Parmi les morts rock’n’rolliens de l’été, on compte le guitariste emblématique du Band, Robbie Robertson. Le Band, d’abord appelé The Hawks, ce groupe qui jouait derrière un rocker du nom de Roger Hawkins avant de devenir le groupe de scène de Dylan et de sortir une dizaine d’albums (studio et live) sous son nom, entre 1968 et 1978. Comme les Kinks auront été le plus anglais des groupes anglais, le Band aura été le groupe américain par excellence, brassant tous les genres de la musique populaire du pays en n’omettant pas de raconter son histoire à travers quelques portraits bien sentis de fermiers, de hobos, de prostituées ou de outlaws. Le Band mélange Faulkner et le Square Dance, la Country et la bible, dans une vision noire de l’Amérique rendant des points à Scorcese, Cimino ou Malick.
Un orchestre appelé the Hawks (les Faucons) à la fin des années 50, quand il en est encore à accompagner un vieux rocker – tendance rockabilly – du nom de Ronnie Hawkins. Hawkins est né à Huntsville (Arkansas), et il a d’abord recruté à la batterie son compère, son « pays » Levon -Mark Lavon – Helm, né à Elaine, Arkansas, le 26 mai 1940. Mais tous les membres de l’orchestre, au complet, passeront faire leurs classes chez Hawkins, lequel ne laissera une trace dans l’histoire du rock que pour avoir formé à la dure l’un des plus grands groupes de rock américain. Mais il n’entrent pas tous en même temps dans la carrière : Robbie Jaime Robertson (guitare), né le 5 juillet 1943 (mort le 9 août 2023) à Toronto et Rick Danko (basse) ont intégré le groupe, à 17 ans, en 1960 quand Richard Manuel (piano) et Garth Hudson (orgue) ne le rejoindront qu’en 1963. Quatre canadiens au physique de bûcherons et un petit gars de l’Arkansas. Pourquoi des canadiens ? Tout simplement parce que Hawkins et son groupe tournaient beaucoup au Canada et qu’il y recrutait des musiciens de passage, dans un collectif où les changements de personnel étaient courants.
Ce sont encore des new-yorkais d’adoption, établis à Woodstock dès le milieu des années 60, mais c’est dans la grosse pomme que ces rudes gaillards canadiens vont s’épanouir avec leur maître ès poésie, Bob Dylan. C’est John Hammond Junior qui fera la jonction entre les accompagnateurs anonymes du rocker de Huntsville et le Rimbaud électrique du Minnesota ; Hammond, pièce maîtresse au carrefour de tous les courants du rock new-yorkais.
Hammond recrute les quatre canadiens et leur pote de l’Arkansas pour ses concerts à New York, mais il n’est pas sans remarquer leur étonnante virtuosité et leur compétence rare, chacun avec son instrument mais ils peuvent permuter et ajouter d’autres cordes (accordéon, harmonica, saxophone…) à leur arc. Il sait que Dylan, pressé par Albert Grossman son manager, veut repartir pour une tournée mondiale mais ceux qui l’accompagnaient en Angleterre au printemps 1965 (Kooper, Bloomfield ou Bob Neuwirth) ne sont plus disponibles. Hammond lui présente le groupe dans un club de Greenwich Village et lui conseille vivement de l’engager. Un groupe sans nom dont il répond du professionnalisme à toute épreuve. Sans nom ? Pas vraiment, car il a enregistré un single « The Stones I Throw (Will Free All Men) » sous le nom de Levon And The Hawks, sorti chez Atco. Une première composition signée Robbertson ; rien de transcendant, mais un bon brouillon de ce qui sera la marque du groupe où l’on sent la joie de jouer ensemble, la chaleur humaine, la complicité, l’esprit communautaire et cette faculté à s’emparer de tous les instruments dans des harmoniques osées. Les ingrédients sont déjà là.
Sceptique au début, Dylan les engage et l’orchestre (ou une partie puisque seuls Helm et Robertson sont présents) essuie les plâtres lors du concert de Forest Hills, le 28 août 1965. Dylan vient de sortir Highway 61 Revisited et de se produire, on l’a vu, au festival folk blues de Newport où ses fans, déconcertés, l’ont agoni d’injures. La tournée débute à Louisville (Kentucky) le 4 février 1966, et va se terminer au Royal Albert Hall de Londres, le 27 mai. Une date est prévue à l’Olympia de Paris, le 24 mai, après le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et, bien sûr, les États-Unis. Levon Helm rentre chez lui après les deux premiers concerts (Louisville et White Plains, État de New York), manifestement perturbé par l’atmosphère de folie régnant sur la tournée. Le brave gars de l’Arkansas n’est pas encore habitué aux fans, à la dope et aux groupies.
