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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 16

ROTTERDAM

On the port of Rotterdam (bei nigt). Photo Wikipédia.

Il y avait là Françoise, sa grande copine Eve et moi, sur le port de Rotterdam. On était là pour une exposition Jérôme Bosch au musée de la ville. J’ai tout de suite compris qu’il y avait comme une erreur de casting et qu’elles allaient tout gâcher. J’aurais été mieux inspiré de prendre un train et d’aller voir ça tout seul. Mais bon, la facilité…

On n’a jamais chanté Rotterdam à ce que je sache. « Amsterdam », tant qu’on veut. Brel, Kevin Coyne, Bowie, Béart et j’en passe, mais Rotterdam. Un port géant, le plus grand d’Europe, des paquebots, des containers et des dockers (de moins en moins). Pas de quoi en faire une chanson. Rotterdam, c’était d’abord pour moi le Feyenoord – du nom d’un quartier de la ville – avec ses couleurs rouges, blanches et noires, c’était des groupes pop néerlandais des années 1960 comme les Outsiders ou Q65 et, par voie de conséquence, des festivals rock comme ceux de Blokker, une commune avoisinante, dans ces années-là et le fameux raout de l’été 1970, avec les Byrds comme têtes d’affiche. Autant dire pas grand-chose.

Au vrai, je n’avais jamais beaucoup apprécié Eve. Une midinette plutôt fleur bleue, mignarde et sentimentale à l’excès. Tout sucre et tout miel et le compliment facile, mais quand on la connaissait un peu mieux, on sentait bien l’hypocrisie et la cautèle. Elle était en phase de rupture avec son concubin, un jeune gommeux horriblement snob qui se donnait le style anglais et avait en tête de ressembler à John Lennon. Grand bien lui fasse. Il avait travaillé dans le même centre de la Cosmodémoniaque que Françoise et moi, dans l’informatique. Ça lui allait bien. Il n’avait pas fait grève en 1995 et, pour nous, c’était rédhibitoire. C’était le genre à se rendre aux A.G en prenant la parole sur le mode « les syndicats sont trop mous, il faudrait tout bloquer », avant de marquer bruyamment ses désaccords avec les différents orateurs et de finir sagement par regagner son poste. En fait, la stratégie traditionnelle des jaunes ne s’assumant pas : mettre la barre tellement haute qu’elle en devenait infranchissable.

Donc elle était redevenue libre, avec déjà des opportunités dont elle faisait mystère. Il y avait un Corse qui l’invitait pour les vacances, un ami d’enfance qui était toujours amoureux d’elle et un instituteur de Valenciennes qu’elle avait rencontré en boîte de nuit. Il n’avait pas fallu longtemps à Eve pour qu’elle daigne s’épancher sur ses amours. En fait, elle ne demandait qu’à en parler tout en donnant l’impression de ne rien vouloir montrer de son jardin secret.

La journée avait assez mal commencé. J’avais voulu les emmener à Blokker, un patelin pas très loin où on organisait des festivals dans les années 1960. Les Pretty Things y avaient fait scandale en 1965, mais ils avaient eu aussi les Stones l’année d’après et les Beatles eux-mêmes et Armstrong y étaient passés faire un tour. J’aurais souhaité me documenter, à la mairie peut-être. On m’avait objecté que je devenais pénible avec mes nostalgies et que, quarante ans après, on ne saisissait pas trop l’intérêt de faire le détour. Je finis par en convenir, ne voyant pas moi-même ce que j’allais bien chercher dans ce village, en quête de souvenirs, là où les jeunes de ces années-là devaient être devenus des notables assagis ou de paisibles retraités.

La visite au musée n’avait pas été non plus très gratifiante. Alors que je m’extasiais sur les détails de La nef des fous ou du Jardin des délices, elles en étaient à se dire, entre elles, qu’il fallait vraiment être un grand malade pour peindre tout ça. Ce « ça » devait correspondre dans leurs jolies bouches à une sorte d’égout universel où venaient se déverser tous les tourments de l’humanité depuis la création. Une sorte d’inconscient collectif nauséabond et visqueux.

