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DANS TON SOMMEIL (Roman)

chapitre 1.

Aujourd’hui, je t’aurais souhaité ton anniversaire. Comme tous les ans, par une carte postale si j’étais en vacances ou de visu si c’était possible. Ici, dans cet Ehpad, tu avais droit pour ton anniversaire à ta photographie sur le grand panneau du hall d’entrée, plus des papiers de couleur te souhaitant le meilleur et quelques attentions particulières de la part d’un personnel bienveillant et bien disposé à ton endroit. Tu recevais ces marques d’affection avec une indifférence polie et elles te disaient toutes que tu faisais encore jeune, malgré le poids des ans et ton récent basculement dans la catégorie des septuagénaires. Il est vrai que tu n’avais jamais vraiment fait ton âge. Je n’avais pas de cadeau à te donner car tu n’en voulais pas, chaque objet remis entre tes mains te semblait relever d’un embarras supplémentaire. Où le mettre ? À qui le confier ? Quel intérêt ? Tu ressemblais en cela à notre mère qui refusait sans examen toute gratification de cette sorte. Vous nous faisiez tous deux sentir par là que tout commerce était rompu avec le monde extérieur dont vous n’attendiez rien et que de toute façon vous ne méritiez pas nos présents destinés avant tout à nous donner bonne conscience.

J’allais donc te voir dans l’une de tes prisons : appartement thérapeutique, hôpital de jour, clinique psychiatrique ou établissement d’hébergement pour adultes handicapés .

Toute ta vie tu auras été de l’un à l’autre, de Charybde en Scylla, en France ou en Belgique, selon les places disponibles et les tarifs exigés. Des vacances, il y a longtemps que tu n’en prenais plus et je suis sûr que tu n’ avais pas la moindre envie d’en prendre. Tu préférais ces grandes salles asilaires où quelques tables et quelques chaises comblaient un vide qui était plus que dans l’espace.

Au milieu d’un parterre de valétudinaires, de déments, de séniles ou de paralytiques, tu accueillais tes visiteurs comme un roi dans cette cour des miracles pour sursitaires de la vie. L’été, tu choisissais un coin d’ombre au fond de la salle, dans une semi-obscurité complice de ton éternelle mélancolie. On t’invitait parfois à aller dehors, dans un petit jardin où quelques tables étaient dressées à l’ombre, mais tu refusais tout net la proposition, sauf quand il s’agissait de fumer une de tes cigarettes blondes que tu éteignais et rallumais après quelques bouffées.

Il n ‘était pas rare qu’une infirmière ou une fille de salle nous regarde en soulignant notre ressemblance avec la traditionnelle formule : « c’est pas la peine de dire que vous êtes frères ». Dans tes mauvais moments, tu semblais rétif à cette comparaison mais le plus souvent tu en étais comme flatté.

Un peu après 16 heures, on t’apportait un goûter composé d’un biscuit ou d’une madeleine, d’un jus de fruit et d’un café dont on pouvait voir le fond. Ce qu’on appelait dans nos contrées de la chourloutte. Tu avais l’air de t’en satisfaire et il est vrai que tu n’avais jamais été bien difficile.

Tu n’étais pas causant et, lorsque je venais – seul, la plupart du temps – je mesurais comment j’allais meubler cette heure passée avec toi, en ta triste compagnie. Tu commençais par répondre invariablement « rien » à la question « quoi de neuf ?» purement rhétorique, tant je savais qu’il ne pouvait rien t’arriver entre ces murs et que si d’aventure quelque chose avait pu advenir, ta force d’inertie aurait su circonvenir l’imprévu et le réduire à néant. Puis j’embrayais sur tes finances, un sujet qui te faisait tirer l’oreille. Je n’avais aucune information de ta tutelle et je te demandais si tu en avais plus que moi. Tu haussais les épaules et avançais la tête dans une mimique censée me faire comprendre que tu ne savais rien et que la question ne te préoccupait pas plus que cela. « On verra bien quand il n’y aura plus rien », disais-tu dans une gestuelle fataliste.

