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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (29)

REGINALD ET NICOLAS

Je passais mes soirées dans un bistrot de Fives Lille qui s’appelait Le penalty…

I’m proud of my life / But don’t ask me why
‘Cause if I told ya / I’d probably…

Je suis fier de ma vie / Mais ne me demandez pas pourquoi

Car si je vous le disais / Je finirai probablement par pleurer.

Primitive / The Cramps

Je ne sais pas exactement quand j’ai commencé à les détester tous les deux : Nicolas, avec sa gueule de petit voyou à la James Dean et ses lunettes à verres teintés ; Reginald, avec ses yeux bleus layette et son visage d’ange dont il était fier que certaines femmes le compare à Alain Delon. « Alain Deloin », rectifiai-je immanquablement en référence à un sketch fameux, et je ne pouvais m’empêcher de me remémorer ce trait d’humour de Jean Dutourd qui voyait en Truman Capote « une Brigitte Bardot en moche ». J’ajoutai à ma mauvaise foi, car il portait beau en réalité, cette description d’un personnage censé lui ressembler dans un livre d’Annie Ernaux, Passion simple, que j’avais classé hâtivement en roman pour midinette. J’avais grand tort.

C’était l’été 1995 et j’étais entre deux eaux, entre deux chaises, « in limbo », comme disent les Anglais. Il n’y avait pas eu de miracle, Chirac était passé comme je le redoutais et je venais de quitter ma femme, ma concubine, au bout de 17 ans de vie commune (« on est pas sérieux quand on a 17 ans ») et je n’avais pas encore rejoint celle que je devais épouser un an plus tard.

Je passais mes soirées dans un bistrot de Fives Lille qui s’appelait Le penalty, tenu par un petit barbu dégarni avec un air d’éternel endormi qu’on surnommait Pantoufle, à cause de tendances casanières qui le voyaient servir en charentaises et passer le plus clair de son temps à lire les quotidiens régionaux de A à Z, derrière son comptoir et au mépris des piliers de bar découragés d’engager la conversation avec lui. Un personnage.

Je passais beaucoup de temps, donc, avec Reginald et Nicolas. Le tarif vespéral était de 5 ou 6 bières chacun, avec en sus les effluves de shit qu’ils m’envoyaient dans les narines. Je répliquais avec mes Dunhill longues. Eux buvaient des bières à pisser, des bibines au tirage citronnées genre « blanches » et, refusant de commettre ce qui me paraissait une faute de goût, j’exigeais des bières de garde à 9° de moyenne, ce qui me faisait aborder en premier les rivages de l’ivresse. Je passais la nuit chez l’un ou chez l’autre, allongé sur un divan avec la gueule de bois et j’étais souvent réveillé par leur gamin – ils avaient tous deux charge d’âme et avaient tous deux un fils – qui s’inquiétait de ma présence avant de me souhaiter bruyamment la bienvenue. Tous les matins, je me réveillais en voyant le visage de la femme que je venais de quitter et en me posant cette question qui nourrissait ma culpabilité à son égard : « pourquoi tu es parti ? » et, surtout, « pour qui ? ».

Reginald et Nicolas avaient en commun d’être des amis de ma future femme, et, jaloux comme un tigre paranoïaque, je les soupçonnais d’avoir des vues sur elle et d’être des rivaux déjà bien installés dans la place. Ils étaient gentils, avenants, « cool », quand j’étais rongé par le chagrin et l’anxiété. Non, je n’étais pas « cool », un mot que je détestais et une phrase que j’avais souvent répété à Françoise, celle que je convoitais. J’avais pour moi la profession de foi de mon critique de rock favori, le regretté Lester Bangs, qui se vantait de n’avoir jamais été cool, cette sorte d’inclination béate à la tolérance, à la bienveillance et à l’éclectisme qui tenait pour lui autant de l’absence de point de vue que de la mollesse d’esprit.