J’avais beau me lancer dans toutes sortes d’explications, parler d’ergot de seigle, de LSD, d’hallucinogènes et de cette secte des Adamites à laquelle le génie de Bois-Le-Duc (Den Bosch en néerlandais) aurait appartenu. Une secte critique du christianisme – pour ne pas dire satanique – qui niait la faute et la chute et qui prônait l’amour libre et les jouissances effrénées dans un monde n’ayant jamais cessé d’être ce paradis terrestre des écritures. Jim Morrison avait présenté une thèse universitaire là-dessus, et cela ne lui avait pas épargné ses obsession pour les serpents et pour le mal. Mais le Dostoievski du rock n’était pas à cette contradiction près.

De guerre lasse, j’abandonnais la partie en me disant que, de toute façon, je n’avais jamais tenu spécialement à partager mes plaisirs. J’avais quand même boudé tout le reste de l’après-midi, en repensant aux splendeurs entrevues et à la distance qui s’était opérée entre elles et moi après cet échange culturel orageux qui s’était terminé par le sempiternel « les goûts et les couleurs ». « Il y a des critères objectifs », avais-je argumenté en vain. Le pire est qu’elles avaient l’air de considérer que le sens commun, le bon sens partagé de l’esthétique dominante allaient dans leur sens et que je n’échappais pas à ces règles immémoriales. Mon obstination à entrer en pâmoison devant les œuvres du maître devait tenir à une trouble quête d’originalité. Pour un peu, elles auraient vu en moi un snob.

On était arrivés au bord du soir et mon humeur s’était encore assombrie. J’avais eu le tort de suivre un match du Stade de Reims sur le site de L’Équipe, depuis mon téléphone portable, et le match avait été arrêté sous les bourrasques alors que les Rémois menaient trois à zéro contre Boulogne, en National. C’était une rencontre que je m’étais promis d’aller voir, mais j’avais finalement opté pour Rotterdam car c’était le dernier jour de l’exposition.

–  « Tu vas pas encore nous pourrir la soirée avec tes conneries de football, m’avait dit sèchement mon épouse, coutumière de ce genre de réflexion.

– Mon Dieu ! Il s’en fait pour si peu, avait renchéri Eve. J’avais fait dans la provocation.

– Oui, et alors ? Déjà que vous m’avez gâché mon plaisir avec Blokker et Bosch. Puis en regardant fixement Eve dans les yeux, ces yeux bleus pâles inexpressifs. D’ailleurs, il n’y a pas grand-chose pour moi de plus important que le football, le rock, la littérature… Et Jérôme Bosch ! 

– Ah ben je ne savais pas que c’était à ce point-là ». Elle s’était tournée vers Françoise avec un air navré, façon de lui faire comprendre qu’elle la plaignait de vivre avec un lascar pareil.

Puis on était repartis et j’avais essuyé une nouvelle déconvenue lorsque Eve s’était proposée de nous retenir à dîner.

– Oh pas grand-chose, avait-elle minaudé, une petite dînette. C’est juste pour que vous fassiez la connaissance de Jean-Marie, celui que j’ai rencontré au Macumba. Très gentil et attentionné. Une crème d’homme ».

Comment refuser ? On aurait eu mauvaise grâce. De toute façon, la journée avait mal commencé alors autant qu’elle finisse mal. Et puis, après tout, je n’étais pas asocial au point de ne pas apprécier l’éventualité d’une belle rencontre. Sait-on jamais ? J’allais être déçu.

On avait à peine quitté l’ascenseur que le Jean-Marie avait mis le nez dehors. Il nous attendait à la porte de l’appartement situé aux seizième étage d’une tour de la banlieue de Lille. Je détestais cet endroit, ne serait-ce que pour sa hauteur et j’avais le vertige rien que de regarder par la fenêtre. Et puis il y avait tous ces bibelots, ces animaux en peluche, ces figurines qui dénotaient un goût parfait pour le cucul la praline et le ravissement niais.