Tu me disais faire des jeux de mémoire et répondre à des questions sur les actualités, la chanson, le cinéma ou le sport. Tu me disais être fier de briller dans un domaine où tu surclassais aisément les autres avec tes connaissances qui, sans être bien vastes, suffisaient à t’illustrer dans ce genre de compétition. Tu avais toujours perdu et seuls ces jeux et ces quiz faisaient de toi un gagnant. Tu devais estimer qu’il n’y a pas de petite victoire.

Tu me confiais parfois avoir assisté à la messe, dans la petite chapelle jouxtant l’établissement, tout près du pavillon des Alzheimer. Pas vraiment pour ta foi catholique qui n’avait jamais été débordante, mais plutôt par ennui. Pour voir des gens plus malheureux que toi et pour communier un moment avec eux dans l’attente de voir se réaliser une promesse où tous les affligés seraient maîtres du monde.

Seuls les événements sportifs et les résultats de football t’intéressaient, et tu me demandais parfois de regarder sur mon téléphone portable le score de matchs en cours, notamment ceux du LOSC, ton équipe favorite. Tu écoutais France Info en continu et tu étais informé du matin au soir, ne retenant souvent d’une façon étrangement morbide que les catastrophes naturelles, les crash d’avions, les déraillements de trains, les inondations, les sécheresses et les calamités dont l’actualité n’était jamais avare. Il fallait du malheur à l’humanité entière pour compenser ton absence de vie, ta tristesse et ta réclusion. C’est du moins la façon, peut-être fausse, dont j’analysais ta passion morbide pour tous les signes extérieurs d’une apocalypse que tu semblais appeler de tes vœux. Je passais ensuite à tes besoins en produits de toilette, vêtements et provisions de bouche. Il ne te fallait jamais rien et tu préférais traiter directement avec ta tutrice. Je te laissais une plaque de chocolats ou un paquet de bonbons que tu croquais devant moi en plus de tes cigarettes que tu prétendais fumer avec parcimonie, affirmation démentie par tous ces paquets vides que tu gardais sur une étagère de ta petite chambre, comme des preuves tangibles et à charge de ta tabagie.

Il y avait aussi le passage obligé des morts du mois. Tu égrainais les noms des chers disparus, les plus connus. Une courte liste que je complétais avec d’autres que tu ne connaissais pas. On eût dit que ces recensements morbides t’apportaient du réconfort, comme si tu te consolais de les voir partis avant toi.

Tu écartais souvent les quelques camarades qui nous importunaient après t’avoir tapé d’une ou deux cigarettes que tu donnais avec générosité. Quitte à les revoir après, tu estimais que cette heure avec moi était sacrée et n’avait pas à souffrir d’une présence autre qui n’aurait pu être que parasite.

J’imaginais que tu aurais pu, avec eux derrière toi, prendre la tête d’une révolte ou d’une mutinerie contre l’institution. Tu aurais été le « grand chef » du roman de Ken Kesey Vol au-dessus d’un nid de coucou (dont le titre original de la première traduction, La machine à brouillard, était encore plus explicite). Tu avais la stature du chef indien déchu et tu aurais pu emmener tes compagnons de misère dans un vertige halluciné de destruction qui vous aurait conduit vers les nuages et au-delà, vers un paradis perdu d’avant la chute. Toi devant et eux derrière, et toutes les Miss Ratched du monde étranglées par tes mains. Mais ce fantasme libérateur et homicidaire me concernait plus moi que toi et les tiens qui vous teniez à un respect des règles de l’établissement n’excluant pas une discrète ironie tenant aussi de l’auto-dérision. Votre silence d’éternels emmurés, de reclus perpétuels, en disait long et vous n’étiez dupes de rien dans une forme collective d’intelligence directement issue de vos frustrations et de votre souffrance . Vous deviez avoir tué pères et mères pour en arriver à cette situation de totale déréliction. Et non, même pas…

J’en venais parfois, pour te dérider, à des souvenirs d’enfance ou à des anecdotes familiales maintes fois racontées mais que tu paraissais entendre pour la première fois, à en juger par ton rire asthmatique, tes contractions d’épaules et ton ventre énorme qui se mettait en mouvement, imprimant des soubresauts de haut en bas dans des balancements de chair flasque.

