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MÉDIATONIQUES 13

LIBÉRATION : DE MAO À MOÂ

L’une des couvertures choc dont Libé a le secret. Avec leur aimable autorisation (on espère, en tout cas, je leur fais un peu de pub).

Ce cher Libé, que j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse, beaucoup moins maintenant. Un quotidien libre, qu’ils disaient, passé du gauchisme tendance maoïste des années 1970 au libéral-libertarisme d’aujourd’hui, en passant par la triste conversion au libéralisme des années 1980, des années July. Peut-être bientôt lâché par un Drahi en faillite, l’occasion de revenir sur un journal qui fait partie du paysage médiatique français depuis plus de 50 ans, avec une rigueur rédactionnelle digne du Monde et une subjectivité assumée par des journalistes souvent originaux. Histoire tout aussi subjective d’un journal pas comme les autres.

Pour la petite histoire, j’ai commencé à acheter Libération en 1973, en même temps que Charlie Hebdo, Hara Kiri, La Gueule ouverte, Actuel ou Politique Hebdo. Plus Rock & Folk, ma bible. Mes années gauchistes, pour aller vite, l’époque où les journaux sérieux (Le Monde ou Le Nouvel Observateur) me tombaient des mains dans des bâillements caverneux.

« Libération, un quotidien libre », affichaient-ils comme slogan publicitaire. On avait eu l’Agence de Presse Libération puis le quotidien papier sous l’égide de Sartre, de Foucault ou de Clavel (Maurice) qui l’ont porté sur les fonts baptismaux. Libération faisait suite à La Cause du peuple, de Le Bris et Le Dantec, soit une naissance dans le sillage de la Gauche Prolétarienne (dissoute en 1972), avec le côté Mao Spontex un peu déconnant des VLR (Vive La Révolution). Comme Actuel dont il était un peu le reflet quotidien, Libération militait pour l’écologie, l’autogestion, le féminisme, les drogues douces et la liberté sexuelle avec Serge July (ancien garde rouge pendant les grèves de Renault Douai) en tête de pont et quelques rescapés de la G.P comme Marc Kravetz, Jean-Louis Péninou ou Philippe Gavi dans le comité de rédaction. Plus quelques journalistes « professionnels » pour faire bonne mesure, des éditorialistes comme Gérard Dupuy ou des grands reporters comme Selim Nassib qui couvrira la guerre au Liban. On trouvait aussi la rubrique « Flagrants délit s» d’un certain Jean-Luc Hennion, les folles soirées du Palace d’un certain Alain Pacadis et les petites annonces coquines dites Sandwich, le week-end. Pour ma part, le rock avait bonne place à travers les chroniques de Bayon ou de Serge Loupien, plus les plus belles plumes de Rock & Folk et, côté cinéma, la crème des Cahiers du Cinéma, soit Serge Daney et Gérard Lefort. L’heure était encore à la révolution populaire contre la bourgeoisie.

Puis le journal cessa de paraître, déjà acculé à la faillite après quelques numéros. Le monde et ses réalités économiques rattrapait la petite équipe du journal en le rappelant aux dures lois du marché. Ce n’était que partie remise car il reparaissait un peu plus tard pour disparaître à nouveau avant une version définitive en novembre 1974. Les rigolos de Jalons sortiront des parodies de Libé sous le titre inspiré de L’hibernation, le journal (avec ses notes de la claviste) cessant souvent de paraître l’hiver.

N’empêche, Libé sort des affaires avec quelques journalistes d’investigation et ne ménage ni les institutions politiques ni les forces économiques. En 1975, Delfeil De Ton, transfuge de Charlie Hebdo, vient piger gratuitement pour Libé. Le Giscardisme naissant n’est pas épargné par Libé qui vomissait déjà le Pompidolisme et Marcelin-la-matraque. Le journal se professionnalise mais reste la voix de la révolte, avant sa conversion au libéralisme.

Libé ne paraît plus dans les premiers mois de 1981 et on pense que le journal a vécu. Il nous revient après la victoire de Mitterrand avec une ligne éditoriale changée et des journalistes sérieux comme Pierre Briançon pour l’économie, Jean-Michel Helvig pour la politique ou, plus tard, des transfuges du Monde (Jean-Yves Lhomeau ou Dominique Pouchin rejoints un peu plus tard par Jacques Amalric). En revanche, plusieurs journalistes de Libé s’engagent dans la presse « bourgeoise » (Le Monde, Le Nouvel Obs surtout). C’est le temps où Libé se fait l’écho du triste Vive la crise, émission de télévision présentée par Yves Montand sur les bienfaits de la crise et la nécessaire adaptation au capitalisme à la sauce Reagan -Thatcher. Le temps du militantisme libertaire est bien loin et les cols Mao sont devenus des sociétaires du Rorary Club, pour faire allusion au pamphlet de Guy Hocquengheim (Du col Mao au Rotary). On peut voir July, ses grosses lunettes et son gros cigare à la télé où il est considéré comme un interlocuteur valable. Libé concurrence Le Monde dans le réalisme économique et l’accommodement au social-libéralisme. Les années 80 auront eu raison d’un canard qui prônait l’utopie et la révolte.

