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LE MYSTÈRE ARAGON

Le dernier Aragon à la fête de l’Huma en 1977

« Je pense à toi Desnos qui partis de Compiègne / Comme un soir en dormant tu nous en fis récit.

Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie / Là-bas où le destin de notre siècle saigne »

(« Complainte de Robert le diable » extrait du recueil Les Poètes publié en 1960)

Comme beaucoup de monde, c’est par la chanson que j’ai fait la connaissance d’Aragon. Les vers mis en exergue de son poème repris par Jean Ferrat dans le célèbre Ferrat chante Aragon (1971) – soit dit en passant l’un des plus beaux disques de la chanson française – ont constitué pour moi un choc émotionnel. Même si Ferré a toujours eu ma préférence, c’est bien Ferrat qui a chanté le mieux Aragon et j’en veux aussi pour preuve ce « J’entends, J’entends » non moins bouleversant.

Après celles de Pierre Daix, de Pierre Juquin et de Olivier Barbarant, cette monumentale biographie de Philippe Forest (Aragon) est, sinon la plus complète, la plus actuelle en fonction des études universitaires les plus récentes qui lui sont toujours consacrées.

Le mystère Aragon, comme on a pu parler du mystère Picasso. On sait la personnalité riche et complexe du personnage où cohabitent un poète de haut vol, un romancier virtuose, un provocateur né, un amoureux fou, un animal politique et bien d’autres facettes encore. Forest ne dissipe pas le mystère (qui le pourrait?), il rend compte, sur 830 pages, de la geste et des opinions du docteur Aragon (il fut médecin auxiliaire pendant la grande guerre), y allant chronologiquement comme il se doit, même si à la fin tout s’embrouille dans l’esprit d’Aragon et que passé et présent s’emmêlent, conjugués au futur.

D’abord le bâtard Aragon (son nom de province espagnole donné par son père où celui-ci a sévi comme ambassadeur, soit le préfet Andrieux, qui ne l’a pas reconnu), élevé par sa maîtresse de celui-ci, Marguerite Masillon, et présenté comme le fils adoptif de sa grand-mère maternelle, Claire Toucas, frère de sa mère Marguerite et filleul de son père. On a connu généalogie moins compliquée, de quoi se faire des nœuds au cerveau.

Mais on va seulement résumer les étapes d’une vie qui s’apparente à un destin. L’élève Aragon brillant et déjà auteur de romans dessinés dès son plus jeune âge, l’Aragon soldat mobilisé dans l’est comme médecin auxiliaire au printemps 1918, l’Aragon retour du front après deux années en Allemagne, qui finit par abandonner ses études de médecine pour s’adonner à la poésie aux côtés des premiers dadaïstes.

Son ami André Breton et lui sont venus accueillir Tristan Tzara venu pour la première fois à Paris. Ils croient voir surgir un nouveau Rimbaud mais sont déçus en voyant arriver à sa descente du train un jeune homme au physique ingrat en costume étriqué et parlant le français avec difficulté. Tzara est le pape du dadaïsme comme Breton sera celui du surréalisme. Dada est né de l’effroi des tranchées et des découvertes de deux révolutions industrielles mises au service de la guerre. Une génération ne s’en remettra pas et pourra déjà décréter la fin de tout. « Tu n’en reviendras pas / toi qui courais les filles », pourra écrire Aragon dans Le roman inachevé (1956).

Soupault, Breton et Aragon se lassent vite du dadaïsme et de sa poésie brute. Sans renier la provocation et l’outrage, ils rêvent de dépassement du réel par l’écriture automatique en enrôlant la psychanalyse, le marxisme et le spiritisme. Soupault et Breton présentent à Aragon ce qu’ils considèrent être l’acte fondateur du surréalisme, Les champs magnétiques, un recueil de textes où les deux poètes se répondent d’inconscient à subconscient. La même année, 1924, Breton publie les tables de la loi, Le manifeste du surréalisme qui fixe la règle du jeu. Pour la publication du second manifeste, en 1929, Breton élimine Artaud qui ne croit pas en la révolution, Soupault qui écrit dans des journaux populaires, Bataille jugé trop mystique, Crevel, celui qui a fait le mieux vivre l’écriture automatique, trop homosexuel. Le tour d’Aragon viendra un peu plus tard.

