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VINGINCES 7

« J’entrais dans une colère homérique et je commençais à me rhabiller ». En souvenir de Daniel Grardel (1953 – 2025)

FORBON

Les cigares avaient changé de bouches, comme le disait souvent mon ancien chef, décédé récemment après un AVC, lui qui fumait ses Willem 2 à la chaîne et ne laissait pas sa place au comptoir. Considérant sa dévotion au service public et son intégrité, il valait mieux pour lui ne pas connaître les temps troublés où la Cosmodémoniaque se transformait en multinationale à vitesse grand V.

À titre personnel, je ne m’en étais pas si mal tiré. Dehaussy était parti dans un centre de construction de lignes du côté de Dunkerque, à Bergues pour être précis (bienvenue chez les ch’tis !). Son adjoint sycophante, Godard qu’on appelait tout naturellement Jean-Luc, était comme soulagé de ne plus devoir endosser l’emploi infamant de traître et il s’était vu marginalisé par le remplaçant de Dehaussy, un vieux père tranquille en fin de carrière plutôt socialiste et en tout cas franc-maçon syndiqué à F.O qui devait considérer cette nomination comme son bâton de maréchal. Il nous laissait une relative autonomie et nous avait déclaré d’emblée que notre connaissance du travail rendait dispensable ses interventions, au moins à ce stade. Pour le dire autrement, il nous foutait une paix royale.

Pressé par sa hiérarchie à améliorer la productivité et à supprimer des postes, il avait toutefois cautionné deux décisions qui me concernaient. Il m’avait mis à la tête d’un nouveau service dit des « rendez-vous » où il s’agissait d’établir des grilles quotidiennes d’interventions pour les agents des lignes et pour les entreprises privées sous-traitantes. Pour étoffer le service, il avait dégraissé le secrétariat et m’avait adjoint Mona Forbon, l’ex maîtresse de Dehaussy qui avait perdu de sa superbe après le départ de son supérieur et néanmoins amant. Pour faire bonne mesure, une autre dame avait rejoint le service, une mère de famille dont le calme et la gentillesse formaient contraste avec celle que nous appelions « la forbon ». Celle-ci prenait son nouvel emploi comme une punition, ce qui ne l’empêchait pas de déployer son zèle dans ce local exigu où les positions de travail étaient proches, la moitié de la surface se voyant occupé par deux machines imprimantes reliées aux agences commerciales qui crachaient du papier toute la sainte journée.

J’avais à charge de vérifier la conformité des grilles de clients (on ne disait plus abonnés), des relations avec les entreprises privées, de la gestion de marchés passés avec elles, des plannings hebdomadaires de service et du suivi de la productivité. Autant de tâches pas trop chronophages qui me laissaient quelques loisirs, d’autant que la Forbon, avec son énergie et sa capacité de travail, empiétait largement sur mes prérogatives, ce qui me laissait du temps pour mes activités syndicales.

Elle était là comme en disgrâce, en punition. La courtisane avait connu des jours meilleurs en égérie de Dehaussy et elle paraissait maintenant se morfondre, exécutant des tâches qu’elle jugeait indignes d’elle. C’est à peine si je lui parlais, la considérant comme une intrigante et une faiseuse d’histoire faisant porter des cornes d’élan à son mari qui ne devait plus passer les portes. Elle ne semblait vivre que pour attirer l’attention et avait transformé un physique plutôt ingrat en poule de luxe à force de cures d’amaigrissement, de séances d’esthéticienne, de toilettes soignées et de lingerie fine. La métamorphose avait opéré sous Dehaussy et la petite grosse des premiers temps était devenue une femme désirable, au moins pour ceux dont les fantasmes se nourrissaient de ces beautés vulgaires qui se mesuraient aux héroïnes des feuilletons américains des années 1980, façon Dallas ou Dynasty.

Son style contrastait avec celui, tout en douceur et en sobriété, de sa collègue Carole dont la beauté tranquille et naturelle avait tout pour séduire avec ses yeux verts d’eau, sa chevelure rousse, ses traits fins et son sourire angélique. Sauf que Carole ne faisait rien pour attirer l’attention, même si tous les hommes ne tarissaient pas d’éloges sur son physique, alors que Mona, elle, prenait des poses lascives, faisait des mines et ne cessait de faire des allusions à sa vie amoureuse et à ses besoins sexuels. C’en était presque indécent et elle avait sa petite cour de prétendants, avec les quelques élus qui avaient profité de ses charmes et la grande majorité des autres qui attendaient leur tour. « Il n’y a guère que le train qui ne lui est pas passé dessus » avais-je déjà entendu de la part de l’un de ses amants. « Manque de pot j’étais dedans », lui avait répondu avec beaucoup d’élégance un prétendant pas encore gratifié de ses tendresses.

