Jean-Paul
On s’était connus à Paris, à Villejuif plus exactement à l’occasion d’un stage de radiotélégraphiste qui réunissait une vingtaine de personnes. C’était fin novembre 1974, juste après les grèves auxquelles lui et moi avions participé. Il était étudiant en sociologie à Tours avant de se faire embaucher comme auxiliaire aux PTT pour, disait-il, être au plus près de la classe ouvrière, au plus près du peuple. Pour lui, c’était aussi un poste stratégique pour bloquer les réseaux de télécommunications après le grand soir, comme dans le roman de Paul Nizan, La Conspiration. Il faut dire qu’il était adhérent de la Ligue Communiste, devenue Front Communiste Révolutionnaire après la dissolution prononcée par Marcellin, le ministre de l’intérieur de l’époque. Pour moi, FCR avait plus à voir avec le FC Rouen qui jouait encore à l’époque en première division. J’avais adhéré au PSU local, un parti qu’il baptisait avec cruauté de « centriste ». Son parti – son organisation, rectifiait-il, occupait l’espace de la vraie gauche dans un échiquier politique pour le moins bizarre où le PS et le PCF étaient à droite et les anars, conseillistes et situationnistes à l’extrême-gauche. Les différentes chapelles trotskistes étaient seules à gauche.
Mes premiers contacts avec lui étaient rien moins que conflictuels. Il faut dire qu’il savait tout, dans tous les domaines. Quel que soit le sujet de nos conversations, il me dominait par son érudition et ses capacités d’analyse. Il savait tout sur l’histoire, la littérature, la musique, le cinéma, la philosophie et, bien sûr, la politique. Après les échanges nourris qui parfois nous opposaient, je rendais les armes en ayant honte de mon ignorance et de mon manque de réparties et d’à propos. Dominé de la tête et des épaules, qu’on parlât de Godard, de Barthes, de Debord, de Deleuze ou de Lacan. Je lisais peu à l’époque, surtout des San Antonio, des Simenon, Kerouac et toutes les publications des éditions du Square. Lui avait tout lu (tout bu et tout vu, ajouté-je ironiquement en souvenir d’une chanson de Dutronc).
Il habitait dans l’appartement parisien qu’Alain Krivine mettait à la disposition de jeunes militants de province de passage à Paris, rue des Blomets, pas très loin du siège de l’organisation. Il appelait d’ailleurs Krivine « Alain », comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance, d’un ami proche. Avec quelques copains qui avaient comme moi à subir ses saillies et son ironie mauvaise, on l’avait surnommé « le trotskard flippé ». Mais il me réservait un traitement de faveur.
Il faut dire que nous nous fichions complètement de la phraséologie trotskyste et que le vieux Léon n’avait été pour nous qu’une victime pas si innocente de l’homme au piolet, l’immonde Mercader. Jean-Paul n’en finissait pas de fustiger notre inculture générale et notre illettrisme politique. Nous n’étions pour lui que des produits conventionnels des classes moyennes inaptes à la conscientisation et donc perdus pour l’action. On sentait pourtant qu’il ne désespérait pas de nous convertir en militant efficace, conséquent et discipliné, un peu comme ces curés prêts à racheter les âmes des pires dépravés.
Nous n’étions trotskystes que pour assister à la fête de Rouge (le bulletin de la Ligue), où on pouvait voir certaines années les plus beaux fleurons de la pop music, de Captain Beefheart à Doctor Feelgood en passant par John Cale. On attirait pas les mouches avec du vinaigre, ni les petits bourgeois avec les chœurs de l’armée rouge.
Il nous arrivait de nous engueuler à la sortie des salles de cinéma du Quartier latin que nous fréquentions quasiment tous les soirs. Des batailles d’Hernani que je perdais à chaque fois. J’étais d’une bêtise crasse parce que j’avais osé dire que le Senso de Visconti me faisait penser à un mélo ; d’une insensibilité pathologique quand un Philippe Garrel m’avait fait bailler et, après mon peu d’enthousiasme au sortir du Profession reporter d’Antonioni, nous en étions presque venus aux mains. C’était toujours le même discours, j’étais un béotien, un rustre qui ne possédait aucun sens de l’esthétique et qui de toute façon n’avait pas les bases théoriques pour voir les films autrement qu’en consommateur abruti par la société du spectacle.
Je finissais par être terrorisé et je n’osais même plus lui donner mon opinion sur le moindre livre ou le moindre spectacle, au risque de m’attirer ses foudres. J’en perdais même toute assurance et, un jour qu’il me parlait avec sa volubilité habituelle des Visiteurs du soir, le film qu’Elia Kazan avait fait sur la guerre du Vietnam, une soirée entre vétérans qui tournait au drame ; j’osais lui préciser que ce titre était un film de Marcel Carné. J’eus droit à ses affirmations catégoriques et à ses remarques méprisantes, moi qui me permettait de douter de sa vaste érudition. Il devait s’excuser le lendemain en admettant que le film dont il parlait s’intitulait Les visiteurs tout court. Un mea culpa qui n’était pas vraiment son genre. Il devait être patraque.