En 1930, le couperet s’abat et Aragon est conspué par ce qui reste de surréalistes pour avoir adhéré en solitaire au Parti Communiste, écrit dans les journaux (notamment Europe de Philippe Soupault) et, surtout, commis déjà deux romans (Anicée et le panorama et Les aventure de Télémaque), ce qui est rédhibitoire. Paul Éluard refuse désormais de lui serrer la main et son amitié avec Breton est définitivement enterrée. Breton qui lui reproche aussi son scepticisme quant à l’écriture automatique et un certain dandysme peu en phase avec la prodigieuse aventure spirituelle que se veut le surréalisme. Le dandy Aragon a été l’amant de Nancy Cullard, la riche héritière muse des surréalistes, et il collectionne les maîtresses cueillies dans les dancings de Montparnasse.

C’est à La Coupole qu’il rencontre Elsa Triolet, écrivaine russe et muse – ex amante du poète de la révolution soviétique Maïakovski. Elle appartient à la bourgeoisie juive de la jeune U.R.S.S, amie de Roman Jakobson, de Boris Pasternak ou de Victor Chklovski. On ne sait si c’est le coup de foudre, mais Elsa veut de lui et il se laisse faire. Il a mal vécu son éviction du groupe surréaliste et ne supporte plus les amants que collectionne la belle Nancy. Aragon, déprimé et suicidaire (il a vraiment tenté de se suicider dans une chambre d’hôtel de la côte espagnole), trouvera en Elsa Triolet une mère et dans le Parti un père.

Il a publié trois romans dont l’exquis et magique Le paysan de Paris, plusieurs recueils de poème (de Feux de joie au Mouvement Perpétuel, son œuvre la plus surréaliste), un pamphlet jubilatoire (Le traité de style) et a laissé inachevé un roman colossal, total (La défense de l’infini). Il commence ses voyages en U.R.S.S et, malgré la répression qu’il perçoit et le totalitarisme qu’il devine, chante les louanges du régime. Hourra l’Oural (pourquoi pas youpi le goulag ou bravo Staline). Parallèlement, il entame une fresque romanesque (Le Monde Réel) qui comptera 5 volumes situés entre la fin du 19° siècle et la seconde guerre mondiale. Les cloches de Bâle, Les Beaux quartiers, Les voyageurs de l’impériale, Aurélien et Les communistes ont été écrits sous l’influence du réalisme socialiste, mais Aragon, s’il se réclame d’une littérature pour l’édification du peuple, n’en demeure pas moins Stendhalien par le style avec des temps forts, des morceaux de bravoure (le discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, ce bataillon qui refusa de tirer sur les grévistes, un jeune bourgeois qui se joint à une grève et découvre la fraternité ouvrière…) et de touchantes histoires d’amour. On est plus près du romantisme révolutionnaire que du réalisme socialiste.

Mobilisé en 1940, son régiment fait le tour de France et il combat à Dunkerque avant de subir la débâcle générale. Aragon et Elsa Triolet s’occuperont, depuis la Provence puis à Lyon (au domicile des Tavernier, parents de Bertrand), de mettre en réseau la résistance culturelle, cachant des résistants et des armes. Le couple prend des risques, échappe aux rafles, et Aragon revient à la versification classique pour devenir une sorte de poète national, le chantre de la résistance. On n’est loin de l’image du rimailleur stalinien libertin et léger. Une sorte de Victor Hugo du 20° siècle, plutôt. Ses chants de résistance ne sont pas toujours de la poésie de la plus belle eau (Le Crève-cœur, Les yeux d’Elsa), mais foin d’esthétisme, il veut faire une poésie pour tous, comme la rêvait Lautréamont.

Les rapports d’Aragon avec le Parti sont complexes, et il me faudrait la plume (et le savoir) d’un Roger Martelli pour décrire les méandres décrites par la ligne politique et les contorsions du poète pour s’y plier. Il dira toujours qu’on ne peut pas aller contre le Parti et donnera toujours sa confiance à Maurice Thorez, le camarade secrétaire en exil dans la patrie de Staline qui fera un retour fracassant à la libération. Tour à tour stalinien ou partisan de l’ouverture et de l’unité à gauche, Aragon avalera son lot de couleuvres, du pacte germano-soviétique au rapport Khrouchtchev, et il restera toujours l’intellectuel du PCF, directeur de Ce Soir, journal populaire du Parti et des Lettres Françaises, pour ses intellectuels. Dans les années 50 et 60, Aragon incarnera la littérature alors que Garaudy et Althusser se disputeront la chaire de philosophie. Le rapport Khrouchtchev qui le laissera sceptique au début, va vite l’anéantir.

