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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 19

Monaco

Même les plus chouettes souvenirs, ça t’a une de ces gueules… Photo Wikipedia

On était à peine arrivés au mois de septembre et on sentait déjà qu’on allait perdre, même si on avait cette fois avec nous la CFDT, que certains d’entre nous appelaient ironiquement « l’aile gauche du Medef ». « On » désignait les syndicats et le mouvement social auquel je me flattais d’appartenir. La mobilisation avait débuté en mars contre une énième réforme des retraites menée tambour battant par le gouvernement Fillon et une espèce de grand bourgeois binoclard nommé Woerth, épinglé régulièrement par Le Canard Enchaîné pour ses turpitudes dans l’Oise. Ils nous promettaient la retraite à 62 ans, et des décotes pour ceux qui n’y arriveraient pas.

Comme en 2003, le mouvement social était bien parti pour perdre, malgré une unité sans faille et des arguments en pagaille concoctés par les think tanks et laboratoires d’idées comme Attac ou la Fondation Copernic ; des arguments venus contrecarrer les cris d’orfraie sur la dette publique et sur le vieillissement de la population. 1995, la dernière victoire, semblait à des années-lumières et on n’évoquait même plus le T.C.E de 2005, une victoire à la Pyrrhus volée trois ans plus tard par le sinistre Sarkozy et son traité de Lisbonne. Tout était à refaire, mais les troupes militantes étaient fatiguées et la résignation gagnait l’opinion. À l’époque, je me partageais entre mon syndicat SUD PTT, Attac et la Gauche Unitaire, un groupuscule né d’une scission de la L.C.R juste après la création du N.P.A. Je m’étais fâché avec quelques camarades dans le cadre d’une rupture mouvementée, mais j’en avais assez de la surenchère gauchiste et de ces réunions interminables où chacun y allait de son commentaire sur le fait politique de la semaine ou l’actualité internationale sur laquelle on ne pesait pas.

Je m’en voulais presque d’être parti en vacances en Ardèche, à Joyeuse, désertant ainsi le champ social et, avec Françoise, nous écoutions les informations à la radio et à la télévision pour savoir ce qu’avait donné la dernière manifestation. Massive, encore une fois, mais puisqu’on se tuait à vous dire que « ce n’est pas la rue qui gouverne », raffarinade célèbre devenue un précepte sur lequel allaient s’arc-bouter tous les pouvoirs tant soit peu menacés par la contestation populaire. Fanny, la fille de Françoise, était là aussi et essayait tant bien que mal de revenir à la vie après le décès de son compagnon. C’est aussi un peu pour cela que nous étions partis pour trois semaines, ce qui n’était pas dans nos habitudes, avec trois chats intransportables qui exigeaient des passages quotidiens d’une personne assez aimable pour nous rendre ce signalé service.

J’allais souvent me balader dans les alentours le matin tandis qu’elles dormaient et on partait en voiture en début d’après-midi pour faire un peu de tourisme, bien que cette notion nous soit largement étrangère. Disons qu’on circuitait à travers la campagne et j’avais refusé de les suivre dans des musées de la soie ou des distilleries de liqueur de châtaigne, préférant rester dans la voiture à lire mon exemplaire de L’Humanité. Les journées se terminaient invariablement par une Pina colada sirotée de concert à la terrasse d’un bar à cocktails. 

On avait appris la mort de Claude Chabrol qui nous avait grandement affecté Françoise et moi. Je revoyais son sourire ironique derrière ses lunettes à écailles et son visage un peu rougeaud de bon vivant qui lui donnait l’air de sortir constamment d’un restaurant. Je repensais à ses films, à ses acteurs fétiches, à ses coups de gueule et à ses bons mots comme celui-ci qui les résumait tous : « « La bêtise est infiniment plus fascinante que l’intelligence, infiniment plus profonde. L’intelligence a des limites, la bêtise n’en a pas ». Je voyais en lui un Flaubert qui aurait troqué la plume pour la caméra et c’était incroyable le rythme avec lequel disparaissaient les gens que j’avais le plus aimés. Ces gens-là manqueraient terriblement au monde, le laissant sans cesse plus froid et plus inhospitalier. Un monde de bêtise aurait dit Chabrol, et de haine, puisqu’on n’en était déjà plus à cette méchanceté qui pouvait encore apparaître sous des dehors sympathiques.

