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GOYA: DES ORS DE LA COUR AUX CENDRES FUNÉRAIRES

le sommeil de la raison engendre des monstres. Goya

L’expérience Goya, tel est le titre de l’exposition Goya du Palais des Beaux Arts de Lille. Francesco Goya est l’un des peintres les plus énigmatiques de l’histoire, passé des portraits de la noblesse, des rituels de cour et des fêtes galantes au macabre et à la bouffonnerie, via les guerres napoléoniennes et une maladie étrange qui l’a rendu complètement sourd. Tellement sourd qu’il a toujours cru faire de la musique, aurait persiflé Cavanna, mais Goya s’accorde mal avec ce genre de bons mots, lui qui s’est consacré entièrement au fil du temps au tragique et à l’horreur.

On tient Goya pour le plus grand peintre de tous les temps, avec Jérôme Bosch et Le Caravage. Mais on ne prétend pas être connaisseur, juste quelqu’un qui, sans beaucoup d’éléments d’analyse, de considérations techniques ou d’histoire de l’art, obéit à ses émotions, à ses tripes. Les trois peintres cités sont ceux qui déclenchent des émotions brutes, viscérales et épidermiques. Trois peintres également mystérieux, du Caravage et ses ténèbres, individu de sac et de corde ; de Jérôme Bosch et ses étranges merveilles qui semblent provenir de rêves formés avec l’ergot de seigle ; de Goya enfin, cette sarabande macabre où défilent sacrifiés, suppliciés, sodomites et infirmes. Des corps disgraciés comme à plaisir, difformes et contrefaits, autant faits pour les plus vives jouissances que pour les douleurs les plus atroces. Une foire aux atrocités, un luxe de ténèbres au temps des lumières et du développement des techniques et de l’industrie.

Il y a bien un mystère Goya. On peut le comparer à l’histoire d’un Robert Johnson qui, au carrefour d’une route du Mississippi, signe un pacte avec le malin qui fait d’un bon guitariste un génie inventeur du blues moderne. Y a-t-il quelque chose de cet ordre pour Goya ? Un peintre de cour, spécialiste des portraits des grands d’Espagne et des nobles castillans, qui, suite à une grave maladie est-il dit, devient le peintre des abîmes, des ténèbres et de la mort.

Ce n’est pas un hasard si les écrivains de littérature fantastique encensés par H.P Lovecraft dans Épouvante et surnaturel en littérature (10/18), cet essai remarquable sur un genre littéraire trop souvent négligé, situent leurs fictions dans l’Espagne du XVIII° siècle. Que ce soit Matthew G. Lewis pour Le moine ou Charles M. Mathurin pour Melmoth l’errant, les deux plus grands romans dans cette catégorie où ont brillé également Arthur Machen, Nathaniel Hawthorne ou Lord Dunsany. L’Espagne serait-elle la patrie du diable, où circulent, dans la Mancha et en Andalousie, fantômes, spectres, moines excommuniés, nobles dépravés et soldats perdus. Les monstres y sont omniprésents et l’esprit du malin peut se cacher dans une rose ou dans un chapelet.

Que s’est-il passé exactement en 1793, année de la terreur en France où Goya bascule dans l’horreur via le romantisme. Goya est resté cette année-là, à 47 ans, alité avec d’affreux maux de tête, des hallucinations, une perte de repères spatiaux et une baisse progressive de l’ouïe, jusqu’à la surdité totale. On a parlé de saturnisme et de syphilis, mais des recherches plus récentes ont fait l’hypothèse du syndrome de Susac, une maladie auto-immune dont les symptômes sont identiques à ceux dont il se plaignait, à savoir des migraines intenses avec des phénomènes visuels (flash lumineux), des troubles de l’humeur, une surdité brusque et des acouphènes. La maladie pouvait disparaître en quelques années, en laissant toutefois la surdité en souvenir. Ce diagnostic de la médecine moderne n’exclut d’ailleurs pas que Goya ait pu contracter la syphilis, un mal dont on ne guérissait pas à l’époque et qui laissait de graves séquelles neurologiques et osseuses. Mais on ne va pas continuer à lire le Lafrousse médical et on se doit de supputer une relation entre ce haut mal et l’éclosion de son génie. C’est en tout cas l’hypothèse que l’on fera.

Reste à savoir avec qui Goya aurait contracté la maladie, avec l’un de ses modèles, la maja nue, la maja habillée ou la maja à la guitare ? Plus vraisemblablement, on peut légitimement penser que Goya ait été atteint de saturnisme, la peinture de l’époque contenant beaucoup de substances dont la toxicité n’était pas connue alors. Est-ce ce saturnisme qui a pu faire d’un peintre rococo un annonciateur inspiré de l’apocalypse, de la détérioration des corps et de la corruption des âmes ? On peut le penser, Verlaine n’avait-il pas baptisé ses plus beaux poèmes de l’épithète de « saturniens ». Saturne qui dévore ses enfants (c’est un portrait de Goya) mais qui sublime aussi les fous.