Après la parution du dernier volume du Monde Réel (Les communistes), Aragon retourne à la poésie avec Le nouveau crève-cœur et, surtout, Le roman inachevé (1956) et Les poètes (1960), deux recueils contenant ses plus beaux poèmes. Roman inachevé, car c’est une biographie poétique à laquelle on a droit, et que l’ouvrage ne sera donc terminé que quand sa vie prendra fin. Le roman encore, avec La semaine sainte (1958), ou les Cent jours et l’exil de Louis XVIII vus par le peintre Géricault. La presse unanime salue l’ouvrage, un fort roman historique difficile à lire aujourd’hui. Surtout la presse de droite où d’éminents écrivains et critiques (Dutourd, D’Ormesson et Nourrissier) compteront toujours parmi ses plus grands laudateurs . Comme Céline a pu être un écrivain de droite pour gens de gauche, Aragon a pu être un écrivain de gauche pour lecteurs de droite. Un autre paradoxe dont il n’est pas responsable (encore que…).

Mais ce sont les romans écrits par le dernier Aragon qui méritent le plus d’éloges, quand au soir de sa vie il définit la formule du « mentir vrai » (qui sera également le titre d’un recueil de nouvelles), du souvenir imaginé. « En me souvenant j’imagine », dit-il. C’est alors une trilogie bouleversante avec La mise à mort (1965), le magnifique Blanche ou l’oubli (1967) et Théâtre / roman (1974). Trois romans qui montrent un Aragon désespéré, lucide et sans pitié pour lui-même, écrits dans un style éblouissant. Entre temps, Elsa est morte en 1970 et, après Ce Soir, le Parti lui a confisqué son dernier jouet, Les Lettres Françaises qui cessent de paraître en 1972. Aragon est au bord du suicide et il signe dans le dernier numéro de son journal l’un de ses plus beaux textes, La valse des adieux.

Forest passe vite sur l’ultime Aragon, celui qui n’écrit plus ou presque plus, qui entretient ses mignons en assumant une bisexualité longtemps contenue et montre des signes de plus en plus évidents de sénilité. Il s’est laissé pousser les cheveux, a délaissé les costumes sombres, les chapeaux et les cravates gris perle pour des défroques de carnaval. Aragon est libéré, de lui-même et du qu’en dira-t-on. Le PCF le surveille du coin de l’œil, par peur du scandale qui risquerait de rejaillir sur lui, mais Marchais est plutôt bienveillant d’autant que Aragon accepte encore de faire des tours de piste pour chanter les mérites de l’union de la gauche. Les maos le traitent de crapule stalinienne et l’avant-garde intellectuelle des Solers et Guyotat vilipendent le gâteux qui s’offre des gitons tout en prétendant incarner la tradition poétique française.

Il meurt la veille de Noël 1982, alors que l’union de la gauche s’apprête à prendre le tournant de la rigueur. Un mot n’ayant jamais eu le moindre sens pour Aragon, lui qui finit ruiné et endetté, mis sous tutelle pour des dépenses somptuaires qui faisaient tousser Gallimard. Exit.

On a parlé du purgatoire d’Aragon, de ces limbes où flotte l’âme des poètes avant l’oubli ou la consécration. Peut-être encore plus que le poète et son lyrisme, on retiendra l’écrivain admirable et, surtout, l’essayiste polémiste, le pamphlétaire dont les textes pétillent d’intelligence et de style dans une saine colère et une révolte constante contre la bêtise, le conformisme et la férocité bourgeoise, du côté des opprimés. Même s’il n’a pas toujours dédaigné les honneurs, que sa faiblesse a pu passer pour de la duplicité et que son arrogance a pu masquer sa fragilité. Aragon mérite amplement le paradis, pour l’ensemble de son œuvre, mais on le soupçonne fort de préférer l’enfer.

ARAGON – Philippe Forest – Gallimard Biographies.

22 mars 2021

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