Retour à New York après quatre mois d’une tournée éprouvante riche en incidents ; l’orchestre a subi son baptême du feu. Le 29 juillet 1966, Bob Dylan se casse le cou – littéralement – dans un accident de moto et est hospitalisé dans un état grave. La galaxie Dylan est en émoi. « Dieu est mort », crient certains, quand d’autres voient dans cet accident la punition divine d’un prodige ayant révélé trop imprudemment des secrets millénaires à l’humanité ou encore la punition pour une vie dissolue. Après un long séjour à l’hôpital et une pénible rééducation, Albert Grossman l’installe à la campagne, à Woodstock, en convalescence, loin de la curiosité malsaine des journalistes et apprentis biographes, mais aussi du vampirisme d’un public qui l’ont en partie détruit. Début 1967, l’orchestre, désœuvré à New York, débarque à Woodstock dans une maison voisine, toute peinte en rose. Dylan et l’orchestre commencent à s’échauffer, à répéter puis à enregistrer dans la maison rose. Le rescapé apprécie la chaleur humaine du groupe et une amitié forte s’instaure entre eux, très loin des relations factices, des louanges trompeuses et des rivalités qu’il a connues avec son entourage jusque-là. Ces gars-là sont simples, rustiques même, francs et sincères et ils n’hésitent pas à charrier un Dylan habitué jusque-là à des marques de respect proches de l’idolâtrie. Mais on le verra, les chics types ont aussi leur face d’ombre. Avec ses nouveaux potes, Dylan retrouve ce qu’il croyait à jamais avoir perdu : le goût de vivre dans une belle fraternité humaine. Il se réchauffe l’âme au doux soleil de l’amitié. C’est donc dans la cave de la maison rose que seront enregistrés les Basement Tapes, que l’on peut aussi bien attribuer au chanteur qu’à son groupe. Des enregistrements qui resteront longtemps pirates avant de sortir officiellement chez CBS en 1975 en France.
The Basement Tapes pourrait presque légitimement être considéré comme le premier (double) album du Band. Sur les vingt-quatre chansons de l’album, sept sont écrites ou coécrites par des membres de l’orchestre, soit un tiers. C’est Robertson qui se montre déjà le plus doué sous ce rapport en alignant quatre chansons : « Yazoo Street Scandal », « Katie’s Been Gone » » (dédiée à la chanteuse country Karen Dalton) et « Ruben Remus », avec Richard Manuel, plus « Bessie Smith » (en hommage à la reine du blues) avec Rick Danko. Manuel compose un rafraîchissant « Orange Juice Blues », mais surtout ce « Tears Of Rage », avec Dylan, l’une des plus belles chansons – convulsive, intense et d’une tristesse émouvante – du disque. Mais c’est encore Rick Danko qui se distingue le mieux avec ce sublime « This Wheel’s On Fire », écrit avec Dylan : un brillant condensé de rage froide visiblement destiné à une ex petite amie
« Le fait d’avoir été associés à Bob Dylan nous a beaucoup aidés. Il serait ridicule de le nier. Cela dit, je ne suis pas convaincu que, sans lui, nous n’aurions pas réussi. J’en suis à peu près certain, mais cela nous aurait pris beaucoup plus de temps ». Richard Manuel, cité dans L’Encyclopédie Du Rock Américain (opus cité).
