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NOTES DE LECTURE (51)

ITALO CALVINO – LE CHEVALIER INEXISTANT – Seuil / Le livre de poche.

Il y avait bien longtemps qu’on n’avait lu un roman de ce bon Calvino. Ce roman fait partie d’une trilogie où figurent Le baron perché et Le vicomte pourfendu, ce qui situe l’atmosphère surréaliste de ces contes drolatiques et absurdes, écrits d’une plume voltairienne avec le même humour pince-sans-rire et la même finesse d’esprit.

Ce n’est pas pour rien que Calvino a été membre de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) et qu’il a pu trôner au collège de pataphysique dans le sillage des Jarry et des Vian. Son cousinage avec Queneau est évident et il évoque aussi des poètes aussi précieux qu’un Jean Tardieu ou un Roland Dubillard.

Le chevalier inexistant, c’est juste une armure sans rien ni personne dedans. Agilulfe des Guildivernes (c’est son nom) est pourtant un maniaque de l’ordre et du service, connaissant par cœur les règlements et cherchant en toutes occasions à prouver sa bravoure. Il est précis et possède une mémoire d’éléphant, ce qui lui permet de constater ou de relativiser les exploits chevaleresques de ses pairs.

Il sert dans les troupes de Charlemagne contre les Sarrasins et s’est vu doté d’un écuyer nommé Gourdoulou, qui a bien un corps, lui, mais pas de raison contrairement à son maître plein d’esprit et de sagesse, mais qui n’a pas de corps.

L’histoire est écrite par Theodora, une religieuse qui fait pénitence en ayant l’obligation de conter ces aventures et Calvino se joue des clichés du roman de chevalerie comme des mythes du théâtre grec ou élisabéthain. On s’amuse beaucoup à suivre les tribulations de chaque personnage : Raimbaud de Roussillon, qui veut venger son père occis par le sultan sarrasin ; Torrismond de Cornouaille, Écossais dont l’adoubement est contesté par le chevalier inexistant ou la belle Bradamante, fière amazone amoureuse dudit chevalier car elle a été trop déçue par les hommes réels, donc autant en choisir un qui n’existe pas.

S’ensuit une histoire abracadabrantesque (comme disait Villepin après Rimbaud) qu’il serait vain de raconter tant l’imagination de l’auteur est en surchauffe. On nous révèle à la fin que Bradamante et la religieuse scripte ne font qu’un et tout finit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, comme disait justement Voltaire.

Calvino excelle dans ce genre de récits où la créativité la plus folle tient la main à l’humour le plus caustique. On a parlé de Queneau au début, mais ce livre s’approche du meilleur Queneau, celui des Fleurs bleues ou du Dimanche de la vie. C’est dire le niveau où on se place et c’est aussi dire le plaisir que nous a procuré ce petit livre.

Cela fait longtemps, pour notre part, qu’on est devenus calvinistes.

DENNIS LEHANE – UN PAYS À L’AUBE – Rivages / Thriller.

Un polar pour changer, un gros (760 pages !). On a déjà parlé ici de Dennis Lehane, une valeur sûre du polar à classer parmi des auteurs comme Michael Connelly ou Harlan Coben. C’est à lui notamment qu’on doit Mystic river (mis en scène par Clint Eastwood) ou Shutter Island, adapté au cinéma par Martin Scorcese.

Comme Ellroy est l’écrivain de Los Angeles, Winslow celui de New York ou James Lee Burke celui de la Nouvelle-Orléans, Lehane est le chroniqueur de Boston où se côtoient minorités irlandaises et italiennes. Il raconte ici le Boston de l’après première guerre mondiale à travers des policiers du Boston Police Department et d’un jeune noir en cavale révolté et féru de base-ball, le tout sur fond de grippe espagnole (variant américain) et de troubles sociaux. Une épopée, comme il est écrit en quatrième de couverture. Une épopée qui rappelle la trilogie américaine de Dos Passos – U.S.A – tant les thèmes sont proches et tant l’obsession de l’Amérique et de son identité est prégnante. On n’est loin du polar classique. En est-ce un d’ailleurs ? Pas vraiment. C’est beaucoup mieux.

Une fresque historique, très politique aussi, qui fait le récit d’une amitié entre ce jeune noir – Luther – et ce fils du chef de la police – Danny – que tout oppose. Luther a commis un meurtre en Arizona et il se rapproche des milieux luttant pour les droits civiques quand Danny, d’abord chargé d’infiltrer un syndicat de police et des milieux révolutionnaires, finit par prendre la tête du syndicat, l’affilié à l’AFL / CIO et mène une grève de la police, du jamais vu dans Boston, ni nulle part ailleurs.

S’ensuivent des émeutes et des pillages et Tommy, le père de Danny, qui tire dans la foule avec plaisir. On suit les drames de la famille Coughlin, déchirée entre le père flic de choc, la bonniche irlandaise – Nora – dont Danny et son frère Connor sont amoureux et Mc Kenna, l’oncle sadique raciste et haineux, lui aussi ponte de la police.

