
James Chambers, alias Jimmy Cliff, n’était pas de ces chanteurs reggae adorateurs de Rastafari et pressés de retourner en Éthiopie, la terre promise. Il aura été la star des formes ayant préludé au Reggae (Ska ou Rock steady) avec de fortes influences de la Soul music et du Rhythm’n’blues. On se souviendra de quelques hits fameux et, surtout, de la bande son du film The harder they come dont il fut le maître d’œuvre, en plus d’y être l’acteur principal. Bye bye Jimmy !
Né en 1944 à Kingston (Jamaïque) dans un quartier très pauvre, le jeune Chambers se passionne pour le rock’n’roll et propose dès le début des années 1960 quelques chansons à Leslie Kong, l’un des producteurs vedettes de l’île, propriétaire d’un Sound system utile pour promouvoir les disques sortis.
« Dearest Beverley » rencontre un petit succès, à défaut des autres titres enregistrés, et c’est suffisant pour que Kong crée le label Berverley, presque entièrement consacré au chanteur. Le single sort en Angleterre un peu plus tard, l’une des premières productions de Island, le label de Chris Blackwell, un fils d’une famille de planteurs de l’île qui entend inonder la Grande-Bretagne du son de la Jamaïque.
Blackwell sortira plusieurs singles enregistrés chez Kong, comme « King of kings » ou « Miss Jamaïca », mais il faudra attendre un peu pour imposer au public une musique qui détonne en pleine explosion du British Beat, dans la période fastueuse du Swinging London.
Le Ska est à l’honneur au pavillon jamaïcain de l’exposition universelle de New York en 1964, mais c’est une version édulcorée pour touristes américains qu’on présente, avec les Dragonnaires de Byron Lee, très loin du ghetto. L’immigration jamaïcaine est presque aussi forte qu’en Angleterre, mais, en dépit des compilations Ska sorties par Atlantic, Capitol ou Columbia, le genre ne fera jamais florès là-bas, guère plus que le Reggae d’ailleurs. En Angleterre, passée la mode des sound-systems de Larbroke Grove, des D.J comme Rick Gunnell ou Count Suckle passèrent à l’étape supérieur : les clubs. Le Flamingo Club à Wardour Street ou le Roaring Twenties dans Carnaby Street, sans parler des soirées Blue Beat au Marquee. Prince Buster (converti à l’Islam) deviendra un héros du Londres branché, idole des mods au milieu des années 1960 et il ira à l’assaut des étudiants dans les universités.
Quelques hits ska commencent à ébranler les charts anglais comme ce « My Boy Lolly Pop » de Millie Small (chez Island) et des labels comme Fontana ou Pye se lancent dans l’aventure. 1965 est la grande année de Chris Blackwell, qui lance d’abord son label Ska sur Island et surtout avec le Spencer Davis Group qui accommode à la sauce pop des compositions du jamaïcain Jackie Edwards. Les Mods et les Soul Boys sont à la fête. Mais c’est en 1967 que Prince Buster sort « Al Capone » et que les Skatalites en font de même avec « Guns Of Navarrone ». Deux smash-hits qui vont donner au Ska ses lettres d’introduction en Grande-Bretagne.
Mais dans ces années 1966 – 1967, on parle de plus en plus de Rock steady, un terme qui serait venu d’une injonction d’un musicien à ralentir le rythme : « rock steadily » ou « balance plus lentement ou plus régulièrement ». Les danseurs s’épuisaient sur le Ska et le rythme a fini par s’apaiser, pour leur permettre de souffler. La grande innovation réside aussi dans l’utilisation de la basse électrique au lieu de la contrebasse. Les cuivres mettent un bémol et l’orgue et la guitare prennent les devants. Le changement est venu du bassiste des Skatalites, Loyd Brevett, mais aussi d’un guitariste de Trinitad et Tobago, Lynn Taitt, employé sur les premiers disques de Rocksteady. Commercialement, c’est un groupe nommé The Ethiopians qui prendra la lumière. Paradoxalement, les danseurs de Ska vont pouvoir, avec le Rock steady, employer leur énergie à des activités plus violentes, et c’est à cette période que des bagarres au couteau et des échauffourées vont survenir pour écrire la légende noire du Reggae.
Le public français peut découvrir Jimmy Cliff au Palais des Sports, en juin 1967, en même temps que la crème (dont Cream) de la pop anglaise. Cliff tourne avec un groupe de rockers blancs formé entre autres par Ian Hunter (futur Mott The Hoople) et la chanteuse P.P Arnold. Le groupe enregistre une version du « Whiter Shade Of Pale » de Procol Harum, sans succès.
