J’étais Charlie et je le suis resté si le nom désigne la lutte constante à mener contre les atteintes aux droits et aux libertés (liberté d’expression en tête) ; contre le fanatisme et le terrorisme. Je ne le suis plus, en revanche, si l’on se réfère à ce qu’est devenu un hebdomadaire qui m’a formé politiquement et qui m’a souvent fait hurler de rire dans mon jeune temps. J’avais encore marché après la renaissance du titre sous l’égide de Val et Cabu en 1992, mais mon Charlie est devenu au fil du temps un canard banalisé, donneur de leçon, même pas drôle et un rien islamophobe. J’ai arrêté de l’acheter en 2005 (année du TCE) et je ne regrette rien. Histoire d’une grosse déception, pour ne pas parler d’imposture.
C’est par le traitement conjugué de l’incendie d’un dancing en Isère et de la mort du Général De Gaulle (Bal tragique à Colombey : un mort) que j’appris l’existence de l’Hebdo Hara Kiri. Jusque-là, je n’avais pu voir que des couvertures du mensuel Hara Kiri affichées chez mon marchand de journaux, qui me laissaient partager entre le rire et la gêne. J’achetais Pilote à l’époque, c’est dire.
À peine rebaptisé Charlie Hebdo sur les cendres de l’Hebdo Hara Kiri qu’au printemps 1971 j’en devins un acheteur régulier avant d’en être un fan absolu. J’avais 17 ans (et on n’est pas sérieux…).
« Delfeil, c’est l’évangile » aurait dit un jour le fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry. Delfeil De Ton, Cavanna et Fournier devinrent mes évangélistes hebdomadaires et leur humour féroce et leurs révoltes sarcastiques m’ouvraient enfin la voie à la politique, au social et à l’écologie. J’étais convaincu et je n’ai pas raté un seul numéro entre mars 1971 et décembre 1981, avant la triste soirée au bistrot de chez Polac pour un Droit de réponse affligeant.
Delfeil écrivait un bon quart du journal, d’abord en pleine page avec Les lundis de DDT, pour parodier ceux de Sainte-Beuve plus la rubrique du Petit coin de la culture où il parlait beaucoup café-théâtre, cinéma et Free-jazz. Plus des petites rubriques parsemées au fil du journal comme « Les guignols et les salauds » qui épinglaient ses nombreuses têtes de turc, « Salut les radins », inventaire des spectacles gratuits pour les fauchés et « On vous les donne comme on les a reçus », annonces diverses recensées avec son style inimitable de drôlerie, d’ironie et aussi de hargne.
Cavanna ouvrait le journal avec Je l’ai pas lu, je l’ai pas vu (mais j’en ai entendu causer), chronique sur l’actualité au sens large vue par un anar mal embouché vent debout contre les galonnés, les curés, les démagogues et les tartuffes. Il faisait aussi dans la critique littéraire avec Les doigts pleins d’encre où il partageait ses coups de cœur pour des auteurs un peu marginaux, pas vraiment ceux de la république des lettres, des 3 grands (Gallimard, Grasset, Le Seuil) et des Goncourt.
Fournier allait fonder La gueule ouverte avant de crever d’une crise cardiaque. Sa rubrique Écologie pointait déjà, au début des années 1970, les dangers du nucléaire, la surpopulation, la chimie en agriculture, la bagnole et les pollutions industrielles. Le tout dans un style direct, teigneux et volontairement catastrophiste. Un imprécateur vert aussi anticapitaliste qu’anti-stalinien.
On avait aussi le Professeur Choron, éditeur du titre, et sa rubrique Cette semaine le professeur Choron a… , parodie bouffonne de la chronique de Madame Express. Des brèves au vitriol insistant sur la connerie de ce qu’on appelait pas encore médias dominants, et sur le snobisme affligeant de ceux qu’on appelait pas encore les influenceurs.
Côté dessins, Willem tenait sa revue de presse (en bande dessinée) et ses dessins féroces et sans fioritures se consacraient à l’actualité internationale, avec parfois des séries hilarantes, de Gaston Talon à Bernstein, le terroriste barbu. Wolinski rêvassait dans sa page, entre cynisme et tendresse, avec beaucoup de femmes nues et d’hommes rêveurs. On cherchait la page des deux mecs au bistrot, le facho décomplexé et son faire-valoir plus modéré. « Monsieur ! ». Cabu, écolo-pacifiste, nous régalait de la qualité de son dessin avec des reportages en province crayon en main. On voyait parfois reparaître Le Grand Duduche ou La fille du proviseur, mais sous une forme presque nostalgique alors que son Beauf pointait le bout de son groin. Reiser avait le crayon décapant et caustique, se moquant de tout et de tout le monde avec une rage et une férocité confondantes. Il commençait à s’intéresser à l’énergie solaire mais n’oubliait jamais son Gros dégueulasse, malotru rigolard avec une couille qui dépassait de son slip jaune devant et marron derrière.
Et puis il y avait Gébé, mon favori. Utopiste et libertaire, une sorte de Fourier de la B.D avec toujours ce mélange de nostalgie, de tendresse et de mélancolie. L’An 01 avait paru dans Hara Kiri (le mensuel) et allait connaître le succès que l’on sait mais Gébé, c’était aussi les doux délires de L’âge du fer et le personnage de Berck, une sorte de Ubu de l’âge atomique.
