ROCHESTER
Était-ce en 2007 ou en 2008 ? Moi qui, paraphrasant Céline, le citait souvent avec ma phrase fétiche : « j’ai une mémoire d’éléphant qui compense ma connerie », je n’en étais plus très sûr.
Plutôt 2008, avec la crise des subprimes et la faillite de Goldman-Sachs qui avait provoqué cette crise financière internationale venue démentir toutes les théories aberrantes fondées sur la libre régulation des marchés et la main invisible, véritable acte de foi pour des gens opulents qui n’avaient de credo et de confiteor que leur argent gagé en bourse.
S’il n’avait été question d’un bouleversement susceptible de provoquer des faillites et des licenciements, l’épisode aurait été plutôt joyeusement vécu, à voir cette panique mondiale, ces économistes dits classiques se lancer dans leurs explications, ces guignols de gouvernants européens qui agitaient les bras et s’épuisaient en formules creuses sur le mode « tout va s’arranger, un mauvais moment à passer ». N’empêche, ils avaient viré Berlusconi, remplacé par un technocrate ancien commissaire européen. On ne rigolait plus. La Grèce n’allait pas rigoler non plus sous la férule allemande, et le quinquennat Sarkozy, sauf en faisant abstraction du côté De Funès du personnage avec tics d’épaule et fautes de français (« casse-toi pauv’ con » ou « faut tout qu’je fasse dans ce pays »), n’allait pas être une partie de plaisir. Le pire était encore lorsqu’il s’exprimait correctement avec ses «l’écologie ça commence à bien faire » ou autres « vous en avez assez madame de cette racaille ? ».
Le big crunch, le grand crash, la grosse crise financière avait provoqué la fermeture de plusieurs petites entreprises dans ma zone, sur Roubaix – Tourcoing, et je me souviens être allé dans le quartier de mon enfance soutenir un piquet de grève devant un bataillon de policiers aux aguets. J’avais parcouru la grande rue qui menait de la gare à la frontière belge, et je m’étais arrêté non loin de l’ancien domicile de mes parents, dans un quartier perdu où, l’été, les rues sentaient l’odeur de moutarde pourrie des cotonnières. J’aimais ces murs de briques rouges noircies par la suie et la fumée et j’imaginais, à peine sorti de l’enfance, que cela devait être la même monotonie ouvrière désolante à Birmingham, à Manchester, à Sheffield, dans le Nord de Londres ou à Liverpool, là où étaient nés, autant par hasard que j’étais né moi-même, mes groupes anglais favoris. Le textile, les fuseaux de laine, le coton, les peignages, les tissages… Tout me ramenait, en imagination, au vieux sud américain et au blues rural des vieux sorciers nègres qui avaient fini par contaminer toute la jeunesse occidentale. Everyday I have the blues, aurais-je pu chanter à l’époque, si j’avais été capable d’aligner trois accords de guitare et trois mots d’anglais.
Je laissais tomber le piquet de grève, qui n’avait aucunement besoin de ma présence, pour aller flâner dans les rues alentour et je reconnaissais parfois de vieilles enseignes et d’anciens magasins, des vestiges seulement devinables en imagination alors qu’ils avaient été recouverts d’une nouvelle raison sociale. J’essayais de revoir mon école primaire, méconnaissable, ou un petit jardin botanique sur lequel on avait bâti un immeuble. Un voyage dans le passé qui ne tenait pas seulement de la nostalgie, mais me procurait une joie intense et presque inquiétante. Tout cela avait existé et j’y avais passé mon temps le plus heureux. Tout cela avait survécu par bribes, même si recouvert par les affres de la modernité. Mon imagination faisait revivre les décors et je ne m’étais jamais senti aussi bien, en paix avec moi-même et avec le monde qui pouvait bien s’effondrer. C’était comme si l’enfant guidait l’adulte dans une harmonie enfin retrouvée. J’étais proche d’une sorte de doux délire psycho-géographique, cette science de l’errance inventée par les situationnistes. J’allais embrasser la profession de mémorialiste bénévole.
J’avais une autre situation professionnelle qui, elle, avait changé, si on pouvait parler de situation tant elle était inconfortable. La direction de la Cosmodémoniaque avait décidé que notre service de réclamations pour V.I.P allait maintenant dépendre de la région Nord-Est, ce qui avait valu une restructuration du Comité d’Établissement lui-même et j’avais été élu d’extrême justesse comme suppléant du C.E régional. Fini mon poste tranquille de trésorier et mes délégations à rallonge. Je sauvais les meubles en étant élu délégué de personnel, mais il me fallait retourner au boulot le plus clair du temps.