Les vacances terminées, on était allés passer un long week-end à Nice, avant de remonter dans le Nord. On était logés par un ami qui nous avait souvent incités à venir et on avait sacrifié aux joies saines de la gastronomie provençale avec, pour digérer, de longues balades dans le Vieux Nice ou sur la Promenade des Anglais. L’ami avait sorti sa voiture, le dimanche, pour nous amener à son observatoire dans la montagne, au pays de Giono. À la nuit tombée, il nous avait nommé les étoiles, les constellations, les planètes, les galaxies et les nébuleuses mais nous le trouvions plus passionné que passionnant en astronome scrutateur scrupuleux du ciel. « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt », devait-il penser à part lui. À notre décharge, nous n’avions ni sa culture ni sa curiosité scientifique. Au temps pour nous… On avait pris aussi le train des Pignes, une Micheline qui zigzaguait dans la montagne en nous faisant traverser des villages des Basses-Alpes désertés par leurs habitants, ne laissant guère aux touristes que ces visions de villes fantômes comme au temps du Far-west ces villes-champignons d’après la ruée vers l’or.

Je ne sais pas ce qui m’avait poussé à aller à pied jusqu’à Monaco. Je m’étais levé tôt ce matin-là, l’ami s’était absenté et j’étais sûr que Françoise et sa fille n’allaient pas émerger avant 11 heures. Je me douchais et m’habillais après avoir avalé mon café et leur laissais un mot pour les rassurer.

Je ne sais pas ce qui m’avait pris, d’autant que Monaco représentait à peu près tout ce que je détestais : l’évasion fiscale, le béton, la spéculation immobilière, les têtes couronnées et maintenant la mafia russe. Peut-être avais-je retenu cette équipe de foot qui m’avait fait rêver enfant, avec ses joueurs élégants qui avaient pour noms Hidalgo, Théo ou Douis. À l’âge de 9 ans, j’avais vu cette finale (à rejouer) de Coupe de France contre l’Olympique Lyonnais et, pour l’enfant que j’étais, un Monégasque ne désignait guère qu’un footballeur de l’A.S Monaco, rien d’autre. Le club était à présent en difficulté et les rouges et blancs (en diagonale) allaient être relégués en Ligue 2 la saison d’après.

En dehors du football, Monaco, c’était aussi mon maître à penser, un poète maudit né là par hasard. Le grand Léo Ferré, que j’étais allé voir partout où c’était possible, allant même parfois jusqu’à payer des nuits d’hôtel pour assister à l’un de ses concerts au fin fond d’une province reculée. Et si c’était tout bonnement Léo qui m’avait poussé vers Monaco ?

La route était longue et le soleil commençait à taper. J’avais pris la direction de Nice Est avant d’arriver à Beaulieu et de continuer par la petite corniche. J’étais incommodé par les gaz d’échappement des bagnoles et je devais les éviter en veillant à ne pas déborder de ces hypothèses de trottoirs d’où on voyait les villas cossues en bord de mer. J’avais une bonne vingtaine de kilomètres à faire avant d’arriver, et la chaleur commençait à ralentir mes pas.

À Villefranche, je cherchais la villa de Nell Cote où les Rolling Stones avaient trouvé refuge au début des années 1970 pour échapper au fisc britannique. J’avais griffonné l’adresse, avenue Louise Bordes, sur un carnet, au cas où, mais mon sens atrophié de l’orientation s’était à nouveau interposé entre mes velléités touristiques et mes possibilités concrètes. Je n’avais qu’à imaginer Keith Richards gratouiller sa guitare au soleil, avec Anita Pallenberg ou une autre à ses côtés.

Je m’arrêtais pour déjeuner à la terrasse d’un vaste établissement dans le centre d’Éze Village. Des cars de touristes déchargeaient leurs passagers pressés d’aller se restaurer et il me tardait de commander pour pouvoir les éviter et partir au plus vite.

J’avais repéré le cimetière à l’ombre des collines, là où était enterré Francis Blanche, un autre de mes héros. Aller lui rendre une visite me paraissait le moins que je puisse faire pour « le petit gros qui nous a bien fait rire », tel qu’il le chantait lui-même. « Laissez-moi dormir, j’étais fait pour ça », pouvait-on lire en guise d’épitaphe. C’était l’histoire de ma vie et lui seul avait su formuler en peu de mots et pour l’éternité ce qui me tenait lieu de pas si fière devise. En éternel aboulique, fatigué et rêveur, je savais d’instinct ce que cette phrase pouvait avoir de magique.