Il faut attendre l’année 1969 et l’invasion du Reggae pour que Cliff rencontre son premier succès avec « Wonderful World, Beautiful People », sorti chez A&M, juste après « Waterfall ». Il triomphe au Brésil dans un concours international consacré à la chanson et son premier album éponyme sort aux États-Unis chez A&M, et chez Trojan à la Jamaïque. On peut notamment apprécier le titre « Vietnam », hymne pacifiste où Cliff, le narrateur, parle d’une lettre reçue de la part d’un ami enrôlé dans cette sale guerre. Marley, mais aussi Paul Simon ou Dylan, tireront leur chapeau devant cette « protest-song ».
Le titre restera trois semaines dans les charts britanniques, comme cette reprise du « Wild World » de Cat Stevens, sortie en 1970. Cliff est lancé, mais il reste un peu marginal dans la vague Reggae qui déferle, ne donnant pas dans les croyances un peu naïves et le mysticisme idolâtre de ses compatriotes, Bob Marley en tête. En cela, il n’a pas très bonne presse sur l’île et c’est en Grande-Bretagne que ses fans se trouvent, souvent des Skinheads qui ne jurent que par lui, Prince Buster ou Alfred Aitken.
L’année 1972 revêt une importance particulière pour le reggae qui est devenu cette année-là un phénomène musical (et social) de portée internationale. D’abord, sorti au festival de Venise en septembre, le film de Perry Henzell The harder they come (Tout tout de suite en V.O), l’histoire du jeune Ivanhoe Martin, un rude-boy venu enregistrer dans les studios de Kingston et qui, faute d’engagement, se tourne vers la criminalité. Le personnage est inspiré d’une légende urbaine, Rhyging, un criminel, sorte de brigand bien aimé des années 1940. Jimmy Cliff incarne Martin et compose la majeure partie d’une bande-son parfaite où on peut entendre notamment le « Johnny Too Bad » des Slickers ou le « River Of Babylon » des Melodians, qui fera un tube disco par Bony M. On peut aussi entendre les Maytals et Desmond Dekker pour ce qui constitue une sorte de « best of » de la musique de l’île. Pour Jimmy Cliff, ce sera « You Can Get It If You Really Want It », « Many Rivers To Cross », « Sitting Here In Limbo » plus « The Harder They Come ». Autant de hits pour lui.
Le second événement est la sortie en Angleterre du Catch a fire de Bob Marley & The Wailers, en décembre. Robert « Nesta » Marley avec Peter Tosh, Bunny Wailer et les frères Barrett (Aston « Family Man » et Carlton « Carlie »). La dream team des musiciens Reggae. Un Reggae roots pétri d’influences funky et soul avec le « Stop That Train » de Tosh et les déjà classiques de Marley : « Stir It Up », « Concrete Jungle », « Kinky Reggae » et « No More Trouble ». La pochette nous montre Marley allumant un joint et le disque devait être à l’origine emballé dans un briquet géant, avec un sens consommé de la provocation. L’album sortira en avril aux États-Unis où il sera le premier succès du genre là-bas, entrant dans le Top 50 du Billboard. La France se mettra à l’heure jamaïcaine en 1973 avec Burnin’ et les articles des Philippe Garnier dans Rock & Folk ou de Francis Dordor dans Best. Le reggae à la conquête du monde. À la Jamaïque, Mikey Dread animera une émission nocturne sur la radio nationale, Dread at the controls, durant toutes ces années 1970. Le Reggae des Rastas fera la loi dans les années 1970, mais Jimmy Cliff ne prendra pas la vague, trop européanisé, pas assez religieux.
Est-il besoin de raconter la suite ? Cliff sortira encore des disques, mais l’inspiration s’est tarie et il refera parler de lui avec « Reggae Night », en 1983 . Il enregistre « I Can See Clearly Now », une chanson de Johnny Nash qui fait un hit en 1992, la chanson avait été également reprise par notre Cloclo national dans les années 1970. Rien de bien notable ensuite, si ce n’est une participation à la bande-son du Roi lion, des chœurs sur un album des Stones et un passage à la Fête de l’Huma en 1996. Le reste est anecdotique.
Jimmy Cliff, qui a reçu une éducation chrétienne, s’était converti à l’Islam lors d’un séjour au Sénégal. Il disait croire avant tout en la science. La science et la médecine qui ne l’ont pas sauvé d’une attaque de pneumonie. El Hadj Naïm Bachir, de son nouveau nom, pourra regagner le paradis d’Allah et pousser la chansonnette devant les 72 vierges qui viendront sûrement vers lui. Inch Allah !
30 novembre 2025