C’est donc aussi une histoire de l’Amérique d’après la grande guerre, féroce et impitoyable.

Lehane introduit aussi un personnage important : la légende du base-ball Babe Ruth, contre lequel Luther a joué un match improvisé dans l’Ohio. Ruth, idole de l’Amérique, qui se bat avec ses managers, le propriétaire du club et tout ce monde de parasites qui gravite autour de lui. Une belle leçon de liberté là aussi pour un joueur atypique qui n’oublie pas d’où il vient.

Deux êtres, deux héros, qui ont échappé au conditionnement social et familial et qui ont choisi la liberté, même si la voie est rude. La garde nationale réprimera les émeutes dans le sang et le jeune frère de Danny sera aveuglé par un projectile. Lui sera rejeté par sa famille et révoqué de la police malgré un dernier fait d’arme : l’élimination d’une terroriste italienne dont il a été l’amant et qui le laisse à moitié mort.

Luther retournera à Tulsa régler ses comptes avec son tourmenteur et retrouver sa famille, emportant avec lui l’argent sale de la police entassé par Mc Kenna, celui qui le faisait chanter. Danny, lui, partira à New York avec Nora. C’est aussi l’histoire de cet amour, deux êtres faits l’un pour l’autre de toute éternité.

Dans le train, ils croiseront la route de Babe Ruth, transféré chez les Yankees et l’histoire, l’épopée, se termine sur les regards admiratifs de la vedette du base-ball devant ce couple amoureux.

On croise aussi des personnages réels tout le long de ce puissant récit : Edgar John Hoover, patron du FBI anti communiste délirant, W.E.B Dubois, historien noir théoricien des droits civiques ou John « Jack » Reed, journaliste connu pour son récit de la révolution d’octobre et fondateur d’un parti communiste américain resté clandestin. La réalité se mêle à la fiction pour notre bonheur.

Pas un polar donc mais beaucoup mieux : une fresque lyrique digne d’un Victor Hugo ou d’un Émile Zola. Un regard passionné et lucide sur les États-Unis, terre promise et souvent enfer des immigrants. Un pays à l’aube ou la vraie naissance, dans les convulsions, d’une nation. Birth of a nation, comme disait l’autre.

NORMAN MAILER – LE CHANT DU BOURREAU – Robert Laffont / Pavillons.

Norman Mailer, portrait de l’artiste en beau ténébreux (Wikipedia).

Comme son presque homonyme Henry Miller décrivait l’Amérique comme un cauchemar climatisé, Norman Mailer a consacré son œuvre à l’exécration d’une certaine Amérique qui n’en est pas moins son pays, ce qui parfois confine à la haine de soi.

Dans la plupart de ses romans, Mailer interpelle la nation et ses colons d’Anglo-saxons protestants qui ont possédé les terres après avoir massacré les Indiens et qui ont fait du racisme une institution à travers l’esclavage. L’Américain, ou l’états-unien plus exactement, est pour lui égoïste, individualiste, vautré dans son confort et obsédé par le fric et le sexe. Avec, pour recouvrir tout cela, une morale de puritain et des bondieuseries de philistins. Une nation cynique et violente.

L’épais roman (près de 900 pages), raconte la vie du condamné Gary Gilmore, depuis une mise en liberté conditionnelle en 1974 jusqu’à son exécution en 1977, alors qu’aucun état des U.S.A n’avait appliqué la peine de mort depuis 10 ans (depuis 1963 pour l’Utah). À travers l’histoire de Gilmore, c’est aussi l’histoire de la faillite morale d’un pays. Une jeune génération qui n’a retenu des années hippies que les drogues, le sexe libre et un fatras mystique hallucinant. En cela, Gilmore n’est pas très éloigné d’un Manson. On naît avec un volant dans la main, un revolver au poing, et on cherche le plaisir partout où c’est possible, immatures et allergiques à la frustration. C’est l’Amérique profonde des white trash, de pères en fils.

Gilmore vient de l’Utah, ce désert où des mormons de l’église des Saints des Derniers Jours ont installé leurs caravanes avant d’y construire des villes. Des puritains fanatisés qui n’en ont pas moins le sens des affaires et se sont adaptés à la vie d’un pays où le matérialisme est une seconde nature.

C’est aussi malgré tout une splendide histoire d’amour (le roman est d’ailleurs sous-titré « une histoire d’amour américaine »), entre Gilmore et Nicole Baker, la femme qui l’a aimé dès la première seconde où elle l’a vu. Un amour fou qui n’empêche pas la dulcinée de se taper tout ce qui bouge, mais c’est aussi un effet pervers de cet hubris américain où sagesse et mesure n’ont plus cours. Des sortes de Roméo et Juliette du crime.