Les méthodes de travail avaient changé et je ne me reconnaissais plus dans ces scripts et ces modèles stéréotypés qu’il nous fallait recopier, en évitant d’y mettre la moindre touche personnelle. J’avais osé dire en séance des Délégués de personnel que c’était là un virage aliénant qui réduisait les salariés à n’être que de simples exécutants rabâchant des formules toutes faites. Le D.R.H avait objecté que cela facilitait la vie des « collaborateurs », et qu’on n’était pas là pour faire de la littérature. Les quelques membres des syndicats jaunes (CFDT, CFTC, CFE-CGC et F.O) avaient souscrit à ces sages paroles, arguant que le personnel se réjouissait bien au contraire de ces évolutions propres à faciliter le travail et à pouvoir se consacrer à l’enquête et à l’investigation des « cas clients », comme ils disaient. Je me faisais l’impression, et encore plus avec mes collègues, d’être revenu d’un monde lointain qui m’avait disqualifié. Une sorte d’apparatchik syndical qu’on disait coupé des réalités du travail. On me donnait donc des tâches répétitives et fastidieuses que j’accomplissais le plus rapidement possible afin d’aller distribuer mes tracts, mes compte-rendu de C.E ou mes journaux de section. On tolérait cet abus du droit syndical, hors permanence, l’essentiel étant que je n’étais pas en contact avec mes collègues. J’étais contagieux et je nuisais à cette belle harmonie chaudement travailleuse. Notre syndicalisme radical, « de classe et de masse », effrayait les opportunistes et les ambitieux qui se voyaient bien, à condition de docilité et de reptation, occuper de plus hautes fonctions.
Du C.E, ils ne retenaient que les offres de voyage, les bons d’achat ou les vacances. Encore étaient-ils unanimes pour estimer qu’ils ne voyaient pas au nom de quoi des culs de plomb de syndicalistes choisissaient leurs loisirs et leurs activités culturelles ou touristiques. Mieux valait à tout prendre diviser le pourcentage de la masse salariale à égalité entre tout le personnel et chacun en userait comme il l’entendait. J’avais beau leur expliquer que c’était là la négation des C .E tels que souhaités par le Conseil National de la Résistance, par les syndicats et les organisations ouvrières, ils n’en démordaient pas, sachant à peine de quoi je voulais bien parler. À quoi bon s’épuiser ?
J’avais quand même profité d’une offre pour un voyage d’une journée à Rochester (Kent) dont l’argument principal était la visite du musée Dickens, le Guidhall. Françoise m’accompagnait ainsi que son amie Eve. Fanny, la fille de Françoise, n’avait pas été du voyage, partie vivre en Basse-Normandie, dans le village où était né Géricault (je l’avais appris en lisant La semaine sainte, d’Aragon).
Nous partîmes un dimanche matin aux aurores, et je détestais par-dessus tout ces réveils matutinaux qui me volaient du temps de sommeil. Ayant toutes les peines à m’endormir, j’avais l’habitude de profiter des week-ends pour rattraper mon retard.
Et c’était encore le même voyage avec le car, le tunnel, les boutiques détaxées et le car à nouveau jusqu’au Kent, autant dire la grande banlieue de Londres, entre Tamise et Manche. Le chauffeur avait signalé à notre attention la ville de Canterbury, haut-lieu de l’église anglicane. Il avait aussi parlé d’une bataille navale homérique contre l’invincible armada, en 1588, à Gravelines, le patelin où j’avais passé mon enfance. Je ne voyais pas le rapport avec le Kent. Il avait aussi tenu à nous énumérer les grands personnages issus de ce comté : Dickens bien sûr (de Rochester), mais aussi Darwin, Roald Dahl et Sir Winston Churchill, sans parler de l’exil de Napoléon III. C’était, à l’en croire, la province des génies de l’Angleterre éternelle et il le disait en toute neutralité, étant lui-même natif de Hénin-Liétard devenu Hénin-Beaumont dans les années 1970.