Plusieurs dessinateurs du défunt Charlie Hebdo viennent égayer les colonnes du journal : Wolinski puis Willem qui restera longtemps . On a droit aussi à des chroniques de Philippe Garnier, depuis son Los Angeles d’adoption. Si les pages politiques et économiques sont devenues révoltantes de cynisme et de « real politic », les pages société et culturelles maintiennent encore la petite flamme de la rébellion.

En 1993, pour les 30 ans de son journal, July propos des éditions de 80 pages en endettant le journal auprès des banques. « Le journal plein de pages » dira ironiquement Delfeil De Ton. C’est un fiasco et le journal perd des lecteurs et des annonceurs. On n’est pas loin de la faillite. C’est à ce moment-là que j’ai cessé de l’acheter, estimant que j’avais autre chose à faire que de lire le journal.

J’achetais quand même quelques numéros fameux comme ce « non » à Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, mais, en 2005, l’éditorial de July insultant les vainqueurs du « non » au TCE me faisait vomir et surtout me faisait cesser tout commerce avec ce journal qui était allé trop loin. Par bonheur, July était débarqué deux ans plus tard, mais c’est le sinistre Joffrin qui prenait sa place. « Le barbichu », comme on l’appelait dans Le plan B, assumait son social-libéralisme décomplexé et se mettait à dos la plupart des rédacteurs. Le journal, perdant toujours des lecteurs, était racheté par Dreyfus et Nicolas Demorand en prenait la tête.

« Nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up… ». C’est ce qu’on pouvait lire en février 2014 au début d’un éditorial saignant signé par la rédaction qui refusait les évolutions prévues par une direction peu respectueuse des équipes rédactionnelles. La révolte avait sonné après des années de normalisation et Libération reprenait des couleurs et on se régalait des billets de Pierre Marcelle.

L’affaire n’en était pas moins mal engagée financièrement, et c’est cette fois Patrick Drahi (Altice, BFM et L’Express entre autres) qui allait mettre au pot, jurant de ne pas intervenir dans la ligne éditoriale. Libération renouvelle ses cadres avec une nouvelle génération de journalistes moins politisés que leurs aînés mais peut-être plus rigoureux. Des journalistes qui auront la peau de Joffrin qui se voit débarqué pour Hollandisme aggravé.

Dov Alfon, un homme de Drahi, devient le directeur de la publication quand Paul Quinio, un vieux de la vieille, devient directeur de la rédaction avec Alexandra Schwarzbrod comme rédactrice en chef. Le journal innove avec une rubrique de vérification des informations (les fameuses Check News) et une rubrique Investigations qui sort des affaires au même rythme que le Canard Enchaîné vers lequel beaucoup d’anciens (Sorj Chalandon, Didier Hassoux, Odile Benhiaya-Kieffer, Jean-Louis Le Touzet ou Jean-Michel Thénard) sont partis. Les recettes sont dues à des événements, des forums sponsorisés.

Alors, Libé aujourd’hui ? Je ne le prends plus que le week-end, toujours des forts numéros avec des pages Livres difficilement lisibles. C’est un peu le problème avec des critiques et des journalistes branchouilles qui s’imaginent que leurs lecteurs partagent leurs lubies et leurs passions. Autrement, beaucoup trop d’informations anecdotiques, surtout les pages Société, très mode, et les pages culturelles parisianistes et snobinardes. Ce qui faisait la force de Libé est devenu sa faiblesse et heureusement qu’il reste des articles de fond intéressants et toujours bien informés. Et puis, il y a mes favoris, Gregory Schneider, l’intello du foot ou Philippe Lançon et ses chroniques littéraires. C’est peu mais ça justifie de se fendre de 3 Euros (70).

Voilà en tout cas un journal qu’on ne souhait pas voir disparaître, même s’il est souvent irritant et nombriliste. Un journal qui renseigne sur l’air du temps et qui n’a pas son pareil pour deviner les tendances de la société. Rien que pour ça… Un quotidien libre, toujours, mais dans la tourmente.

4 décembre 2025

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