Le livre du sociologue Nicolas Jounin (Le Caché de la Poste – enquête sur l’organisation du travail des facteurs) en dit beaucoup plus long que son sujet. Il nous parle bien sûr de ce qu’est devenue l’administration de La Poste, naguère service public exemplaire. Il nous parle surtout des conditions de travail aliénantes du monde d’aujourd’hui et nous prouve que Frederik Taylor et son monde n’ont pas désarmé, bien au contraire. Alors, timbrés La Poste, comme la légende au bas d’un dessin de Siné à l’époque des révocations demandées contre des postiers lillois (les 7 de Lézennes). Pas vraiment, comme on va le voir.
Disons d’abord que La Poste est mon premier employeur, deux années auxiliariat en province et à Paris pour découvrir un univers de travail particulier, avec ses petits chefs incontestés et ses hiérarchies quasiment militaires ; avec un professionnalisme et un souci constant du travail bien fait, du service public ; avec aussi son jargon et ses coutumes. On parlait, sans toujours que ce soit compréhensible pour nous jeunes recrutés, de cabinards (préposé-e-s à la cabine des recommandés et autres plis spéciaux), de califs (de Californie pour les voyages qu’on pouvait envisager en faisant des heures supplémentaires au tri), de « au pair » (pour dire « à jour »). Tout un vocabulaire fleuri dont Jounin dresse en parti le lexique en fin d’ouvrage.
À travers mes engagements syndicaux qui étaient transverses (Poste et Télécoms), j’ai toujours gardé le contact avec les camarades postiers qui décrivaient au quotidien l’atmosphère d’un service public dégradé, de conditions de travail déplorables, de sanctions à tout propos et, relativement nouveau, de fort absentéisme, de dépressions et même de suicides. Une cinquantaine rien que pour l’année 2016 nous dit Jounin, soit presque autant qu’à France Télécom dans les années de crise (2007 – 2009) où « la mode des suicides » (dixit Lombard le PDG de l’époque) battait son plein.
Une anecdote avant d’en venir au cœur de cet ouvrage passionnant : j’ai commencé comme auxiliaire à Paris VIII et j’avais pour voisin de casier un Alsacien qui a été déclaré inapte et licencié quand on s’est aperçu qu’il souffrait d’une main atrophiée. On peut penser dans un premier réflexe qu’il y a une logique là-dedans, l’inaptitude pouvant sembler évidente. Sauf que, volonté de faire la preuve que son handicap n’avait rien de pénalisant, notre Alsacien triait deux fois plus vite que tout le monde et avait passé brillamment un examen de tri que nous n’avions parfois réussi qu’au bout de 3 ou 4 essais. On objectera que la situation est particulière et qu’elle ne dit pas grand-chose du monde de La Poste. Pas si sûr.
Le Caché de La Poste est une somme qui s’écrit à trois niveaux différents : d’abord l’expérience du sociologue Jounin embauché comme contractuel, facteur remplaçant ; ensuite, une analyse pertinente de l’historique et des évolutions de La Poste et, enfin, des interviews imaginaires (comme on dirait au Canard Enchaîné) de Frederik Taylor, précurseur de l’organisation scientifique du travail que l’on connaît sous le nom de Taylorisme. Les trois parties dialoguent entre elles, se répondent et s’organisent de façon harmonieuse et on lit le tout plus comme une enquête journalistique que comme un austère essai de sociologie.
Jounin est embauché pendant une de ces éternelles réorganisations dont La Poste a le secret. Il s’agit de supprimer des tournées, de rendre obligatoire les pauses méridiennes et, en fait, de gagner toujours plus en productivité, jusqu’à un prochain mouvement de grève ou un absentéisme massif qui interroge. De plus en plus de contractuels et de précaires, surtout depuis l’ouverture de capital en 2010 et le référendum organisé par des associations et des syndicats. Le tout est de se débarrasser des fonctionnaires et de leurs statuts, ceux qui gardent la mémoire de l’entreprise.
La vie du facteur occasionnel d’abord. Les solidarités entre collègues, les injonctions contradictoires des directions et de l’encadrement, les trucs des uns et des autres pour contourner ces instructions et rendre le travail possible, sinon agréable. Des profils différents aussi, entre celui qui ne fait pas de vague et entend qu’on le laisse tranquille, celle qui se bat entre sa vie professionnelle et ses impératifs familiaux, celui qui tombe malade à force de stress dû au retard dans ses tournées, celle qui attaque frontalement la direction en CHS CT et lui demande sur quelle base les cadences et les normes ont été calculées ? Tout un groupe humain attachant dont le dénominateur commun est le souci de bien faire et de donner du sens à son travail.