Music From Big Pink (la maison rose de Woodstock) sort en juin 1968. C’est leur première apparition officielle sous le nom du Band. C’est leur manager, Albert Grossman, qui leur a fait signer un contrat avec Capitol et son directeur de l’époque, Alan Livingston. Alors que le groupe allait reprendre l’appellation ancienne des Crackers, ils ont décidé de s’appeler « l’orchestre », tout benoîtement, puisqu’ils étaient connus comme « l’orchestre » de Dylan. Un dessin du même Dylan sur la pochette et une production assurée par John Simon. Trois titres de Dylan, dont la tutelle sur le groupe est encore forte (« Tears Of Rage », avec Manuel, « This Wheel’s On Fire », avec Danko et « I Shall Be Realised », superbe protest-song dylanesque enregistrée ici pour la première fois). Une tutelle dont ils vont bientôt s’affranchir. Une seule reprise, ce superbe « Long Black Veil » (le grand voile noir) des compositeurs country Marijohn Wilkin et Danny Dill. Quatre chansons de Robertson, parmi les plus belles, notamment cet énigmatique « The Weight », repris par Jackie De Shannon et Joan Baez. On sait l’influence des saintes écritures et des personnages de la bible et des évangiles pour Dylan, une influence rejaillissant sur Robertson si l’on est attentif au texte de « The Weight ». Un voyageur arrive à Nazareth où apparemment il n’est pas le bienvenu. Il y croise différents personnages, figures bibliques (Mademoiselle Moïse), le diable en personne frayant avec la Carmen de Bizet, ou des personnes de sa connaissance (Anna Lee, Luke). À la fin, un fou nommé Chester propose de lui confier son chien, qu’il nourrira quand il le pourra (« you feed it when you can »). Le couplet parle d’un poids, d’une charge – entendre culpabilité – dont tout le monde cherche à l’accabler, mais on pense aussi à une addiction aux drogues dures avec le chien à nourrir. On n’est pas loin en tout cas des textes mythiques de Dylan (« Desolation Row ») et Robertson, fils d’une indienne mohawk ayant vécu dans une réserve, semble néanmoins connaître à fond son histoire sainte. Toutes les interprétations sont néanmoins possibles, comme c’est le cas dans les meilleurs textes de Dylan (c’est d’ailleurs le fondement de la dylanologie, cette pseudo science humaine inventée pour la circonstance), et la musique est exceptionnelle pour une chanson remarquablement construite et d’une richesse harmonique inouïe. La chanson sera incluse dans la B.O du film Easy Rider, de Dennis Hopper. D’autres chansons de Robertson sont intéressantes à plus d’un titre, comme cette autre variation sur le thème du jugement dernier qu’est «To Kingdom Come », « Chest Fever » et son intro qu’on dirait d’orgue d’église avec son riff implacable, ou « Caledonia Mission », une histoire de liaison secrète qui finit mal dans une mission religieuse en Arkansas. C’est, par bribes, l’histoire, une histoire de l’Amérique à travers des légendes locales et des contes ruraux, avec de multiples références à l’histoire sainte. Le reste, à savoir les trois chansons de Richard Manuel (« In A Station », «We Can Talk » et « Lonesome Suzie ») est un ton en dessous, mais on a là un album de grande classe, tant par les textes que par la musique, et la critique ne s’y trompera pas avec une chronique dithyrambique dans Rolling Stone qui en fera son disque de l’année ; le magazine fera d’ailleurs du Band son groupe favori, à commencer par son rédacteur en chef Greil Marcus, lequel va écrire moult articles laudateurs autant que brillants sur le groupe. Succès critique, mais pas vraiment commercial, même si l’album se vend bien, mais sans plus, pour un disque ne privilégiant pas les solos ou les harmonies vocales (chacun y va de son petit couplet), un peu hors du temps par rapport à la musique de l’époque. Un alliage solide savant de rock’n’roll, de folk, de country… Toutes les musiques populaires de l’Amérique blanche se donnent rendez-vous ici.
Le Band ne partira pas en tournée après ce disque, et ils vont s’attaquer, dès l’automne 1968, au suivant, tout simplement appelé The Band, qui sortira en septembre 1969. On les verra peu dans la période, mais leur passage sur scène derrière Dylan pour le festival de l’île de Wight, le 31 août 1969, est resté mémorable. C’est incontestablement le meilleur groupe qu’aura jamais Dylan.
