D’abord un dossier sur l’évasion fiscale dans le dernier Lignes d’Attac, puis un film sur le même sujet – La très grande évasion – de Yannick Kergoat dont nous reparlerons. Le thème, l’un des fondamentaux de l’association Attac, revient fort alors que l’Union Européenne étudie des mesurettes pour taxer (un peu) les transactions financières des multinationales. Chaque pays rejette la responsabilité sur les autres sur l’air de « à quoi bon faire ça tout seul », Macron le premier. Du grain à moudre pour les mouvements sociaux à quelques mois des Européennes. Ceux qui n’en parlent pas n’auront pas nos suffrages !
De 80 à 100 milliards d’Euros d’évasion fiscale par an en France. C’est le calcul fait par Solidaires Finances Publiques qui est généralement admis et ne souffre pas de contestations. C’est déjà énorme, même si des estimations plus récentes donnent des chiffres encore plus élevés.
Vincent Drezet, ancien secrétaire national du syndicat et maintenant porte-parole d’Attac, contribue fortement à ce dossier qui impressionne par les chiffres, bien sûr, mais aussi par l’étendue d’un phénomène toujours en extension et qui fait l’objet de peu d’attention de la part des médias dominants, eux qui poussent des cris d’orfraie devant la fraude sociale, soit des versements indus qui ne sont même pas à la hauteur des prestations non réclamées par beaucoup d’ayants droit.
Le consentement à l’impôt est l’un des piliers de la vie en société et du vivre ensemble, et le même Drezet donnait à une époque des conférences avec Liem Hoang Gnoc sous le titre un rien provocateur de Vive l’impôt, là où échapper à l’impôt est un sport national en France où, c’est bien connu, on paie trop d’impôts et de taxes. Une antienne martelée par les riches, mais aussi par les classes moyennes et même par les pauvres qui souvent n’en paient pas. C’est l’idéologie dominante, relayée par une presse pas forcément réactionnaire (voir le zèle du Canard Enchaîné sur ce thème et ses diatribes anti-impôts, donc aussi anti-redistribution). Mais entrons plutôt dans le vif de ce dossier fort instructif.
La lutte contre l’évasion fiscale fait partie, on l’a dit, des fondamentaux d’Attac, un thème fondateur, presque aussi vieux que la taxe Tobin sur les transactions financières. 8 pages titrées Évasion fiscale : passons à l’Attac. Un titre mal choisi qui laisserait penser que l’association ne s’était pas déjà mobilisée sur ce thème.
De légers progrès ont été accomplis, et il est rappelé d’emblée qu’au sein de l’Union Européenne, les 27 États membres ont approuvé en 2022 la mise en place d’un impôt mondial sur les multinationales de 15 % qui décline le projet de l’OCDE(Lignes d’Attac 134). Largement insuffisant face à l’ampleur du phénomène.
Luxembourg papers, Panama papers, double Irish… Les médias ne s’intéressent un peu à la question que lorsque le scandale éclate et qu’il touche des grands noms du spectacle, des affaires ou de la politique. Une peopolisation du sujet. On se souvient quand même qu’un journaliste comme Denis Robert (fondateur de Blast) avait laissé sa chemise devant les tribunaux après la publication d’un livre (La boîte noire) sur l’affaire Clearstream, chambre de compensation et selon lui une machine à gérer les flux de l’évasion fiscale et du blanchiment d’argent sale. Robert avait perdu son procès contre Clearstream (défendu par Richard Malka, aussi avocat de Charlie-Hebdo) ruiné par des condamnations aux montants somptuaires. Pourtant, des documents de première main lui avaient été remis par un avocat luxembourgeois employé au cœur de la bête. Pas suffisant.
En dehors des affaires les plus spectaculaires relayées par les grands médias, on insiste jamais assez sur le fait que l’évasion fiscale plombe littéralement les budgets publics et les dépenses sociales d’un pays. Le principe de base de l’état néo-libéral est de se priver de recettes (fiscales entre autres avec les baisses d’impôts, mais aussi en terme de cadeaux aux entreprises) pour pouvoir montrer que les caisses sont vides et qu’il va bien falloir des « réformes » (retraites, chômage…) pour garder une certaine crédibilité sur les marchés financiers et ne pas alourdir une dette que l’on creuse à dessein, à l’envi.
Pire, les inégalités se creusent entre des riches qui se voient largement défrayés et des classes moyennes et populaires qui paient plein pot, au moins pour les taxes. Comment dans ces conditions plaider pour la justice sociale et le consentement à l’impôt. Sans parler des moyens nécessaires pour la transition écologique, les plus riches étant aussi les plus pollueurs et bénéficiant le plus de la mansuétude de l’état pour qui taxer moins c’est plus de profits, donc plus d’investissement et, au final, plus d’emploi. On connaît l’antienne de feu Helmut Schmidt, mais on a eu le temps de mesurer sa fausseté avec le capitalisme actionnarial.