L’histoire des organisations de La Poste. Des premiers référentiels de normes de tri ou de distribution que leurs concepteurs n’imposaient pas, conscients de leur relativité, jusqu’aux logiciels actuels qui servent de bible à l’organisateur (on parlait avant de vérificateurs). On vous sort la durée moyenne d’une tournée et on décompose le geste du facteur au centième de seconde pour établir un temps de travail standard. Moins de courrier à l’heure d’Internet, dit-on, mais des tas de publicité adressée et de plus en plus de plis suivis. Le facteur d’antan était soumis à la règle du « fini parti », à charge pour lui de faire des heures supplémentaires non payées en cas de dépassement. Sauf que les dépassements sont devenus constants et que les syndicats demandent maintenant l’application du code du travail, quand les directions répliquent pas le flicage et la géolocalisation. Match nul. Sur quels critères ces temps ont été établis ? On a perdu les algorithmes de référence mais on sait simplement que tout cela s’est décidé lorsque la Poste est devenue un EPIC indépendant des Télécoms, les deux entités étant initialement réunies au sein de l’entité PTT, et qu’il s’est agi de tout calculer selon les règles de la comptabilité analytique pour savoir ce que coûtait chaque activité. Un rêve de gestionnaire mais au cauchemar de salarié.
Des normes et des cadences qui évidemment s’affranchissent des réalités du travail, de la confrontation au réel, des difficultés à contourner, de tout ce qu’il faut déployer pour réaliser un travail satisfaisant du point de vue de celui qui le fait. En conséquence, des congés maladie en pagaille et un absentéisme record, en l’absence de capacité de riposte syndicale.
L’auteur consacre un chapitre aux nouvelles activités (développement de la Banque Assurance), services nouveaux proches du care (service payant pour la surveillance des parents âgés) ou encore faire passer des permis de conduire. Autant d’activités censées valoriser la confiance établie par La Poste à l’heure où ladite confiance n’a jamais été aussi érodée.
Taylor enfin. Fred Taylor et son chronométrage pour soulever des plaques de fonte. Taylor qui comparait les ouvriers à des animaux. Taylor et ses bureaux d’étude où on décompose les gestes du travail pour en faire des unités de temps reproduisibles partout et par tout le monde. Taylor qui a servi de boussole dans l’industrie automobile américaine d’abord, avec le Fordisme ou le compromis social (des augmentations de salaire contre un travail aliénant) (1). Dans organisation scientifique, le mot important est le second, celui qui disqualifie toute discussion et toute mise en débat du travail par des arguments rationnels tirés de l’expérience et de méthodes éprouvées.
Taylor pas mort. C’est ce que s’évertue à dire par exemple Danièle Linhart (2), qui voit le retour du taylorisme mais pas celui concocté dans des bureaux d’étude, plutôt un Taylor que chacun aurait dans sa tête. Après que les directions aient favorisé, après 68, l’individualisation des conditions de travail et une pseudo créativité dans l’activité déployée, on en est vite revenus avec le néo-libéralisme à la concurrence de tous contre tous, à commencer par son lieu de travail (entre collègues), puis son unité de production (qui est le plus productif ?), puis les entreprises du même ordre (profits) et en bout de ligne l’étranger et les menaces de délocalisation. C’est encore plus pervers quand il n’y a pas d’injonction directe, mais ce que Linhart appelle une « sur-humanisation » qui renvoie le salarié à sa seule responsabilité et à sa solitude, sous couvert de liberté.
Ce livre est une bénédiction pour le modeste formateur « ès conditions de travail » que je suis. Par des mises en situation au travail, il dit tout ce que les Dejour, Clot, Davezies et autres ont pu théoriser sur les pathologies du travail. Les injonctions contradictoires, le travail prescrit et le travail réel, les pathologies de la solitude, l’individualisation des conditions de travail, les pressions managériales et du client, la qualité empêchée, l’intensification, la servitude volontaire… Il milite pour une appropriation collective de l’organisation du travail dans la discussion et le débat pour éviter que tout vienne par en haut et ne soit guidé que par la course au profit. On sent d’ailleurs au détour d’une phrase que l’auteur est plutôt favorable à l’autogestion, soit la capacité des travailleurs à s’informer, à s’éduquer, à mettre le travail en discussion sur des bases égalitaires et le plus affranchies possibles du capital. Un vieux rêve ? Un début de réalité si on en croit les quelques réalisations les moins contestables de l’économie sociale et solidaire (SCOP, SCIC…). Une absolue nécessité quand on mesure les ravages du travail aliéné et ses conséquences sur la santé publique, aussi bien mentale que physique
Les Télécoms, La Poste. Deux services publics qui, pour l’un, s’est transformé en multinationale et, pour l’autre, a abandonné son rôle social d’entreprise de main-d’œuvre pour devenir une société de service pour qui le courrier n’est plus au cœur et un centre financier apte à concurrencer les banques et les assurances. Dans les deux cas, une évolution qui s’est faite contre les usagers et contre le personnel, mais pour le profit et les dividendes, en conformité avec les diktats européens et les canons du libéralisme. Quoi de plus moderne ?
Le Caché de La Poste – Enquête sur l’organisation du travail des facteurs – Nicolas Jounin – La découverte – 2021.
(1) : voir à ce sujet Libérer le travail – Pourquoi la gauche s’en moque et ce qui doit changer de Thomas Coutrot – Le Seuil – 2018 .
(2) : lire La comédie humaine du travail – De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale – Erès – 2015.
30 mai 2021
Excellente étude de fond. Merci. Et vive Siné …