J’avais connu Nicolas au syndicat. Un dragueur impénitent qui jouait de son physique avantageux mais aussi, je m’en rendis compte assez vite, un pervers narcissique et un mythomane.

Je venais de démissionner de mon mandat au Bureau fédéral de mon organisation, me jugeant sévèrement inapte à remplir le moindre rôle dans la définition de la politique du syndicat et réduit à un rôle mineur de correspondant de province juste bon à l’ouvrir pour évoquer les luttes locales. C’était un apport bien modeste dans une assemblée où les références à Gramsci, à Lénine, à Trotsky ou au situationnisme abondaient. En tant que suppléant, je gardais le silence dans les débats portant sur les stratégies syndicales qui tournaient toutes autour de la pétition contre la privatisation de la Cosmodémoniaque, l’organisation possible d’un référendum, la prochaine grève qu’on souhaitait reconductible et la lutte contre les règles de gestion qui préfiguraient l’ouverture du capital et ce qu’ils appelaient pudiquement la libéralisation, soi-disant exigée par les instances européennes.

Lors de la dernière séance, je quittais la salle à la pause avec un petit billet glissé à la secrétaire où j’excipais d’un malaise pour prendre congé. J’avais eu dans la tête, comme une obsession, ces vers d’une chanson de Dylan qui me ramenait à mes amours contrariées : « you better do something quick, she’s your lover now ». Oui, je devais faire quelque chose rapidement pour gagner la partie, et ce n’était pas en restant dans ce cénacle voué à faire triompher le mouvement social que ma cause allait progresser.

Nicolas m’encourageait à continuer à siéger. Il était bon public, m’aimait bien et lisait mes romans non publiés avec des avis éclairés et des commentaires pertinents. J’avais enfin un lecteur. Il était déjà venu chez moi, en Belgique, et avait admiré ma discothèque, non sans relever la relative pauvreté du rayon Hard-rock, lui qui ne jurait que par Page et Plant. C’était bien son genre, princes voyous et romantisme noir.

Décembre 1995 avait laissé des traces. Par acquis de conscience, je participais à une dernière réunion fédérale avant un congrès à Forges-les-Eaux. Muet comme à mon habitude et lassé de voir mes rares propos jamais repris en synthèse, je m’amusais de voir les membres éminents du bureau se disputer un numéro du Nouvel Observateur où on parlait d’eux, de la création de syndicats éponymes dans différents secteurs professionnels comme de leur contribution capitale à la création d’A.C ! ou du DAL. Leur quart d’heure de célébrité. Vanité des vanités…

Reginald, lui, n’était pas syndiqué, enfin par encore. Il a fini par adhérer grâce à mon industrie et à ma persuasion. C’était un ami de Françoise, un ami de longue date, vacances passées ensemble, sports d’hiver et week-ends à la mer. Il était en ménage avec une certaine Béatrice, qu’il méprisait ouvertement, laissant entendre qu’elle lui avait mis le grappin dessus en se faisant faire un enfant ; manière élégante de regretter sa carrière de play-boy à la manque collectionnant les succès féminins. C’est vrai qu’il y allait un peu à la hussarde et qu’il n’avait pas froid aux yeux. Et ça marchait, si l’on en croyait ses nombreux récits de Casanova de supermarchés qui constituaient l’essentiel de sa conversation. Béatrice, elle, était une petite brunette aux traits eurasiens, gentille et d’une modestie touchante, elle qui avait beaucoup lu et en savait plus que Reginald dans tous les domaines. Je l’aimais bien.

Reginald n’était jamais venu à mon domicile de la frontière, mais il avait eu l’occasion de voir mes cartons de disques emmenés à mon appartement provisoire après mon départ. J’étais sidéré devant sa réaction en face de mes quelques 2000 albums, celle-ci consistant à me citer deux ou trois groupes obscurs en déplorant leur absence. « T’as rien de The Room, par exemple, ou des Holy Modal Rounders ? ». Je l’aurais étranglé.