C’était encore pire que ce que j’avais craint. La ville était plutôt belle, au bord de la rivière Medway, avec sa cathédrale et son château-fort, mais tout tenait du rituel touristique avec visites obligatoires, déjeuner médiocre dans un restaurant genre hall de gare et, le clou de la journée, le musée Guidhall consacré à Dickens qui n’était guère qu’une sorte de Disneyland où les personnages du vieux Charles auraient remplacé Mickey, Donald et leurs amis. C’était tellement pitoyable que, après une discussion un peu vive, j’avais pris un vieux train pour Londres pour aller visiter le vrai musée Dickens, celui de Doughty Street dans le quartier de Bloomsbury, en plein cœur de Londres. J’avais laissé espérer mon retour en fin d’après-midi, tout en leur demandant de ne pas m’attendre au cas où j’aurais eu à m’attarder. Elles n’avaient pas compris et s’étaient mises à pousser les hauts cris, mais je ne leur avais pas dit qu’il me tardait d’échapper à cette ambiance mêlée de stupidité et de mignardise, dussé-je passer la nuit à Londres. Aussi bien, le lendemain était le lundi de Pentecôte et j’avais un congrès fédéral de mon syndicat à Merlimont (Pas De Calais) dans la semaine. Bref, je pouvais me mettre en roue libre.
Je traversais les jardins publics entre Bedford et Russell Square, et j’entrais dans l’antre de Dickens où tous les personnages issus de sa prodigieuse imagination allaient, je l’espérais, m’être présentés. Il était déjà 15 heures et je ne me faisais plus beaucoup d’illusion sur un possible retour avec le groupe. Autant aller trouver Dickens là où il avait vécu, plutôt que là où il était né, par hasard.
J’avais quasiment tout lu de lui depuis une série télévisée de l’ORTF basée sur Monsieur Pickwick où des dandys habillés comme George Brummel échangeaient des répliques drolatiques. Depuis, les David Copperfield, Oliver Twist, La petite Dorritt et son vieux Fagin de père, le vieux Scrooge, Pip ou Le Renard n’avaient plus le moindre secret pour moi. À chaque Noël, je m’étais mis à lire un roman de Dickens et, après les contes de Noël et les contes des Deux villes, j’avais dévoré l’histoire de Grimaldi, le célèbre mime londonien. Tout chez Dickens relevait de l’enchantement.
Je m’attardais sur les portraits du maître, les trésors de bibliophiles, la correspondance et les manuscrits rares où son écriture régulière et droite composait des lignes calligraphiées. Chaque pièce était un bonheur où était également racontée, en parallèle, cette Angleterre à l’aube de la deuxième révolution industrielle impitoyable et dure aux pauvres. Il y avait aussi ces portraits de personnages secondaires que je connaissais par ouï dire, parfois par des noms de groupes de rock.
C’était le cas de Uriah Heep, et de Mott The Hoople, avant que je ne m’aperçusse que ce dernier nom n’avait rien à voir avec l’univers de Dickens. Il y avait aussi Jethro Tull, un vocable qui collait bien au Victor Hugo (ou le Goethe) britannique, mais ce n’était que l’inventeur du semoir. Bref, on ne prêtait qu’aux riches, abusivement.
Une galerie de portraits réussie où des bourgeois méchants et avares torturaient des petits garçons espiègles parfois sauvés par quelques originaux à la fibre humaniste. Et des femmes, des filles au grand cœur victimes de suborneurs ou de malfaisants au physique avantageux. L’univers de Dickens était bien l’univers de la City où des gentlemen aux manières délicates saignaient à blanc un peuple de misérables trop engoncés dans des questions de survie pour se révolter. Dommage que Dickens n’eût pas connu Marx, pourtant enterré sous le sol londonien, ils auraient eu beaucoup de choses à se dire.
Sinon, Uriah Heep était un personnage de David Copperfield réputé pour son obséquiosité, son côté cauteleux, son hypocrisie et sa papelardise. Bref, un parfait tordu (« kinky ») n’ayant pour ligne droite que la poursuite de ses intérêts, qu’ils fussent financiers ou libidineux.
J’aurais pu y rester des heures de plus, mais on sonnait déjà l’heure de la fermeture et, sachant qu’il ne me servirait plus à rien de courir vers Rochester où on ne m’attendait plus, je décidais de prendre un métro jusqu’à la gare de Victoria afin de prendre le premier Eurostar du lendemain. J’élisais résidence d’une nuit dans cet hôtel qui m’avait vu passer il y a 30 ans, avec toujours ses fenêtres guillotine et son perron arboré. Je n’avais ni valise ni réveil et le personnel avait charge de me réveiller dès potron-minet. Je partais sans même avoir eu le temps d’avaler un breakfast peu ragoûtant avec saucisses et haricots sauce tomate. C’était plus que mon estomac habitué aux viennoiseries n’en pouvait supporter. Je quittais Londres au bord du vomissement. Familier des voyages à Londres, je m’étais astreint à ne plus y mettre un pied dans les années Thatcher et j’avais tenu parole bien après sa destitution. Ce n’était guère que la troisième fois, après un voyage organisé par les supporters du Stade de Reims pour voir jouer Robert Pirès à Highbury (la pelouse d’Arsenal) et le périple procolien de Southend On Sea, que j’avais repris contact avec le sol anglois.