Mona Forbon avait, du reste, tout pour me déplaire. Elle s’était vanté d’avoir voté Chirac, se disant déçue par les socialistes, ces « prometteurs de beaux jours », elle minaudait comme une chatte en chaleur, frôlait les hommes dès qu’il en passait un, s’affirmait catholique pratiquante, était stupide, vénale et, on l’a dit, attirée par les ors du pouvoir et de l’autorité comme un papillon de nuit par la lumière. Elle devait juger que, aussi modestement que ce soit, je détenais un peu de ce pouvoir qu’elle vénérait et pour lequel elle était prête à se damner, à se donner en tout cas.

Elle ne cessait de me faire des compliments sur mes tenues vestimentaires, sur mon humour, sur ma supposée culture et elle faisait tout pour dénigrer Carole, sa collègue, profitant de son absence pour me dire qu’elle la trouvait « popote », trop sérieuse, sans aucune fantaisie. J’écoutais sans relever ce qui tenait de la jalousie et mon seul commentaire était de lui dire à quel point je la trouvais belle, ce qui provoquait chez elle un changement d’attitude où l’agressivité remplaçait la mignardise. J’évitais autant que possible ces moments où nous étions seuls et où elle avait tendance à me prendre pour son confident. Ces moments qu’elle faisait tout pour leur donner un caractère d’intimité. Elle me servait toujours les mêmes clichés, à savoir que les hommes étaient tous des salauds qui n’en voulaient qu’à son cul, qu’elle était une femme qu’on ne respectait pas, en dépit de ses valeurs et de ses convictions, qu’elle ne cherchait pas à plaire, mais qu’une malédiction la poursuivait, elle qui aurait tant souhaité trouver l’homme de sa vie, quelqu’un d’une moralité exemplaire et d’une droiture incontestable. Elle était en instance de divorce, son cocu de mari ayant fini par s’apercevoir de ses infortunes et il ne fallait pas être grand clerc pour en arriver à un tel constat. Je m’efforçais de ne pas entrer dans son jeu, lui répondant à peine et restant indifférent à ses flatteries et à ses compliments. En femme obstinée et déterminée, elle ne se décourageait pas.

Carole avait changé de service et elle avait été remplacée par un homme prénommé Pascal. Un fainéant de première classe que j’étais parfois obligé d’engueuler, ne recueillant que ses bâillements et ses haussements d’épaule. Pascal n’était pas indifférent aux charmes faisandés de Mona, mais elle semblait lui battre froid, n’ayant d’yeux que pour moi, petit chef certes, mais chef quand même. N’étant pas d’une délicatesse excessive, Pascal avait les mains baladeuses et ne manquait pas une occasion d’y aller de ses plaisanteries égrillardes. Alors que ce genre de comportements n’était pas pour lui déplaire habituellement, elle ne lui passait rien et jouait les prudes à la vertu outragée, ce qui me faisait bien rire sous cape.

– « T’as l’air d’avoir la cote avec elle, si j’étais à ta place, je profiterais de mon avantage. Elle a l’air facile, presque aguicheuse. Dommage que je ne lui plais pas, ça aurait été vite réglé. J’adore ce genre de pétasses, ne serait-ce que pour un soir.

Je lui faisais remarquer que l’élégance ne l’étouffait pas lorsqu’il parlait des femmes mais que cela ne m’étonnait pas tellement de lui.

– Dommage, comme tu dis. J’ai beau avoir l’heur de lui plaire, c’est tout récent. Elle a passé des années à m’ignorer avant que je sois devenu son supérieur hiérarchique. Tu vois un peu le genre… De toute façon, elle ne m’intéresse pas et je te l’aurais volontiers laissée, si tu lui avais plu. Mais peut-être que tu finiras par rentrer en grâce. Souvent femme varie…

– « Bien fol qui s’y fie », avait-il complété. Je ne me fais aucune illusion, les gonzesses, quand ça matche pas tout de suite… ».

J’étais loin de me douter que je tomberais un jour dans le piège, et que, l’alcool aidant, j’allais succomber aux charmes faisandés et vénéneux de Mona, celle que je haïssais avec constance depuis que je la connaissais, et encore plus depuis qu’elle avait, comme elle le disait elle-même « changé de look », en euphémisant. La femme araignée avait tissé sa toile, et si consciemment je l’avais dédaignée, il faut croire qu’une sale partie de moi-même avait quelque part envie d’elle. À mon grand dam.

Elle avait insisté pour que je sois présent à son pot d’anniversaire. Ses 30 ans, avait-elle annoncé à son de trompe. Personne ne devait faire défaut. J’avais tenté de m’y soustraire en invoquant une décharge syndicale, mais elle m’avait tellement culpabilisé que j’avais fini par céder. Je lui promettais donc de passer, mais sûrement pas longtemps car des camarades m’attendaient pour des visites de bureaux.

Elle avait sorti le grand jeu ce jour-là. Ses cheveux blonds permanentés, son visage fardé, ses yeux faits, sa robe-fourreau, ses collants noirs et ses talons aiguille. Elle papillonnait de place en place, bouteille de champagne en main. Champagne pour tout le monde, et rhum arrangé pour les autres. Je m’étais laissé tenter par le rhum que je buvais comme du jus de fruit, et elle mettait un soin particulier à remplir mon verre avec opiniâtreté. J’étais là depuis une heure à peine et, saoul perdu, j’allais m’allonger dans la salle de repos après avoir prévenu le syndicat que je prenais mon après-midi, en proie à une indisposition.