L’exposition vue ici nous montre toutes les facettes de Goya, des portraits assez convenus de la noblesse espagnole et de ses fêtes galantes à la Watteau jusqu’aux sommets de l’abjection et de l’horreur. Les commissaires de cette exposition l’ont intitulée judicieusement L’expérience Goya ou Le Parcours Goya, car c’est bien l’univers de Goya qui est ici mis en scène et, plutôt que d’aller de tableaux en tableaux de façon chronologique, on plonge dans des montages audiovisuels, des vidéos, des installations, des sculptures, des maquettes qui tournent autour de Goya, ou pour s’approcher symboliquement de son œuvre, ou pour la prolonger, ou pour lui rendre hommage.

Ce qui ne veut pas dire qu’on y voit pas Goya, ses toiles, ses œuvres. L’exposition n’oublie aucune de ses périodes : les jeunes, les majas, les caprices, les vieilles, les désastres de la guerre et les peintures noires, ces deux aspects de son travail étant les plus intéressants.

On trouve là des maquettes réalisées par les frères Chapman, enfants terribles de l’art contemporain, d’après des toiles de Goya sur la guerre, sans oublier le fabuleux Saturne dévorant ses enfants. On peut voir des séquences de films inspirés d’une toile de Goya : le Casanova de Fellini, Le labyrinthe de Pan de Guillermo Del Toro, le Tales of the tales de Matteo Garrone, le Viridiana de Bunuel ou encore Il était une fois dans l’ouest (la scène originelle de la pendaison) de Sergio Leone. Des vidéos sont projetées, reprenant les portraits et les toiles du maître dans une vision panoptique et d’autres artistes sont mis en lumière, ceux qui ont retouché irrespectueusement certaines de ses œuvres comme Salvador Dali, ou même Picasso.

Il y a donc tout un travail muséographique intéressant qui va beaucoup plus loin qu’une simple exposition de toiles mais se propose de jouer avec Goya, avec tous les Goya tant son génie est éclaté, tant le peintre a épousé de métamorphoses tout au long de sa vie, de sa naissance à Saragosse en 1746 jusqu’à sa mort à Bordeaux en 1828 où il s’est exilé en 1824 pour fuir le danger de la monarchie absolue de Ferdinand VII. Goya qui fut apprécié en France par des peintres comme Delacroix et les romantiques autant que par des têtes couronnées à la Louis-Philippe. Il était aussi vénéré de l’autre côté de la Manche par un Turner ou un Constable.

Plus encore que sa vie, sa mort reste un mystère. Il meurt d’une tumeur au cerveau et est enterré à Bordeaux. En 1880, le consul d’Espagne trouve sa tombe en mauvais état et décide de rapatrier le corps (ou ce qu’il en reste) à Saragosse. L’inhumation fait apparaître un corps sans tête, ou sans crâne, proprement décapité et le bruit court que c’est un médecin bordelais du nom de Gaubric qui aurait prélevé nuitamment la tête pour étudier de façon la plus académique possible la maladie dont aurait souffert le peintre et qui l’a rendu sourd. Le mystère Goya se poursuit bien au-delà de sa mort et l’histoire aurait pu inspirer la plume d’un Edgar Poe ou de tous les écrivains fantastiques cités plus haut. Gaubric, un sergent Bertrand – celui décrit par les Goncourt et qui déterrait des cadavres pour leur faire subir les ultimes outrages – de la médecine.

On ressort de là avec toutes sortes d’images. Des corps mutilés, des fusillés stoïques, des militaires sadiques, des veilles dames partagées entre lubricité et sénilité, des gamins misérables, des fous inquiétants, des trognes d’abrutis ou d’ivrognes. Tout un peuple meurtri et ravagé qui forme un cortège baroque de martyrs truculents accrochés à la vie, malgré tout.

Je me souviens avoir vu au musée de Castres les gravures et dessins de Goya sur l’autre guerre d’Espagne, les conquêtes napoléoniennes et les brutes galonnées envoyant leurs armées contre un peuple en guenilles maniant de vétustes fusils et des armes blanches. La guerre et ses horreurs qui n’est qu’une étape vers la folie et la mort, vers des visions d’apocalypse qui préfigurent Auschwitz et la Shoah. On croirait presque que le génie de Goya était assez visionnaire pour pressentir l’anéantissement, l’effondrement, l’holocauste. La fin de tout.

Il est en tout cas assez puissant pour nous émerveiller et nous faire apprécier l’immense beauté sombre des tréfonds de l’âme humaine. Ces abîmes vertigineux que, outre Goya, peu d’artistes ont osé explorer. De ce sommeil de la raison qui engendre des monstres, selon Goya.

Attention, plus une seconde à perdre, c’est jusqu’au 14 février au Palais des Beaux-Arts de Lille – L’expérience Goya.

26 janvier 2022

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