The Band est certainement leur meilleur album. Enregistré à Los Angeles, l’album est toujours produit par John Simon pour Capitol. Douze chansons cette fois écrites ou coécrites par un Robbie Robertson s’imposant en véritable patron d’un groupe encore sous influence dylanesque. Des chansons chantées tour à tour, à la suite, par tous les membres du groupe, seuls Robertson et Hudson se contentant de faire les chœurs. On constate d’ailleurs que les chansons coécrites avec Richard Manuel (« When You Awake », « Whispering Pines » et « Jawbone ») ou avec Levon Helm (« Jemima Surrender ») ne figurent pas parmi les meilleures, comme si Robertson concédait à regret à ses partenaires quelques éclaboussures de son immense talent. Car ce sont bien les chansons signées de lui seul qui font mouche. En particulier « Rag Mama Rag » et son violon magique (un hit en Angleterre), le très bluesy « Up On Cripple Creek », l’une de leurs chansons les plus connues, et surtout « The Night They Drove Old Dixie Down », qu’on pourrait entendre comme un hymne réactionnaire ou un hommage aux vaincus de la guerre de sécession, mais il serait réducteur de s’en tenir là. La chanson, d’une belle mélancolie, raconte en fait l’histoire d’un soldat de l’armée sudiste ballotté par les événements tragiques et douloureux, jusqu’à la mort au front de son frère et le piteux retour dans la ferme familiale du Tennessee où il se remet à travailler la terre comme ses ancêtres l’ont toujours fait, sauf que lui n’oubliera jamais le jour où le général Lee est passé dans son village. Un homme victime de la guerre mais gardant un attachement romantique à ses chefs. On peut aussi s’attarder sur les textes de chansons a priori moins évidents, comme ce « Across The Great Divide » (le grand fossé), une autre histoire tragique du sud, celle d’un fermier faisant le bilan de sa vie un pistolet à la main, probablement prêt à se suicider avant que son épouse, Moly, n’intervienne et le dissuade de commettre l’irréparable. « King Harvest (Has Surely Come ) » raconte encore la triste histoire d’un paysan ruiné dont la grange a brûlé et le cheval (Jethro) est soudainement devenu fou (« corn in the field / Listen to the rice when the wind blows across the water / King harvest has surely come »). Plus qu’à signer un contrat de travail avec le syndicat qui en fera un ouvrier agricole, un métayer ; plus qu’à attendre la pluie, elle seule pouvant garantir une belle récolte. Une dernière profession d’espérance, parce qu’il faut bien survivre. Et ce « Look Out Cleveland » (pas le Cleveland dans l’Ohio, mais Cleveland faubourg de Houston, Texas). Le blues fait son entrée en majesté dans le répertoire du Band, au même titre que le jazz avec « The Unfaithfull Servant », l’histoire d’une domestique ayant osé défier sa maîtresse après tant d’humiliations et elle en paiera le prix fort, le renvoi sans autres formalités. On voit bien où va la sympathie de Robertson dans la chanson. Des chansons très politiques finalement – à fortes teneurs sociales à tout le moins – même s’ils s’en défendent : «La musique est ce qui nous importe le plus. Il faut l’écouter. Nous sommes avant tout des musiciens, et nous ne comprenons rien au sujet de la politique américaine ». Cités dans L’Encyclopédie Du Rock Américain. (opus cité). Voire…
Le Band – et Robertson en tête – semble avoir un pied dans la contre-culture hippie et un pied solidement arrimé dans les traditions de l’Amérique profonde, cette Amérique du deep south souffrant en silence, loin des médias, du rock business et de Hollywood. L’album grimpera jusqu’à la neuvième place des charts 33 tours, début 1970. Une décennie où la musique du Band, justement, s’affadira pour devenir une sorte de rock mainstream, grand public, très prisé des hippies de luxe, futurs yuppies. Mais avant cela, encore deux albums convaincants au tournant des années 60-70.