Elle était venue me retrouver en me proposant de me raccompagner chez moi. Les agapes étaient terminées, même si quelques ivrognes s’étaient attardés. J’acceptais, encore sous l’effet de l’alcool et elle me conseilla de passer chez elle manger un morceau, histoire d’éponger. Un reste de conscience professionnelle me fit exprimer une préoccupation quant aux effectifs du bureau, mais elle m’assura s’être fait remplacée. Tout était sous contrôle, sauf moi.

Déjà dans sa Volvo, je lui caressais les jambes et elle me lançait des regards malicieux, façon de me faire comprendre qu’elle m’avait eue, à l’usure, certes, mais elle triomphait. J’étais partagé entre le désir que j’avais d’elle et la honte de moi. Sur la route, elle se gara dans un parking désert et on put s’embrasser à loisir, sa robe retroussée sur ses cuisses et ses seins mis à nu. Je prenais garde aux traces de rouge à lèvre et aux cheveux blonds qui auraient pu s’égarer sur mon col.

Arrivés chez elle, elle me fit boire du café en nous préparant un petit repas froid. Je ne mangeais pas et, sitôt avalé son café, je me précipitais sur elle. Elle en était à s’amuser de ma précipitation, maintenant nue à l’exception de sa culotte et de ses chaussures.

Et ce fut la panne, comme si mon subconscient se révoltait contre mon désir coupable. Elle me prodiguait ses caresses et essayait de me mettre en condition, m’offrant tour à tour sa bouche, son sexe et ses fesses. Rien n’y faisait et elle avait fini par se faire jouir elle-même avant de reprendre ses assiduités sur mon sexe flasque.

– « Ben dis donc, c’est pas fameux, lâcha-t-elle, comme à regret. J’entrais dans une colère homérique et je commençais à me rhabiller.

– C’est vrai que ça devait aller mieux avec Dehaussy et tous ces guignols qui se sont succédé derrière ton beau cul. Elle prit un air outragé et me conseilla de ne pas chercher à compenser mon manque de virilité par des propos vulgaires et désobligeants. C’est son petit rire en coin qui m’excéda. Je la giflai et fit mine de l’étrangler, sans appuyer, juste pour la faire taire, ou lui faire peur.

Je l’allongeais sur le canapé et la pénétrais avec violence. Elle me regarda avec méfiance avant de se laisser aller et de s’abandonner complètement.

Elle voulut recommencer, mais c’est par haine que je l’avais pénétrée, ne cessant de scruter son visage extatique pendant l’orgasme. C’était comme si je lui volais son âme. Elle s’offrit de me raccompagner, apparemment pas fâchée et en tout cas insensible à l’agressivité qui m’habitait. Je déclinai et je rentrai chez moi en taxi, ma compagne me demandant pourquoi je revenais si tôt. J’avais soigneusement ôté les quelques cheveux blonds sur ma veste et effacé toutes traces de rouge à lèvres. Je me dégoûtais autant que je l’avais détestée et j’en étais à me demander comment j’allais pouvoir la supporter à l’avenir.

Une semaine plus tard, je recevais un colis rempli d’articles de sex-shop. Je connaissais l’expéditrice qui avait voulu me compromettre auprès de ma compagne. Elle nia contre toute évidence être à l’origine de l’envoi et nos rapports devinrent des plus distants. Nous ne nous adressions plus la parole qu’en cas de stricte nécessité et elle avait mis fin à ses petits jeux de séduction. L’agressivité était palpable et je fuyais ce climat malsain en prenant des libertés syndicales dont la fréquence faisait tousser mes supérieurs.

Nous avions eu une dernière algarade à l’occasion du bicentenaire de la Révolution. Elle avait exprimé son indignation devant cette commémoration dispendieuse pour un événement historique déplorable qui avait vu la populace sanguinaire massacrer les élites du pays tout en saluant la résistance des Chouans et de cette France éternelle catholique et conservatrice. Je l’avais insultée, la traitant de conne et de petite bourgeoise réactionnaire. Elle avait joué les outragées et avait abandonné son poste, se mettant en congés maladie après avoir pu dire pis que pendre sur moi à mes supérieurs devant lesquels j’avais eu à me justifier. Ils n’étaient pas dupes.

À la rentrée, elle m’annonça triomphalement qu’elle avait réussi à se faire muter à Dunkerque, dans l’établissement dirigé par son ex-amant. J’étais soulagé et lui souhaitait bon vent. Bon débarras, plutôt. Je n’entendis plus jamais parler d’elle, même si elle revint régulièrement dans mes rêves assez longtemps après son départ. Dans mes rêves ou dans mes cauchemars.

Ma plus belle histoire de haine, ce fut elle.

26 octobre 2025

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