gestion du temps plus optimale ou de la recherche d’une plus grande efficacité afin de se préparer à une concurrence qui menaçait si l’on en croyait les augures de Bruxelles.

Après ce round d’observation, Le Maréchal emmena Dehaussy pour contrôler les chantiers et les agents des lignes qui reliaient les abonnés (« les clients » selon eux) au réseau. Ils les trouvaient lents et inorganisés et malheur à ceux qui quittaient le service 5 minutes avant la fin ou étaient surpris au comptoir d’un bistrot. La première mesure fut de séparer des équipes de deux ou trois et d’individualiser tous les agents, après des protestations syndicales et une journée de grève qui n’aboutirent pas à les faire revenir sur leur décision. Le Maréchal buvait du petit lait car tout ce dont il avait rêvé depuis longtemps s’accomplissait grâce à Dehaussy, devenu son maître à penser.

Pour nous, dans les bureaux, c’était la même punition. Des trois femmes, il n’en resta que deux. Dehaussy prit Mona Forbon pour son secrétariat et Marylin avait enfin obtenu une mutation qu’elle attendait depuis longtemps. Restait Brigitte Catteau, pas la plus futée mais quelqu’un qui nous appréciait et qui, en outre, était devenue la maîtresse d’un ancien chef ayant dû changer de service à la suite des premières restructurations que Dehaussy et Le Maréchal désignaient sous l’euphémisme de réorganisations.

Dehaussy vivait son printemps autoritaire, et nous avions appris, sans qu’on en soit très étonné, qu’il était un thuriféraire du Front National et admirateur de Jean-Marie Le Pen. Les résultats des Municipales l’avaient comblé d’aise et il avait savouré ceux des Européennes de l’année suivante. Ses idées avaient le vent en poupe et il pouvait poursuivre son travail de sape basé sur les mêmes axes : réduction du personnel, augmentation de la production et dégradation constante des conditions de travail. Il avait fait des dégâts, mais devait se promettre de ne pas en rester là. Restait à organiser la résistance, syndicale avant tout.

Avec l’autorisation de l’union régionale, nous avions organisé le contre-attaque. Un dessin de Gotlib représentant Hamster Jovial pendu nous avait servi à illustrer une affiche contre le caporalisme instauré par Dehaussy et le court texte qui l’accompagnait ne prenait pas de gants pour dénoncer son autoritarisme et ses réformes menées à coups de trique. L’affiche avait été mise en valeur dans le panneau syndical et la première chose que fit Dehaussy fut de demander à sa nouvelle secrétaire de la photographier avec, avait-il dit, l’intention d’attaquer le syndicat en diffamation.

Sa secrétaire qui était devenue sa maîtresse. Un boudin qui se donnait des allures d’héroïne de la série Dallas avec permanente blonde peroxydée, robe fourreau, bas noirs et talons aiguille. Nous avions trouvé l’une de ses petites culottes dans le pôle des secrétaires qui ne laissait planer le doute sur la nature de leurs relations. En cas de grève, Mona Fourmont la brisait en bâclant le travail du bureau en quelques heures et à elle toute seule, manière de prouver que nous étions en surnombre en dépit des coupes claires pratiquées par Dehaussy, lequel admirait le zèle de sa nouvelle secrétaire amoureuse de son grand homme. La justice ne fut pas saisie et l’affaire en resta là. Je m’en tirai personnellement avec une baisse de mes notes administratives, passant de 4 à 3 pour les deux critères retenus, à savoir la compétence et la « manière de servir ». Je contre attaquai par les voies syndicales mais la hiérarchie demeura inflexible. Le petit marquis accompagnant la transformation de la Cosmodémoniaque d’un service public à une multinationale avait été fort courroucé.

Après les Législatives de 1986 et la cohabitation, Dehaussy et Le Maréchal ne se sentirent plus de joie. Le Front National avait fait un bon score, amenant 35 députés à l’Assemblée nationale et puis il y avait Chirac premier ministre, ce qui n’était pour eux qu’un prélude au grand coup de torchon qui devait balayer le socialisme dans le pays. On voyait de plus en plus Le Pen à la télévision et Dehaussy parlait maintenant sans se cacher des espoirs d’une révolution nationale qui allait nous débarrasser des assistés, des fainéants et des parasites ; étrangers en premier lieu qui vivaient des largesses d’un état social exsangue, mais pas qu’eux, avec les victimes consentantes d’un chômage de masse qui ne levaient pas le petit doigt pour chercher du travail. Le Maréchal acquiesçait, malgré ses origines sociales modestes et ses propres enfants sans emploi. Il vivait dans une HLM de la banlieue de Lille et n’en finissait pas de pester contre les Maghrébins alliés à la crapule locale pour pourrir la vie des honnêtes gens travailleurs et disciplinés, comme lui et les siens. J’étais devenu pour eux l’incarnation de la chienlit et il allait m’en cuire, à en juger par leurs regards peu amènes à mon passage.