J’avais lu la biographie que lui avait consacré Claude Villers, un autre petit gros, qui ne négligeait aucun épisode de sa vie. Le chansonnier d’après-guerre, les canulars téléphoniques et les feuilletons désopilants d’Europe 1, son amitié professionnelle avec Pierre Dac, Papa Schultz, le notaire Folâtre des Tontons flingueurs, le Fernand Haudouin de La jument verte, le Leo Bertold d’Adieu Berthe… Ses épouses, ses maîtresses, ses pensions alimentaires qui l’avaient ruiné, ses dettes colossales, ses ennuis avec le fisc et sa triste fin dans la solitude et l’amertume. Heureusement qu’il n’avait pas choisi de dormir, on n’aurait beaucoup moins rigolé.

Mais il était temps de se remettre en route, direction Beausoleil, Cap d’Ail et le col de La Turbie. La Turbie où, outre le Trophée des Alpes, on pouvait apercevoir le terrain d’entraînement de l’A.S Monaco, ce club légendaire passé entre les mains d’un oligarque russe avec des joueurs étrangers surcotés et surpayés souvent atterris là en fin de carrière et pour des raisons purement fiscales.

J’y étais déjà venu lors d’une manifestation d’Attac contre l’évasion fiscale, justement, mais j’y entrais cette fois en touriste un peu benêt attiré par la passion adolescente pour un vieil ananar mort un 14 juillet.

On aurait dit Sarcelles-sur-Mer, mais un Sarcelles de luxe où les appartements se vendaient à prix d’or. C’était comme si le béton avait été coulé pour contenir l’avancée de la mer, un peu comme les polders. De Léo Ferré, il y avait d’abord cet Espace Léo Ferré pavoisé de drapeaux rouges et blancs et je m’aventurais vers la rue qui l’avait vu naître, cette avenue Saint-Michel avec ses villas cossues. J’allais aussi vers la rue Henri Dunant où il avait établi sa maison d’édition La mémoire et la mer. Tous ces lieux me semblaient incongrus en regard du personnage qu’il était, ou du moins de l’image que j’en avais. Autant un Brassens avait quelque chose de commun avec Sète, ne serait-ce que par Paul Valéry, ou un Nougaro incarnait Toulouse que les rapports entre Ferré et Monaco relevaient de l’oxymore.

Lecteur d’une demi-douzaine de biographies sur mon grand homme, je savais que son père y était employé à la société des bains de mer comme chef du personnel du casino. Un père sévère et autoritaire qui l’avait envoyé en pension chez les Frères des écoles chrétiennes à Bordighera alors qu’il avait 9 ans. Tous les fans de Léo Ferré savaient cela, ne serait-ce que pour l’avoir lu dans son roman autobiographique paru en 1970, Benoît Misère, l’un des premiers livres que j’avais jamais lus, avec le Sur la route de Kerouac.

Je pensais aux débuts parisiens de Léo et à ce rendez-vous avec un Charles Trénet qui l’avait éconduit, incommodé par la fumée de ses Celtiques. Je me souvenais de ses concerts des années 1970 où des militants de la Fédération Anarchiste figuraient immanquablement aux premiers rangs, psalmodiant les paroles de ses chansons avec ferveur, comme à la messe on répétait la liturgie des prêtres. Tout cela donnait l’impression d’une secte vouée à l’adoration de ce petit vieux en jean et veste de cuir à la figure simiesque et à la chevelure blanche comme échappée d’un crâne de nature morte. J’avais usé jusqu’à la corde son Il n’y a plus rien, en 1973, ce disque de la mort et du néant où il me tirait des larmes sur des textes de son compère Jean-Roger Caussimon. J’étais un inconditionnel (de variété).

Comme pour Francis Blanche à Éze-Village, j’allais, avant de partir, me recueillir sur sa tombe. Je n’avais pas le culte des cimetières, du marbre et des caveaux, mais j’estimais que certains hommes méritaient qu’on s’attarde au pied de leur pierre tombale et qu’on y accroche quelques pensées affectueuses. J’avais fait de même dans le patelin de René Fallet, à Thioune, dans l’Allier et aussi au Père-Lachaise avec Antoine Blondin. J’avais dans la tête une cartographie de la mort qui couvrait, d’un cimetière l’autre, la quasi-totalité du territoire métropolitain.