Plus tard, je m’installais chez Françoise avec sa fille Fanny et Reginald était devenu l’ami du couple. Je recevais régulièrement des appels téléphoniques de Marthe, la délaissée, qui me demandait de lui envoyer des chèques pour le prix de ma culpabilité et qui voyait dans notre rupture la cause principale de la mort de son père. Je ne me savais pas aussi malfaisant.

Avec Reginald, on faisait du vélo, des grandes randonnées entre derrière chez moi (on avait loué une maison dans la banlieue de Lille) et Armentières et au-delà, en remontant la Marque, la Deûle et la Lys. On buvait la bière du réconfort dans une péniche sur la Deûle avant de renfourcher nos bécanes. En famille, on allait parfois à la mer, au Cap Gris-Nez ou dans des auberges des Monts de Flandres. Reginald nous sortait, Françoise et moi, avec Béatrice et leur fils Quentin qui braillait et échappait à leur vigilance jusqu’à nous gâcher la plupart de ces moments.

Ils étaient venus à une soirée un peu avant notre mariage. Nicolas, Reginald, leurs épouses et leurs fils. Françoise et moi, on avait pas arrêté de courir après leur progéniture indisciplinée qui montait et descendait les escaliers en poussant des cris d’orfraie. Eux restaient tranquillement assis en fumant des joints et en vidant leurs verres, impassibles devant les allées et venues de leurs épouses auxquelles ils déléguaient la charge des enfants. Béatrice pour Reginald et une certaine Maryline pour Nicolas, une caricature de lectrice de Cosmopolitan, habillée sexy comme une demi-mondaine et maquillée comme une auto-tamponneuse. L’une de ces soirées pourries où on attend patiemment que cela se termine, quitte à abréger quelque peu la séance, car j’avais l’impression que tout cela ne finirait jamais. J’étais autant effaré par leur passivité devant les situations que par leur propension infinie à parler d’eux. Vers 3 heures du matin, je les jetais quasiment dehors, Françoise me reprochant ma brusquerie quand moi je lui faisais grief de minauder devant le beau Reginald. Je craignais déjà les affres du cocufiage, bien que n’étant pas encore marié.

Ce qui fut fait en juin de cette année 1996 où j’avais la désagréable impression que tout m’échappait. Je m’étais laissé pousser la barbe et, avec mes humeurs du moment, je devais ressembler à un personnage de Dostoïevski, genre prophète nihiliste traquant l’hypocrisie là où elle se trouvait. Reginald et Nicolas étaient présents ce jour-là, m’encourageant de la voix et du geste pour mon entrée dans la vie matrimoniale. J’ai presque tout oublié de ce jour-là, pas taillé pour le rôle que j’étais censé jouer. Tout oublié sauf le petit jeu de Nicolas, très assidu auprès de la mariée, pas plus que celui de Reginald avec Fanny, jeune fille rêvant de grand amour et de passions surhumaines, dont la chevelure blonde était ceinte d’une couronne de fleurs d’orangers. Reginald qui, je l’avais remarqué, n’hésitait pas à draguer éhontément les femmes de mes amis, sans vergogne.

Il ne nous restait plus, pour nous conformer à la tradition, qu’à partir en voyage de noces, en Tunisie. Dans une usine à touristes près de Nabeul où je passais mes soirées à tenter d’échapper à des gentils animateurs désireux de me faire participer à des activités récréatives d’une débilité sans nom. « Laziza la petite gazelle… ». J’avais acquis une certaine notoriété en gagnant quasiment tous les jours aux « jeux-café », des questions genre Trivial poursuite où mes réponses systématiques décourageaient les concurrents. Mais puisqu’on me demandait de participer…Heureusement, je pouvais encore m’enfermer pour regarder les matchs de l’Euro en Angleterre, un passe-temps que personne ne me contestait.