On ne nous épargne rien des aspects juridiques, avec un condamné qui demande à mourir pas plus que de l’exploitation journalistique, télévisuelle et cinématographique d’une affaire devenue un spectacle en mondiovision. Le portrait d’un écrivain raté devenu l’avocat, ou plutôt l’agent de Gilmore est particulièrement réussi à cet égard. Mais aussi celui de Jerry Schiller, journaliste vedette, et de toutes celles et ceux qui essaient de tirer un bout de la couverture, locaux ou grands médias nationaux. Tous les personnages sont dépassés par la dimension spectaculaire universelle prise par un fait divers criminel, comme si cette histoire était trop grande pour eux. Tous sont en tout cas transformés par ce qui révèle une épreuve et c’est Gilmore qui mène le bal.

C’est avec une précision maniaque que Mailer dévoile les faits bruts, imagine les dialogues et fait défiler les personnages, en romancier accompli. La documentation a dû être colossale, même si on ne sait pas trop ce qui révèle de la fiction ou ce qui est réel. On peut parfois penser qu’il en fait trop et que le roman eût gagné à quelques coupes. Mais c’est Mailer et il peut tout se permettre.

On pense bien sûr à une autre prouesse, le De sang froid de Truman Capote, roman-monstre qui a totalement détruit son auteur. Il n’est pas sain de tourner autour de ces questions qui mêlent la complexe nature humaine au mal et à la mort. C’est quasiment de la métaphysique appliquée.

Le livre est volontairement écrit dans un style direct et plat, une écriture blanche comme on dirait maintenant, qui doit beaucoup au nouveau journalisme (il date de 1979). Pas toujours facile à lire néanmoins, et la traduction ne rend pas le texte fluide. On traduit le bar du Silver dollar le « dollar d’argent », ou l’émission Saturday night live par « Samedi soir vivant ». Et puis, tout cela fait un peu daté, malgré un prix Pulitzer, l’équivalent de notre Goncourt.

On sort de cette lecture rincé, assommé, épuisé, mais on se dit qu’on a eu entre les mains un grand livre d’un grand auteur, avec tous ses excès et sa démesure. C’est pas Normal Mailer, quand même.

ALBERTINE SARRAZIN – L’ASTRAGALE – Jean-Jacques Pauvert / Le livre de poche.

C’est un livre que j’avais lu il y a très longtemps et que j’ai décidé de relire. Le récit de la cavale d’une jeune femme hypersensible et révoltée, avec une plume qui l’a tout de suite distinguée chez un éditeur exigeant et anticonformiste comme Pauvert, l’éditeur de Sade et d’un tas de romans érotiques ou immoraux.

L’histoire est simple, celle d’Anne, une jeune femme qui fait le mur d’une maison de redressement et se casse l’astragale, cet os du pied, à la suite de sa chute. Elle rampe jusqu’à une route nationale où elle est prise en stop par un petit truand nommé Julien Sarrazin qui deviendra son mari. Entre-temps, Julien la planque dans sa famille, puis dans une ancienne guinguette, chez des amis et, après un séjour à l’hôpital, elle remarche et se prostitue pour payer ses dettes. Elle raconte ses liaisons homosexuelles en prison et ses expériences de la prostitution au dehors.

Puis son Julien est entôlé à nouveau, et elle braque les bureaux d’un de ses michetons comptable. L’homme de sa vie finira par sortir, et elle fera une crise de jalousie car une autre est venue le matin de son élargissement. Une histoire d’amour, une autre. Un amour des bas-fonds et des proscrits. On pense à Carco ou à Mac Orlan. On n’est pas chez Sagan.

Ce n’est pas ce récit plus ou moins autobiographique qui constitue le principal intérêt de ce petit livre. Non, c’est la langue, entre Série noire argotique et style grand siècle. Une sorte de Jean Genet en jupons qui partage avec lui ce goût du scandale, de l’amoralité et de l’anticonformisme. Une anarchiste qui ne connaît de loi que l’amour et l’amitié, mais qui vomit la société bourgeoise, ses codes et ses valeurs.

C’est en cela qu’elle est intéressante, même si le roman a pas mal vieilli et si on y retrouve les clichés du roman populaire : la pute au grand cœur, son mac bienveillant, les cigarettes brunes , les alcools forts, la solidarité entre truands et leur code d’honneur. Un roman qui aurait pu être porté à l’écran par un Melville, ce qui aurait mieux valu que la triste adaptation qui en a été faite.

Pour la petite histoire, Albertine Sarrazin mourra à 29 ans à la suite d’une anesthésie ratée pour une opération des reins. Elle aura passé le plus clair de sa courte vie en maison de correction ou en prison et ses parents adoptifs finiront par obtenir de la justice leur désaffiliation. Au tribunal, elle dira « je n’ai aucun regret pour ce que j’ai fait et je vous préviendrai le jour où j’en aurai ».

Une triste histoire, une goualante, éclairée par la publication de ses trois romans chez Pauvert au milieu des années 1960. Une petite gloriole littéraire qui n’aura pas consolé sa chienne de vie. Albertine réapparue, le temps d’une lecture estivale.

25 juillet 2023

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