Je jetais un dernier regard sur le Palais des Grimaldi et me revoyais le jour de la mort de Grace Kelly, saluant le courage d’un Bernard Langlois, futur fondateur de Politis, qui avait décidé de ne pas ouvrir son journal avec cette information, ce qui lui avait valu son renvoi. C’était en septembre 1982 et on avait considéré ce choix éditorial comme une mauvaise manière, voire une faute professionnelle. Celle ou celui qui oserait s’inspirer d’un esprit aussi libre risquerait aujourd’hui l’anathème et le bannissement médiatique.

Il était temps de rentrer, et je prenais un dernier verre à la terrasse de l’Art Café, près de la gare. Je commandais un Monaco, pour faire couleur locale. Une sorte de panaché à la grenadine d’un goût douteux mais qui avait le mérite d’étancher ma soif. Des gens discutaient autour de moi de leur visite au musée océanographique et de la soirée qu’ils se promettaient de passer au casino. Ne manquaient guère que le grand prix de Formule 1 et quelques rumeurs sur la famille princière pour que les clichés touristiques fussent au complet.

J’étais fatigué et mes jambes ne me portaient plus. Je décidais de prendre un car à Beausoleil, en reprenant l’Avenue Saint-Michel, direction Nice. Le soleil avait fait place à de bas nuages dans un ciel plombé d’un bleu sale. Il n’allait pas manquer de pleuvoir. On repassait par les villes que j’avais mémorisée à l’aller : La Turbie, Cap d’Ail, Éze, Villefranche et Beaulieu.

Je m’étais à demi endormi au fond du car, incapable de lire un journal que j’avais acheté le matin à Nice. Je n’avais eu le temps que de lire les titres, mais l’actualité attendrait. C’était notre dernier jour à Nice et il allait bien falloir retrouver la grisaille et le travail. C’était comme un dimanche soir avant de retrouver l’école pour la semaine. J’étais mélancolique et cafardeux et je ne faisais rien pour que cela ne se remarque pas.

– « On aurait pu venir avec toi, à Monaco. Je m’étonne d’ailleurs de ton empressement à aller à pied dans un endroit qui représente tout ce que tu détestes.

– Oh, il y a quand même le football, et Léo Ferré, fis-je en riant. Et puis, je me vois mal vous tirer du lit à 8 heures du matin et faire 20 kilomètres à pied avec moi.

– Je les aurais bien fait moi, dit Fanny. Et on aurait peut-être aperçu Caroline ou Stéphanie.

– Et le Prince Rainier et son fils Albert et Stéphane Bern et même peut-être Léon Zitrone, répondis-je avec humeur.

– On peut pas dire que ça te réussit, Monaco », conclut Françoise.

Pour me faire pardonner, je les invitais toutes les deux dans une pizzeria en bas de l’immeuble, histoire de passer une dernière soirée tranquille, sans cuisine et sans vaisselle. J’avais eu envie d’aller à l’Union – spécialités provençales -, mais je me voyais mal absorber quantité d’aïoli qui m’aurait rendu malade pour le lendemain. On avait terminé la soirée dans un bar-cocktail où on s’était remis à commander des Pina colada, comme à Joyeuse. C’était maintenant l’orage et on parlait d’inondations, l’eau s’infiltrant à gros bouillon dans les caniveaux. Quelqu’un parlait d’épisode cévenol et les gens sortaient sur le pas de leur porte pour observer de plus près le déluge.

On en était à se demander si on allait pouvoir partir le lendemain, avec la voiture qui couchait dehors. Et brusquement tout s’arrêta. On slalomait entre les flaques d’eau en refermant les parapluies. « L’orage a fait tomber sur nous toute la pluie du ciel », chantaient-elles à l’unisson, comme deux fillettes espiègles. Et moi de déclamer avec emphase : «Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue, Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue D’envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau D’un linceul vaporeux et d’un brumeux tombeau ». 

– « C’est d’un gai, murmura Françoise.

– C’est du Baudelaire, chanté par Léo Ferré, précisé-je, non sans cuistrerie.

– Quand t’auras fini de nous bassiner avec ton Ferré et tes poètes qui feraient pleurer un régiment ».

Je m’abstins de lui chanter un couplet de « La mélancolie » et la rassurai sur ma résolution prise de ne plus lui parler de Ferré, de Monaco ou de poésie. Peut-être pas là tout de suite mais, « avec le temps… ».

27 juin 2023

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