Il partit quelques mois à l’armée, pour être utile à la révolution et former un comité de soldats. Au retour, rien n’avait changé et il était toujours aussi pénible. J’avais pris l’habitude de l’éviter mais il était sans pitié et cherchait ce qui tenait de plus en plus de l’affrontement, un combat inégal où il m’écrasait de sa supériorité et où je n’avais qu’à admettre mes lacunes et à saluer une fois de plus ses capacités intellectuelles et son vaste entendement.
Le coup de grâce me fut donné lors d’un concert dans une église des Halles où se produisait Nico et son harmonium ; un concert au profit de la RAF, Rote Armee Fraktion de Ulrike Meinhof et Andreas Baader. J’étais monté en chaire et on m’avait refilé un joint, du shit au sens propre, soit une merde avec des effets secondaires dévastateurs : nausées, suées et bouffées délirantes. L’individu tout habillé de noir qui m’avait intoxiqué s’était permis un commentaire sur les journaux que je lisais et en particulier sur un numéro d’Actuel planqué sous ma veste, « journal fasciste au premier degré », m’avait-il dit sentencieusement.
En sortant avec Jean-Paul, dont j’étais devenu le parfait souffre-douleur, je lui demandais comment on pouvait qualifier un tel journal libertaire et progressiste de fasciste. Il m’expliqua avec son amabilité coutumière qu’on pouvait très bien estimer que l’écriture était fasciste, quelle qu’elle soit, me renvoyant à Roland Barthes, à la sémiologie, au structuralisme et à la linguistique. Autant par l’effet du shit que par ces explications oiseuses, j’allais vomir dans un caniveau et je quittais Paris le lendemain, à bout de patience et bien décidé à mettre un terme à ce petit jeu sado-masochiste (il aurait plutôt puisé sa comparaison chez Hegel et sa dialectique du maître et de l’esclave).
Retourné dans ma province et de retour au travail après un long congé maladie, je n’avais plus que des souvenirs confus de Jean-Paul que j’associais dans mon esprit à Sartre, le même prénom mais aussi le même débit oral et la même virtuosité intellectuelle. Plus ce rire grinçant. Seule la calvitie et le regard différaient. Le trotskard flippé était devenu une légende de plus en plus obscure que j’évitais de me remémorer. Une sorte de terroriste intellectuel à fuir.
Je le revis quelques années plus tard lors d’un séjour à Paris. Il était en couple et passait le plus clair de son temps à voyager aux quatre coins du monde, sur tous les continents. Il professait qu’on ne pouvait pas comprendre le monde, ce qu’il s’efforçait de faire depuis toujours, sans connaître ses réalités les plus diversifiées ; le monde et ses habitants, ses traditions, ses cultures. Le monde, je n’avais pas à le comprendre, il me tombait dessus tous les jours.
Il ne militait plus à la LCR, il ne militait plus nulle part d’ailleurs, et je m’étais attiré une réplique cinglante quand j’avais voulu maladroitement me moquer de sa désaffiliation politique, lui qui nous avait fait perdre le manger et le boire avec sa chapelle trotskyste. Il détestait les sociaux-traîtres et n’avait pas voté Mitterrand en même temps qu’il maudissait les stals du PC et, quant aux gauchistes, il regrettait d’avoir sacrifié sa jeunesse à des combats perdus.
– Et toi, toujours à l’UDF ?
Ce qui voulait dire en clair qu’il n’avait pas de leçon politique à recevoir de moi. Aucune leçon d’aucune sorte d’ailleurs.
Même des années après, j’avais toujours le mauvais rôle, mais je n’étais pas sans avoir remarqué qu’il faisait preuve de plus de tolérance, de plus d’écoute. Il allait même jusqu’à s’intéresser à mes lectures, à mes découvertes musicales, à mon érudition dans les domaines du rock et du football, comme si l’intellectuel suffisant dont j’avais gardé le souvenir se muait en humaniste compréhensif, bienveillant et fraternel. Le contraste était saisissant.
Puis il me dit qu’il quittait Paris pour s’installer à Marseille avec sa compagne.
Plus tard, je ne manquais pas de passer quelques jours chez eux, l’été, avec des restaurants de poisson, des balades dans les calanques, des promenades en ville et des virées sur la côte. C’était toujours un plaisir et je passais beaucoup de temps à fouiller dans sa bibliothèque pour trouver des éditions rares et des incunables.