Toujours les mêmes histoires moquant les traits de caractère de membres de la famille. Le père était souvent brocardé pour son avarice, ses colères et son autoritarisme ; même si on lui reconnaissait une certaine droiture et un courage exemplaire dont il avait fait montre toute sa vie. Pour notre mère, c’était plutôt sa naïveté et sa candeur qui nous amusaient, mais aussi son dolorisme, ses faiblesses et ses bondieuseries. Nous rendions hommage à sa bonté. Notre frère aîné, qu’on avait tôt fait de baptiser « papa deux » en raison de sa facilité à se substituer à l’autorité paternelle, n’était pas épargné. On avait surtout noté le contraste entre sa volonté et son optimisme inébranlable d’un côté, et sa dérive alcoolique et sa triste fin dans la solitude, traitant par le mépris un diabète de plus en plus invalidant. N’empêche, il nous rendait des points dans tous les domaines par sa vitalité et son intelligence. Il était décédé depuis dix ans maintenant, nous restions vivants, nous deux qui n’étaient pas les préférés de notre père. On avait eu le temps de percevoir, par mille signes diffus, qu’il avait toujours jeté son dévolu sur son fils aîné, les deux autres n’ayant pas vraiment été désirés. Et le cadet que j’étais encore moins que toi, le puîné qu’il m’arrivait de visiter le dimanche après-midi, puisque tu avais l’air de tenir à ce que je le vinsse le jour du Seigneur, comme si notre rencontre eût pu revêtir les contours d’une cérémonie, non pas par l’événement somme toute dérisoire à quoi elle donnait lieu, mais par sa régularité et son immuable déroulement.

Je saluais le personnel médical avant de m’éclipser et j’étais soulagé de passer la porte sans que ma visite n’ait suscité le moindre dérapage. Il y en avait parfois, lorsque tu semblais t’énerver et, anxieux, demandais à regagner ta chambre en me laissant dans l’embarras du visiteur éconduit. Le plus souvent, c’était des souvenirs humiliants d’une petite amie qui t’avait laissé choir ou d’un infirmier qui s’était montré brutal ou de toute autre figure ayant jalonné ton long martyr. Dans tes délires, tu mélangeais les personnages, que tu croyais sincèrement voir dans un délire hallucinatoire, la fiancée prodigue s’étant liguée avec l’infirmier indélicat pour te faire souffrir. Tu les entendais chuchoter à ton oreille les plans qu’ils avaient tous deux concoctés pour une exécution qui était imminente. Dans ces moments-là, tu me confiais qu’on allait le faire disparaître et que le complot, bien que déjoué par toi, menaçait de s’accomplir. Je te répondais que, depuis le temps qu’on devait te donner la mort, tes exécuteurs ne devaient pas être pressés. Mais l’humour, la rationalité et la logique perdaient tous leurs droits devant un délire paranoïaque qui combinait tous les traumatismes accumulés pour un final où tu te voyais en Christ héroïque faisant face une dernière fois à tes tourmenteurs enfin parvenus à ce que tu imaginais être le but de leur vie, à savoir te nuire jusqu’à la mise à mort .