Un concert désastreux du Band à San Francisco, en 1969, donnera le titre de leur troisième album, Stage Fright (le trac), sorti en août 1970. Le disque est cette fois enregistré à Woodstock (le studio Woodstock Playhouse) et produit par le groupe avec Glyn Johns (ex producteur des Stones) et Todd Rundgren comme ingénieurs du son sur certains morceaux. Terminée la légende des cinq gaillards robustes à la joie de vivre chevillée au corps : un disque reflétant leur face d’ombre, aux accents désenchantés « …révélant les ombres les plus sombres de mélancolie, d’anxiété et de fatigue », comme l’écrit Barney Hoskyns dans sa biographie consacrée au groupe (Across The Great Divide – The Band And America – Milwaukee). Encore dix chansons signées ou cosignées Robertson, mais l’inspiration décline sensiblement. « Stage Fright », la chanson éponyme qui sortira en simple, narre l’histoire d’un gamin jadis employé aux champs et poussé sur le devant de la scène par des adultes cupides. S’il finit par faire fortune et par devenir célèbre, il est brisé et ses rêves d’enfant sont en morceaux : «see the man with the stage fright / just standing up there to give it all his might ». À noter en particulier l’excellent « The Shape I’m In », l’une des plus grandes chansons du Band, mais aussi « W.S Walcott Medecine Show » sur ces spectacles ambulants tournant aux quatre coins du pays, avec son lot de charlatans et de prostituées au grand cœur. Ou ce « Daniel And The Sacred Harp », encore un conte, une fable, un apologue : le vieux Daniel (comme le prophète) convoitant l’objet sacré possédé seulement par les élus. Au bout de plusieurs années à économiser, Daniel paie un homme prétendant pouvoir se la procurer. Le diable, encore ? « Tu as gagné la harpe, mais tu t’es perdu dans le péché », lui dit son père, quand son frère refuse d’écouter le son de la harpe sacrée. Il grimpe sur une colline et joue tout son saoul quand il remarque, effrayé, que son ombre n’apparaît plus (« But as he looked to the ground, he noticed no shadow did he cast »). Est-il mort, est-il damné ? L’histoire ne le dira pas. Juste un homme ayant atteint son but ultime mais s’étant aliéné ses proches dans sa quête absolue, pour finir dans la plus grande solitude, comme un spectre rejeté par l’humanité. La rumeur qui s’étend de maison en maison, de rue en rue jusqu’à tuer celui qui en fait l’objet (« The Rumor »). Glaçant.
Des histoires, des légendes à fortes connotations bibliques exprimant toutes à peu près la même chose : la compassion pour les humiliés et les affligés, la dénonciation en creux d’un monde sans pitié pour les faibles (ou supposés tels) et, surtout, la foi en l’homme s’il accepte de rester fidèle à lui-même, à ses valeurs, et de garder sa liberté. Tout cela est imprégné de foi religieuse (plus catholique que protestante) et aussi de foi tout court dans un pays maudit par l’histoire mais toujours prêt à croire au miracle. L’album se classera à la cinquième place des charts avec un tas d’éloges critiques.
C’est ensuite Cahoots (septembre 1971), encore produit par eux-mêmes au Bearsville (le label de Grossman) Studios de Woodstock, mais un disque inégal n’ayant pas les qualités de ses prédécesseurs. Ils reprennent le « When I Paint My Masterpiece » de Dylan, loin d’être parmi ses meilleures chansons, et Van Morrison – voisin et ami à Woodstock – compose avec Robertson le « 4 % Pantomime » (« Oh Belfast cowboy lay your cards down on the table / Oh Belfast cowboy do ya think you’re able »). Mais les textes restent à un niveau convenable, témoin ce «River Hymn » s’appliquant à décrire un repas du dimanche dans une communauté religieuse à la campagne. La rivière inspire à toute la congrégation les sentiments les plus élevés, fusion mystique entre les êtres et la nature : « la congrégation entière était debout sur les berges de la rivière, nous étions réunis là pour célébrer de petites actions de grâce ». Changement de décor pour « Shoot Out In Chinatown » décrivant une descente de police dans une fumerie d’opium à San Francisco : Bouddha et Confucius outragés, souillés par le crime : « les beaux dragons brûlent, Bouddha a perdu son sourire mais il jure que nous nous rencontrerons encore, dans un tout petit moment ». Ou des petits drames comme ces trois amis partant se baigner au soleil quand le fils de Julie et de John est mordu par un serpent ; ils n’ont rien de plus pressé que de quitter les lieux et d’aller à la ville voisine, mais c’est un accident de voiture, après le serpent, qui percute leur destinée (« we walked back to the house while the moon struck one » – « The Moon Struck One »). Robertson comme un dieu sadique observant un banal couple d’américains dans le ciel de Durango (Colorado), comme Faulkner scrutait les habitants du monde depuis les nuages de Jefferson (Mississippi). « Smoke Signal » évoque les signaux de fumée des tribus indiennes, « Last Of The Black Smiths » ou la nostalgie d’un monde révolu qu’ils s’essayent à faire revivre, souvent en vain : « Dead tongues said the poet / to the daughter of burlesque / Cocteau, Van Gogh, Geronimo / they used up what was left ». Nostalgie encore avec ce « Thinkin’ Out Loud », ce train de Transylvanie et ce petit cirque à jamais enfouis dans les décombres du temps : « Transylviana train, circus never came / the heroes are all gone / no trampoline, fell without a scream / who’s looking for a job ? ». Enfin, « Life Is A Carnaval » est une observation du spectacle de la rue (junky, colporteur, prostituée, vendeur à la sauvette…) : « Life is a carnaval, it’s in the book / like is a carnaval, take another look ! ». « Jette un autre regard », ce que vont finir par faire les musiciens du Band, loin de leur vision originale, unique, de l’Amérique. Dommage.