Sitôt rentrés, on avait retrouvé Nicolas et Reginald qui m’insupportaient de plus en plus. Ils revinrent tous un soir, avec femmes et enfants, et j’avais l’impression de revivre le cauchemar de la dernière soirée, avec leurs pétards malodorants et leurs cuites soporifiques. Je soupçonnais Nicolas d’être l’auteur de messages délirants laissés sur notre répondeur, du genre « Alex chéri, renonce à ton mariage et viens te consoler dans mes bras », avec une voix de crécelle. J’étais atterré.

Nicolas venait de se faire élire, au bout de basses intrigues et de sombres alliances, secrétaire du syndicat et Reginald s’était montré trop pressant à l’égard de ma belle-fille. Dans un mauvais soir, je les congédiais en les insultant . J’en étais venu à hurler : «foutez-moi le camp, sombres crétins, putains d’hypocrites obsédés avec une bite à la place du cerveau. Vous me dégouttez. Je ne veux plus vous voir ! ». Ils s’exécutèrent, avec épouses et enfants et ma femme me battit froid une semaine durant pour cet esclandre dont elle essaya de réduire les conséquences par quelques coups de téléphone diplomatiques, en insistant sur mon instabilité. Mais pas le mauvais cheval !

J’étais au plus mal, et je retournais à mon appartement que je n’avais pas encore résilié. J’allais voir un médecin, le docteur Herensick, un malade mental adepte des Gesalt thérapies qui s’était ingénié à ranimer des souvenirs pénibles ayant trait à mon enfance et à ma famille, jusqu’à ce que j’en pleure. J’envisageais une hospitalisation et je joignais un centre de santé mentale aux fins d’admission, jusqu’à ce que Françoise et Fanny vinssent me retrouver et rappellent l’établissement pour les informer qu’il s’était agi d’une erreur. Après tout, mon frère avait passé sa vie en hôpital psychiatrique, et ma mère avant lui, alors pourquoi pas moi ? Il me semblait de la plus élémentaire solidarité familiale que de passer au moins quelques semaines enfermé, comme eux.

Rentré à la maison, je reprenais le travail et renouais avec le syndicat. J’avais eu des mots avec Nicolas et on en était venus aux mains. J’étais persuadé qu’il était l’auteur des canulars téléphoniques douteux, ce qu’il niait farouchement. Il finit par divorcer et repartir chez son père du côté de Douai. Je ne le regrettais pas. Il finit par quitter le syndicat quand, à cours de mandats à la suite d’un complot ourdi contre lui par ceux-là même qui l’avaient fait roi, il rejoignit la CFTC, un ralliement plus que surprenant qui interrogeait ses convictions. Pour Reginald, c’était plus compliqué compte tenu des rapports amicaux qu’il entretenait avec Françoise et sa fille. Je le supportais encore un peu, en lui faisant comprendre que j’avais toujours vu clair dans son jeu et que je savais à quoi m’en tenir en ce qui le concernait.

À la faveur d’une élection complémentaire au Bureau fédéral, je rempilais, cette fois plus actif et plus concerné. Je militais localement à A.C !, dans un collectif de Sans papiers (c’était après Saint-Bernard) et dans une coordination altermondialiste qui préfigurait Attac contre des accords commerciaux scélérats sous l’égide de l’OCDE. J’avais enfin trouvé le moyen d’éteindre le feu de mon enfer intime et d’oublier un peu mon ego en embrassant des causes justes qui valaient qu’on les défende, solidairement.

J’avais surtout oublié Nicolas, Reginald, et tous ces mecs cool pour qui ces engagements étaient vains et dérisoires. Eux savaient d’instinct qu’il valait mieux se regarder le nombril et draguer tout ce qui passait avec leurs sourires à manger de la merde et leurs plaisanteries de garçons de bain.

Ah quel final ! C’est presque du réalisme socialiste. Aragon et Castille…

30 janvier 2022  

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