Il m’arrivait de laisser des bandes dessinées à des résidents qui m’en avaient demandé. Des patients qui n’étaient pas présents pour que je leur donne en mains propres. Je laissais mes Tintin, mes Spirou et leurs héros emblématiques aux bons soins du secrétariat qui se promettait de transmettre à Pierre, Paul ou Jacques. J’avais aussi proposé des romans, pas trop difficiles à lire, mais seule une vieille dame charmante m’avait emprunté un Zola ou un Balzac. Toi, tu ne lisais pas et n’avais jamais lu. Tout au plus des bandes dessinées enfantines qu’on allait chercher par paquets chez le libraire du coin, un dénommé Ramette, ancien gendarme qui régnait sur ces trésors de papier. D’une démarche lente causée par son embonpoint, il s’aidait parfois d’une perche pour aller dénicher des vieux illustrés dont nous étions tous deux friands. Il affichait les unes de Détective, France Dimanche et Ici Paris, autant de journaux qu’il méprisait avec sa dame, une petite brunette énergique qui le secondait dans sa tâche. Les deux étaient ravis, en revanche, de nous vendre nos exemplaires de Lucky Luke ou de Johan et Pirlouit, fascinés que nous étions toi et moi par le Moyen-âge et le Far-west. Il y avait aussi Le Vieux Nick et les pirates, ses îles au trésor et ses mutineries, mais rien ne valait ces deux périodes historiques si dissemblables incarnées par des Robin des Bois ou par des Jesse James.

Je reprenais le métro après deux kilomètres jusqu’au centre-ville, et je me replongeais dans mon roman après avoir jeté un dernier coup d’œil aux scores définitifs de la Ligue 1. J’exultais si mon équipe de cœur avait gagné et leur défaite ajoutait à la tristesse de ces mornes dimanches où, après les apéritifs, le déjeuner copieux et la sieste, j’allais te voir entre 16 et 17 heures, pas plus tard car, dès la fin de l’après-midi, le personnel commençait à dresser le couvert et on n’allait pas tarder à servir la soupe. C’est qu’on aimait à manger tôt, dans ces endroits-là, à la périphérie de la vie, dans cet entre-deux juste avant la grande nuit.

Parmi les souvenirs d’enfance que nous faisions revivre, la seule activité qui nous donnait vraiment l’impression d’être ensemble, il y avait ceux qui remontaient à notre plus jeune âge, dans un village situé à la limite des départements du Nord et du Pas-De-Calais – Gravelines – puis des réminiscences plus précises, alors que notre père avait quitté la gendarmerie mobile pour s’installer dans la Départementale à Tourcoing. Et puis c’était déjà l’adolescence, la sortie brutale du monde enchanté de l’enfance et les premiers tourments existentiels, dans un monde où, jusque-là, on s’était contenté de vivre sans se poser de questions, prenant notre condition sociale, notre cadre de vie, notre environnement, nos parents, notre famille et nos voisins comme des données incontestables avec lesquelles il fallait composer, ce que nous faisions facilement et de bonne grâce.

Je devais faire des efforts d’imagination et enjoliver les situations pour attirer ton attention et te faire voyager au pays des souvenirs, qui était un peu le Neverlandde Peter Pan revisité par nous ; un monde moins féerique toutefois, dont les contours, l’histoire et la géographie, étaient dessinés par nos efforts de mémoire conjugués.

Tu étais toujours avec moi. Tu étais plus âgé, mais nous donnions l’impression d’être des jumeaux, moins par notre ressemblance, pourtant forte, que par une complicité qui s’exprimait dans nos jeux et dans les histoires que nous nous racontions. Des contes à dormir debout qui mettaient en scène des personnages grotesques et contrefaits issus de notre fantaisie. Tu faisais souvent naître des personnages quand j’inventais des histoires pour les mettre en scène. Notre association aurait pu durer, si nous n’avions été freinés par les contingences de la réalité.

Maintenant que tu n’es plus là, parti dans ton sommeil, je te fais faire un dernier tour de piste, avec moi. Un dernier voyage, au pays des souvenirs, ce pays qui existe partout où s’élève la moindre parcelle d’humanité.

Comments:

Quel beau texte émouvant qui evoque la mémoire de Jean Paul tel que nous l avons connu avec dans ma mémoire ce sourire et cette ressemblance à « tonton elie ».il restera dans nos cœurs.et bravo pour ta belle écriture qui le raconte si bien !

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