Méchamment Rock, alias Pierre Lattès, causait rock dans une rubrique bien torchée, Isabelle (Isabelle Cabut, la première femme de Jean) nous entretenait d’écologie et une dénommée Paule inaugurait une rubrique consacrée aux animaux. Les couvertures de l’hebdo, affichées dans les kiosques et les maisons de presse, faisaient rire tout le monde et le journal, véritable phénomène de presse, se vendait comme des petits pains.
1974 fut une mauvaise année pour Charlie. Cavanna en vacances, Delfeil avait publié des nouveaux (Berroyer, Arthur, Xéxès, Andrevon) au grand dam du rédac’ chef titulaire, considérant que les 9 de Charlie Hebdo avaient tous quelque chose d’exceptionnel et que son canard n’était pas un journal comme les autres. Pire, DDT publie une charge contre La gueule ouverte (« Un journal à ne pas lire »), soulignant certains de ses travers mystiques et sectaires. Le divorce est consommé et DDT ira d’abord piger dans Libération avant de tenir une chronique dans Le nouvel observateur (pendant 40 ans!).
Dès 1975, le journal se vend moins malgré l’apport d’une Sylvie Caster ou d’une Victoria Thérame. Il y aura aussi Jean-Patrick Manchette, Siné, Gourio, Michel Perez ou Jean-Marie De Busscher plus une nouvelle génération de dessinateurs parmi lesquels Schlingo, Hugot, Carali, Poussin, Kamagurka, Dimitri, Vuillemin… Les anciens se font plus discrets et Charlie a moins la côte.
Puis c’est 1980 et la campagne du candidat Coluche. Charlie Hebdo tente de se faire quotidien avec Charlie Matin, profitant de l’interruption de parution de Libération avant l’élection de Mitterrand. Il y aura deux numéros (collectors).
Le journal, redevenu Hara Kiri Hebdo se saborde donc fin 1981, en direct sur Tf1. Tous se recasent, Cabu au Canard, Wolinski, déjà à l’Humanité de la main gauche et à Paris Match de la droite, Reiser au Nouvel Obs, Willem à Libé et Gébé, resté fidèle, dirige Hara Kiri (mensuel) avec Choron. Cavanna tient une chroniques dans Les Nouvelles avant de publier chez Belfond où il deviendra lecteur.
Pour les nostalgiques, on aura Zéro dans les années de cohabitation 86-87 et, à la faveur si on peut dire de la guerre du Golfe, La grosse Bertha au début des années 1990. C’est là qu’intervient Philippe Val.
Avec l’avocat Richard Malka et Cabu, Val rachète le titre qui reparaît à l’automne 1992. Choron se fâche et refuse de lui céder le titre comme il rejette toute proposition de participation. Cavanna se laisse faire et Charlie renaît de ses cendres avec de nouvelles plumes, pas des plus inspirées, comme Renaud ou Patrick Font et des journalistes comme Cyran, Biard, Pasquini et l’oncle Bernard (Maris) véritable révélation de ce casting décevant. Côté dessins, on retient surtout Charb, un nouveau Reiser (décédé en 1984), mais aussi Luz, Tignous, Riss et autres Honoré. Plus un Johan Sfar, triste barbouilleur qui voit des antisémites partout. Les grands anciens sont toujours là, sauf DDT. Cavanna livre des chroniques historiques et Gébé comme Wolinski écrivent plus qu’ils ne dessinent. Cabu, lui, fait feu de tout bois en bras droit de Val et Willem livre parfois un dessin, comme en visite.
Gébé meurt en 2004 et je continue à acheter le journal par habitude, sans guère plus d’enthousiasme. En juin 2005, j’arrête de l’acheter après que Val ait quasiment injurié les partisans du non au TCE. Il vomit publiquement les gauchistes et se rapproche des élites médiatiques, faisant entrer à la rédaction Jean-Luc Hess, Caroline Fourest, Renaud Dély, Laurent Léger, Philippe Lançon ou Fiona Wenner.
Le journal se banalise et s’appauvrit et l’affaire Siné, en 2007, portera le coup de grâce. Pour un dessin sur le fils Sarkozy qui épouse une fille Darty, Siné est taxé d’antisémitisme et viré sur le champ. Il faut dire que Val quittera le journal un an plus tard pour être nommé par Sarkozy à la tête de France Inter (l’ami Jean-Luc Hess est à la tête de Radio France, ça a aidé)où il pourra embaucher ses protégés de Charlie dont Jean-Baptiste Thoret, Stéphane Bou, Agathe André, Fiona Wenner, Fourest et j’en passe. Val écrit maintenant à Franc-tireur, torchon proche du Printemps républicain. Traître un jour… Il faut lire le livre de Denis Robert,Mohicans, pour connaître la coulisse de cette triste troupe.
La suite est malheureusement connue et on ne s’y attardera pas. Riss prend la direction après le massacre et les survivants sont sous protection policière permanente. Je me contente de jeter un œil à la couverture, le mercredi quand j’achète Le Canard où je retrouve le grand Lefred-Thouron, parti de Charlie après une altercation avec Val sur l’affaire Siné. (fondateur de Siné Mensuel qui cesse de paraître).
Pourtant, j’étais Charlie, passionnément.
5 février 2025
… sans parler de SINÉ MENSUEL – que je recevais tous les mois à New York depuis plusieurs années – et qui a maintenant tiré sa révérence … Nous sommes vraiment loin des jours quand je voyais Wolinski chez Siné en train de créer ensemble L’Enragé en mai 1968 comme deux larons en foire …