Dès l’apéritif, j’avais été envahi par sa connerie satisfaite qui triomphait provisoirement devant ma lassitude. D’instinct, ce type me déplaisait. Il avait commencé avec sa bagnole pour dériver vers le car-jacking, cette plaie des temps modernes. Déjà, quand on commençait à me parler voiture ou mécanique, j’avais une fâcheuse tendance à l’endormissement.

– « Non mais vous vous rendez compte , des gens qui profitent de l’effet de surprise pour prendre le contrôle de votre véhicule… ». Je ne me rendais pas vraiment compte et je m’en fichais éperdument. Il avait continué sur les auteurs de ces horribles méfaits, souvent des Maghrébins (il n’y pouvait rien mais c’était comme ça). Puis c’était le trafic de cannabis entre la Belgique et le Maroc. Là aussi, des Marocains qui faisaient régner la terreur dans les banlieues de Bruxelles. Schaerbeck, Molenbeck, Saint-Gilles… Il tenait son sujet et ne déviait pas de sa ligne car, après les Maghrébins, ce fut le tour des Roms et des migrants. Une plaie ! Il ne restait plus que les chômeurs, les homosexuels et les gauchistes pour avoir le programme complet du Front National.

Voyant bien que j’étais passablement contrarié et me connaissant, Eve essayait de détourner la conversation du ténor de la bêtise replète, mais il n’avait pas la finesse de percevoir ces appels pourtant appuyés. Françoise, elle, faisait diversion en noyant Eve sous un flot de paroles qui concernaient aussi bien sa fille que le récit de nos dernières vacances ou son groupe de flûtistes qui jouait de la musique Renaissance dans les églises.

De bonne composition et sentant monter la colère, j’essayais de l’orienter vers son métier, ses classes et les gamins qu’il avait à charge.

– « Oh il y en a quelques-uns de difficiles. Toujours les mêmes… (des Maghrébins je supposais). Mais dans l’ensemble, ça se passe bien. Il suffit d’avoir un peu d’autorité et surtout d’avoir les compétences pédagogiques. Le reste vient tout seul. Et puis je suis bientôt en retraite alors… ».

Alors… Il avait les cheveux très courts et le sourcil broussailleux, des grandes dents mal plantées et un regard bovin dissimulé derrière d’épaisses lunettes de myope. Je l’avais baptisé in petto « le néant avec des lunettes ». Je pensais à tous ces pauvres gosses dont l’éveil au monde s’effectuait sous la férule de cet escogriffe stupide et inculte. J’imaginais un seul instant, au risque du vertige, un gamin intelligent et curieux pris dans les rets de ce parangon de bêtise et de suffisance. Ainsi, l’éducation nationale était capable de tels crimes contre l’épanouissement.

Le repas fut vite expédié et Françoise et moi avions prétexté la fatigue pour rentrer sitôt le dessert avalé. Elle semblait avoir les mêmes réticences que moi envers ce Jean-Marie, sauf qu’elle était plus tolérante. Et puis, c’était peut-être le futur partenaire de sa copine et cela valait bien tous les accommodements. Il importait pour elle de composer. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de leur signifier ma mauvaise humeur et de les quitter fraîchement, déjà engouffré dans l’ascenseur alors que les conversations s’achevaient sur le pas de leur porte.

Je lui fis part du surnom que je lui avais trouvé et elle m’avait regardé le sourcil froncé, comme une institutrice fustigeant une impertinence.

– « le néant avec des lunettes ». Tu crois pas que tu exagères ? Il a le droit d’avoir ses opinions. Il ne vit sûrement pas les mêmes réalités que toi. Et puis, ne serait-ce que par rapport à mon amie, tu devrais quand même modérer tes jugements.

– Il a beau avoir l’heur de plaire à ta copine, je sais reconnaître un con. Un con raciste et plutôt facho. Un de ces bons français qui seraient pétainistes en temps de guerre. Quand je pense que ce type est instituteur. C’est comme si je travaillais dans un garage ou que je me lançais dans l’informatique…

– D’habitude on dit « aussi fait pour être instituteur que je suis fait pour être archevêque ».

– Non, archevêque, je crois que j’aurais su, à condition un peu d’entraînement. Même pas besoin d’avoir la foi. L’informatique, c’est par rapport à la technique, à la technologie si tu aimes mieux ».