Je m’en tirai tant bien que mal en m’investissant dans des activités syndicales me permettant d’échapper, au moins temporairement, à leur mesquinerie et à leur volonté de me nuire.

L’année d’après, Dehaussy s’était vu seconder par un adjoint, un inspecteur qui avait maté l’insurrection des postiers d’un centre de tri de la banlieue de Lille. Godard – c’était son nom – était chargé des basses manœuvres de son supérieur, passant la tête de entre les étagères pour nous surveiller et renseignant Dehaussy sur le climat social et les risques de rébellion. Plus à plaindre qu’à blâmer, Godard déjeunait avec nous à la cantine, pas très à l’aise dans le rôle du traître en service commandé mais désireux de montrer que le rôle qu’on lui faisait jouer n’excluait pas le sens de la camaraderie, voire de l’estime.

Au bout de son quinquennat, Dehaussy fut appelé à de plus hautes fonctions. La direction d’un Centre de construction de lignes à Dunkerque avant celle d’une agence commerciale à Roubaix. On avait remarqué en haut lieu ses performances et, à condition de mettre la pédale douce sur ses opinions politiques, on lui entrevoyait un bel avenir.

On était en mai 1988 et son départ était imminent. À son grand dam, Mitterrand avait été élu au second tour contre Chirac et le coup avait été rude pour lui. J’avais fait campagne dans les comités Juquin et, à titre professionnel, j’avais été amené à diriger un service bouleversé de fond en comble et on m’avait tendu ce piège pour faire pièce à mes libertés syndicales. Le personnel avait été renouvelé et j’avais eu une aventure avec une jeune femme venue renforcer le service. Dehaussy n’avait pas été sans remarquer cette liaison et nous ne faisions rien qui puisse la cacher, bien au contraire.

Le jour de son départ, j’osais entrer dans son bureau ministériel avec l’envie de lui dire enfin ce que je pensais de lui. Il protesta contre mon intrusion, arguant de ce qu’il ne m’avait pas invité. Nonobstant, je commençais mon discours déjà bien rodé dans ma tête.

– « Monsieur Dehaussy, je me permets de vous dire que je me réjouis de votre départ. Vous représentez à peu près tout ce que je déteste. Vous êtes politiquement un fasciste et moralement une ordure et je tenais à vous le dire. J’ai tout détesté chez vous… ».

J’avais déposé, en guise de cadeau de départ, un étron en plastique de farces et attrapes qu’il projeta avec violence au plafond.

Il quitta son bureau et m’agonisa d’injures avant de me frapper à deux reprises. Deux coups de poing qui me laissèrent un moment étourdi. Je reprenais mes esprits et lui assénait un coup dans le plexus qui le coupa en deux avant de lui donner un coup de tête sur l’arête du nez, ce qui le fit saigner d’abondance. Je terminai l’envoi avec un coup de pied dans les parties qui le laissa plié en deux. Ses secrétaires furent attirées par le grabuge et les soins s’organisèrent. J’avais déjà regagné ma position de travail. J’aurais pu le tuer si j’avais encore été en possession d’une arme, mais le combat s’était déroulé à mains nues.

Je fus suspendu quelques heures plus tard et on me fit comprendre que l’affaire n’en resterait pas là. Je passais quelques jours plus tard en commission administrative paritaire, accompagné d’un représentant syndical. On insista sur le fait que, en dépit de mon intrusion, ce n’était pas moi qui avait ouvert les hostilités et que je n’avais fait que répliquer à une agression. Par ailleurs, un lointain contentieux existait entre nous dont la nature tenait à l’autoritarisme de Dehaussy dont moi et mes collègues pouvaient témoigner.

Je m’en tirai avec une semaine de mise à pied, sous réserve que l’affaire restât interne à la Cosmodémoniaque, et que la partie adverse n’aille pas en justice. Les choses en restèrent là, et je regagnai mon poste accueilli comme un héros ayant mis fin à la tyrannie d’un être odieux.

Un peu plus tard, je comptais parmi les premiers adhérents du syndicat SUD PTT après ma démission de la CFDT. J’avais pour la première fois de ma vie la satisfaction d’une vengeance assouvie. Sans armes et sans autre ressource que des mots et un peu de force physique.

Je retrouvais Dehaussy à la faveur d’un raout à la direction et il me battit froid, comme je m’y attendais. Il avait maigri et ne semblait plus faire montre d’une agressivité diffuse qu’il exsudait presque malgré lui. On me dit qu’il avait un cancer en rémission après des mois d’hospitalisation. Un cancer qui l’aurait humanisé, aux dires de ses proches. Je n’y croyais qu’à moitié et cette métamorphose me paraissait aussi factice qu’illusoire. Mais je souhaitais me tromper et pouvoir accueillir Dehaussy dans le giron de la fraternité humaine, autant qu’il soit possible.

12 octobre 2025

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Catégories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Posts en lien