Ils étaient aussi venus dans le Nord, et ma femme et moi avions eu toutes les peines de leur trouver des équivalents touristiques à leur région. L’Audomarois, les monts du Boulonnais, l’Avesnois, les musées de Fourmies ou de Lewaerde avaient tenté de faire pièce à la Méditerranée, au Frioul et au Château d’If. Un combat perdu d’avance. Il avait tout de même pris goût aux bières belges et à la gastronomie locale, lui qui ne jurait que par le vin et la cuisine italienne. J’avais marqué des points.
On n’en était plus à se mesurer et à rivaliser d’érudition. Tout cela nous paraissait, maintenant 25 ans plus tard, totalement dérisoire. C’était une vraie amitié et nous nous demandions comment nous avions pu avoir de tels rapports durant toute cette période. Nous préférions en rire en nous remémorant nos disputes intellectuelles et nos batailles homériques d’après spectacles.
Tout ce que j’avais gardé de cette époque, c’était une liste de 100 albums de jazz – ses « favorite things » qu’il m’avait concocté et que j’avais respecté à la lettre, me procurant les trois-quarts des albums prescrits pour une sorte de discothèque idéale d’un genre que je connaissais mal avant de le connaître.
– Ah, j’ai aussi pontifié sur le jazz, m’avait-il dit, goguenard au souvenir de cette liste.
J’avais aussi gardé le souvenir de tous ces titres de livres, d’essais, de films, de pièces de théâtre. De tous ces noms d’écrivains, de philosophes, de musiciens, de peintres qui avaient longtemps tourné dans ma tête jusqu’à les découvrir et me les approprier.
Il était devenu un ami fidèle et attentionné, et, rétifs tous les deux au téléphone, nous échangions de longues lettres où nous nous racontions nos vies tout en nous faisant part mutuellement des découvertes littéraires qu’il nous avait été donné de faire.
Le trotskard flippé s’était transformé avec le temps en un homme charmant, dont la sensibilité le disputait à l’intelligence.
Puis les lettres s’espacèrent et les nouvelles se faisaient rares. On le savait en mauvaise santé et celle qui était maintenant devenue son épouse nous avait parlé pudiquement d’ennuis d’estomac et d’hospitalisations de plus en plus fréquentes. Il finit par me dire au téléphone qu’il se battait avec le crabe, un cancer qui ne lui laissait aucun répit. Il luttait courageusement, mais vomissait tout ce qu’il ingurgitait à grand peine et perdait ses forces. Son acuité intellectuelle était, elle, toujours intacte et son humour toujours aussi caustique, même dans les pires moments.
Il m’avait confié ce jour-là que tout ce qu’il avait pu apprendre des écrivains, des philosophes et des artistes n’était plus d’une grande utilité quand on arrivait à la fin. Je n’eus pas le mauvais goût de lui dire que ce n’était qu’un moment à passer et qu’il se rétablira. Sa lucidité en aurait souffert.
C’est un jour de novembre 2007 que je bravais une grève de la SNCF – les camarades défendaient leurs régimes spéciaux de retraite – que j’assistais à son enterrement. Il avait passé plusieurs mois à l’hôpital de la Timone et s’était éteint paisiblement, selon la formule consacrée. Je ne l’imaginais pas mourir paisiblement, encore moins tranquillement et je nourrissais le plus grand scepticisme contre l’usage de ces formules obituaires convenues.
Je saluais ses parents dans la chapelle de l’hôpital, des petits vieux qui ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. « Les parents ne devraient pas enterrer leurs enfants, c’est contre nature », disaient-ils chacun à leur tour avec des sanglots dans la voix. Lui était un receveur des postes qui avait fait le tour de France dans différents bureaux et elle l’avait suivi dans tout le pays, bâtissant au fil de ses étapes un nouveau quotidien et tissant à chaque fois d’autres liens en mère courage effacée et discrète au service des ambitions de son mari.
Trois ans plus tard, des vacances dans le sud nous avaient permis de passer à Marseille pour saluer l’épouse de Jean-Paul. Il m’avait laissé quelques belles pièces de sa bibliothèque, des éditions originales d’écrivains et de poètes beat dont Philip Kaufman, Claude Pélieu et William Burroughs.
– Il a pensé que tu étais digne de les recevoir.
Elle me remit les livres et je faisais semblant de m’absorber dans leur lecture, manière pas très habile d’essayer de cacher mes larmes.
Cela n’avait trompé personne.
16 mai 2021
Tres beau. Ceci me fait penser à mon meilleur ami de lycèe et de fac avec qui j’étais allé à Woodstock et qui est mort en Thailande d’un cocktail de problèmes de santé.