Et je lui avais raconté comment je fuyais les cours de technologie en troisième et quatrième. Des cendres de cigarette dans la bière, avaler de la glace pour provoquer la fièvre ou chauffer le thermomètre discrètement avant prise de température. Je passais le plus clair du lundi à l’infirmerie ou dans un petit lit mis à ma disposition par le père supérieur. Et ce professeur sadique qui était le seul à faire un « je vous salue Marie » avant la classe et qui m’avait humilié lorsque sur un cours sur les métaux, j’avais parlé de l’airain et de La biche aux pieds d’airain, un récit antique qu’il ne connaissait pas ; et d’insister sur le fait que l’airain était le métal dont on faisait les cloches.

Elle avait ri et ça avait détendu un peu l’atmosphère. Rotterdam et Jean-Marie ne seraient plus qu’un mauvais souvenir. Restait Eve, mais c’était son amie et les voies de l’amitié étaient parfois impénétrables.

Françoise travaillait dans un centre d’appel de la Cosmodémoniaque et elle en avait plus qu’assez de se faire rabrouer par des clients mécontents qui l’envoyaient paître. De mon côté, ce n’était guère plus folichon encore que je commençais à varier mes plaisirs avec des fonctions de trésorier d’un de ces Comités d’établissement dont venait de se doter l’entreprise. Pour échapper à nos tourmenteurs, on avait décidé de passer une petite semaine en Bourgogne, à Pâques.

On avait trouvé un gîte à Beaune, et la propriétaire nous avait soûlé le premier soir avec des grands verres de bourgogne mêlés de crème de cassis. Cardinal ou communard, ça dépendait de la couleur politique de celui ou celle qui servait. Au début, j’essayais de faire des rapprochements entre les Pays-Bas et la Bourgogne et je prenais Charles-Quint comme dénominateur commun d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Ou quelque chose comme ça. Le Saint-Empire Romain Germanique et les Provinces Unies. Un peu d’histoire…

On parcourait la région en cherchant des coins de promenade entre les vignobles. On dînait le soir dans des auberges avec d’invariables menus à base d’œufs meurette et de bœuf bourguignon. Un jour, avec le chien, on s’était perdus dans le vignoble Aloxe-corton et deux molosses nous avaient poursuivi jusqu’à ce qu’on se réfugie dans la voiture. Le chien avait juste eu le temps de monter avant que le propriétaire ne rappelle ses cerbères. On en avait été quitte pour la peur. N’empêche, il n’y avait pas grand-chose à faire dans le coin et on commençait à s’ennuyer. J’avais emporté avec moi un dossier sur les avantages et inconvénients des différentes banques et établissements financiers quant à la question de leur confier les fonds du C.E et j’attrapais des migraines rien qu’à lire les chiffres sur les pourcentages, les taux d’épargne, les agios et leurs préoccupations environnementales et sociales. Sur ce plan, elles rivalisaient toutes et c’était à croire que les banquiers n’avaient choisi ce métier que pour des enjeux de climat et de biodiversité.

Le dimanche, avant de partir, on s’était réjouis du grand chelem des socialistes aux Régionales. Pas qu’on attendait encore quoi que ce soit d’eux, mais on se plaisait à imaginer la gueule des Raffarin, Chirac et consorts. Ça nous consolait du retour à nos soucis professionnels, elle à Wanadoo et moi dans un service de réclamation pour V.I.P, politiciens, notables et chefs d’entreprises.

En rentrant, on allait vite apprendre que la Cosmodémoniaque entendait se séparer de 22.000 salariés (sur une centaine de milliers), et que ces départs auraient lieu « par la porte ou par la fenêtre », comme l’avait clamé le triste sire mis à son poste par les marchés pour sa bêtise et sa férocité. La mode des suicides devait suivre. Une autre version du néant avec des lunettes, mais avec aussi du pouvoir.

2 mai 2023

Comments:

Voilà un texte qui sonne vrai.
Ca ressemble tellement à des journées que j’ai vécues, et que beaucoup de gens ont vécues, j’imagine.
Bravo

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