La suite est connue. Six albums, trois live – signe évident d’un manque d’inspiration : Rock Of Ages 1972, Before The Flood – avec Dylan – 1974 et leur album testament, The Last Waltz, 1977 ; et trois en studio, Moondog Matinee, conçu comme un programme radio composé de la liste des morceaux joués du temps de Levon And The Hawks – régression ? – et les médiocres Northern Lights / Southern Cross (1975), où l’on peut trouver pourtant le superbe « It Makes No Difference », ou Islands, 1977. Pour Rock Of Ages, le groupe s’était réfugié dans la nostalgie – les vieux standards du rock’n’roll et du rythm’n’blues de leurs débuts – avec une prédilection pour Allen Toussaint (responsable des arrangements de cuivres) et Sam Cooke. Pour l’année 1973, on retiendra ce concert fabuleux du Watkins Glenn Festival de New York, le 28 juillet, avec le Grateful Dead et Dylan devant quelques 600.000 personnes. Presque un record.
On retiendra surtout ce superbe film de Scorcese (The Last Waltz) ayant pour cadre leur concert d’adieu au Winterland de San Francisco, le soir du Thanksgiving de 1976 avec repas de fête servi aux spectateurs. Les amis – Dylan et Van Morrison – sont là, mais aussi Neil Young, Joni Mitchell, Muddy Waters, Paul Butterfield et beaucoup d’autres (selon la formule consacrée).
Robertson va s’orienter vers le cinéma et les musiques de film (King Of Comedy ou The Colour Of Money de Scorcese). Après avoir produit Neil Diamond, il ne sortira son premier album solo (produit par Daniel Lanois chez Geffen) qu’en 1987 alors que ses partenaires, nettement moins doués, en ont déjà sorti un paquets. Il signera la bande son du Storyville de Mark Frost, ayant pour cadre la Nouvelle-Orléans (1992), en compagnie des Neville Brothers et des Meters avant d’écrire la musique d’un documentaire sur les indiens d’Amérique, un thème qui lui tient à cœur.
Cousins canadiens des Byrds, compatriotes de Neil Young et frères en poésie de Van Morrison, le Band aura été un groupe aussi estimable par une musique inspirée servie par des musiciens hors pair que par ses textes originaux esquissant en creux une histoire, leur histoire de l’Amérique. Ils se sont affranchis progressivement de l’influence de leur maître, Dylan, pour révéler un continent artistique d’une exceptionnelle richesse humaine. En cela, ils sont aussi proches de Creedence Clearwater Revival par leur attachement à l’Amérique rurale et pauvre.
Honnêtes et infiniment humains. Tel était l’orchestre. Tel était surtout son âme, Robbie Robertson.
Extrait du livre New York sixties (Didier Delinotte) – Camion Blanc – 2018
Merci, Didier, pour ce rappel sublime qui me rappelle tant de souvenirs. Je les ai vus à Woodstock (sans Dylan), et je vendais (fin 69 début 70) les 4 premiers albums pirates de Dylan (le double Great White Wonder, A Thousand Miles Behind, Stealin’, et John Birch Society Blues) que j’achetais en vrac à Los Angeles ou à San Francisco, et que j’expédiais à un ami qui les revendait à New York, ou que je vendais en gros à des magasins de disques et au détail à des étudiants dans les villes de Eugene et Portland (Oregon) et Seattle (Washington). J’avais aussi les pirates de Let it Be et de Get Your Ya-Yas Out que nous vendions un an avant leurs sorties officielles. Ceux de Dylan étaient à moitié ce qui deviendrait plus tard les Basement Tapes, mais il y avait aussi des titres que Dylan avait joué avec Johnny Cash sur son show de télévision ainsi que des chansons qu’il jouait seul, en public, ou des démos qui seraient reprises par d’autres groupes par la suite. The Band était extrêmement populaire au moment où je vendais ces disques pirates, tout d’abord avec la sortie de Music from Big Pink, mais encore plus avec The Band que j’entendais partout où j’allais. Je suis aussi un grand fan des albums solo de Robbie Robertson et de ses collaborations avec Martin Scorcese.