Je rentrais le lundi en fin d’après-midi et c’est le désastre qui m’attendait de pied ferme. Françoise avait essayé de me joindre depuis des heures mais la batterie était à plat et ne n’avais pas emporté de chargeur pour mon escapade londonienne.
Mon père était décédé. Il avait dû quitter son Ehpad pour être hospitalisé à la suite de complications urinaires. Elle était venue le chercher pour le conduire à la maison avant retour à l’Ehpad. Là, sur le perron de l’hôpital public de Roubaix, il avait fait un AVC et, après une tentative de réanimation, avait passé l’arme à gauche, expression un peu surannée qui convenait bien au vieux militaire qu’il avait toujours été.
Françoise culpabilisait en se disant qu’elle aurait mieux fait de confier sa sortie aux bons soins de l’hôpital et d’une ambulance. J’essayais de la rassurer tout en me reprochant à mon tour de n’avoir pas vu mon père mourir. Je le revoyais dans sa tenue de gendarme, dite de cérémonie, avec gants blancs et décorations. Je le revoyais tel que le représentaient des photographies de lui en treillis dans les jungles du Vietnam (l’Indochine en son temps). Je le revoyais en père de famille, griller ses Troupes à la chaîne devant sa télévision. Je regrettais de ne jamais lui avoir dit que je l’aimais, en dépit de tout ce qui nous avait opposés : l’ordre, la guerre, la politique, le social, les valeurs, les convictions. On ne se retrouvait que pour le football, et encore, on ne supportait pas la même équipe.
On avait couru chez un entrepreneur de pompes funèbres genre « mourez, on fera le reste ». D’une politesse exquise et d’une courtoisie rare, il prenait les opérations en main et guidait les pas de feu mon père vers le royaume des morts, tel Charron et sa barque le long du Styx. Mon frère et ma belle-sœur avaient accouru de Nantes et la cérémonie pouvait se dérouler après une visite chez le curé de sa paroisse qui nous avait proposé quelques pages choisies dans les Saintes écritures susceptibles de dire quel homme il avait été. On avait été cherché mon autre frère dans son foyer à la frontière belge et j’avais eu à lire un épître de Paul de Tarse aux Corinthiens. Après un déjeuner familial dans un restaurant, tout le monde s’était éparpillé après les ultimes condoléances et c’était fini. 83 longues années de vie parties en quelques heures. Je revois encore mon directeur essayer de me consoler en me disant que le militaire qu’il était n’aurait pas supporter de se voir diminué en cas de séquelles après réanimation. Je faisais semblant de ne pas avoir entendu pour éviter de devoir lui répondre. J’étais plein de larmes.
Je n’avais pas pu aller à mon congrès fédéral et je m’étais fait excuser. Je m’étais consolé en me disant que tous ces gauchistes auraient détesté mon père.
Une fois partie la famille, on avait profité des quelques jours de congés octroyés à l’occasion du deuil pour se séparer. Françoise était partie voir sa fille en Normandie et j’avais décidé de passer quelques jours à Nice, chez un ami qui venait de perdre sa mère. La mort s’invitait souvent dans nos conversations, sur un mode plutôt humoristique, voire comique. C’était pour moi une façon de cacher ma peine, comme pour lui aussi je supposais.
Je faisais ensuite ma rentrée au boulot dans le vaste Open space où des bureaux dits « en marguerite » se succédaient en enfilade. Je remerciais des collègues présents aux obsèques et on m’annonçait qu’un directeur des ressources humaines s’était jeté d’un pont surplombant une voie rapide. La mode des suicides, comme allait dire l’autre infâme, pouvait commencer.
18 juin 2023
Cette nouvelle me touche beaucoup. Merci.
Tout à fait d’accord avec François Dumaurier. C’est très émouvant. La sincérité s’ajoute au style toujours remarquable.
Cela m’a d’autant plus touché que j’ai appris de la même façon le décès de mon père: le lendemain soir de sa disparition car au moment fatal j’étais sur la route et sans téléphone portable. Du coup, nos filles nous mirent aussitot un portable entre les mains pour, ma mère étant encore vivante à l’époque, le cas où…