Comment combattre la fraude ? C’est la partie où Drezet excelle, avançant toujours les mêmes recettes qui restent lettre morte. Il fait d’abord la nuance entre fraude et évitement fiscal, même si la différence est souvent mince. Là où Keynes parlait de l’euthanasie des rentiers, il faudrait s’interroger sur l’opportunité d’interdire la profession d’avocat fiscaliste, sérieusement. Drezet décrit précisément les mécanismes qui consistent pour les multinationales à faire remonter leurs profits dans des paradis fiscaux (ou en Irlande ou aux Pays-Bas), là où ils ont des filiales qui seront taxées au minimum. Pour l’économiste Gabriel Zucman, c’est 40 % des profits qui seraient ainsi défiscalisés après l’ardoise magique. On ne serait pas loin des 1000 milliards d’Euros par an à l’échelle européenne.
On a assoupli le fameux « verrou de Bercy » (lequel décidait seul d’ouvrir des enquêtes) et le plan Attal prévoyait un contrôle des patrimoines plus rigoureux. Mais les vraies solutions ne sont pas mises en place. Il faudrait un personnel suffisant dévolu au contrôle, là où les services se vident et ou on pratique la négociation cordiale avec les fraudeurs. Bercy a supprimé 40000 emplois en 20 ans et fait baisser le nombre des contrôles fiscaux. Il faudrait établir un cadastre financier avec une taxation unitaire qui considérerait multinationales et grandes entreprises comme des entités uniques, sans possibilité de transferts. En fait, déclarer les bénéfices et les payer pays par pays. Enfin, il est nécessaire d’aller à l’encontre des baisses de charges (CICE, CIR, impôt sur les sociétés) et de revoir les niches fiscales et les régimes dérogatoires. Pour ce faire, il sera indispensable d’alourdir peines et amendes pour les délinquants fiscaux, souvent épargnés ou simplement mis à l’amende. Plaie d’argent n’est pas mortelle.
Les campagnes d’Attac contre l’évasion fiscale sont constitutives de son identité. Des actions contre Apple, les Gafam, Mc Donald’s au vol de chaises dans les banques comme la BNP ou la Société Générale avec des procès médiatisés (Nicole Briend à Carpentras ou Jon Palais à Dax). Il y a aussi eu des manifestations à l’initiative des comités locaux à Jersey ou à Monaco. Attac fait feu de tout bois et l’association, attaquée par Apple, a remporté un succès en justice devant le TGI de Paris ce qui vaut justification pour nos actions de désobéissance civile (ou civique). Sans préjudice des actions menées pour des taxes sur les transactions financières et sur le trading à haute fréquence, qui fait passer des milliards d’un pays l’autre en un clic de souris.
Le débat n’est pas clos sur le protectionnisme et la nécessité de se donner les moyens pour lutter efficacement contre la mondialisation libérale et les délocalisations, même si beaucoup voient dans ces positions le faux-nez du nationalisme, sans parler de la quasi-impossibilité de mettre en place de telles politiques dans un environnement économique concurrentiel.
Nos comités locaux ont aussi mouillé la chemise à l’occasion de déambulations – festives et joyeuses – dans les rues de Lille ou lors de déclarations en marge des marches climat, à Lille ou à Roubaix. Nous faisons beaucoup d’information sur ce thème dans les débats publics, forums et manifestations que nous organisons ou auxquels nous participons. Peut-être pas suffisant, voire un peu dérisoire face à un phénomène massif et organisé, mais on ne peut pas reprocher à l’association de ne rien faire contre ce scandale mondial qui condamne des classes sociales et des pays entiers à la pauvreté, voire à la misère.
À la fin de l’envoi, quelques ouvrages de référence sont cités auxquels on invite le lecteur à se référer : Les paradis fiscaux, de Christian Chavagneux, La richesse cachée des nations, de Gabriel Zucman, Offshore de Renaud Van Ruymbecke… Entre autres. Plus les petits livres d’Attac, de Solidaires ou de Copernic sur le thème. On regrettera l’absence, dans l’énumération, des deux livres des camarades Bocquet (Éric et Alain) : Sans domicile fisc et Milliards en fuite (au Cherche midi) qui, parmi les solutions évoquées ci-dessus, envisagent une Cop sur la finance sous l’égide de l’ONU, seule à même de mettre en place les dispositifs nécessaires ratifiés par les nations. On ne dira jamais assez l’importance des travaux d’Éric Bocquet sur l’évasion fiscale (au Sénat, dans ses livres et dans toutes les tribunes et débats publics possibles). Un oubli, on suppose. Restons évasifs sur ce point.
Lignes d’ATTAC – 134 – juillet 2023
31 juillet 2023