Il est un peu connu pour son « My Crucified Jesus », dont Hallyday commit une version sans créditer l’original, un titre baptisé, à contresens, « Cheveux Longs Et Idées Courtes ». Pourtant, Grignard avec ses longs cheveux raides, ses lunettes rondes et sa barbe hirsute, aura été un chanteur et un poète important. Il fut le seul protest-singer européen, à l’exception d’Antoine et de son seul premier album. Il est mort alcoolique en 1982, il y a 40 ans déjà. L’occasion de se souvenir d’un grand bonhomme dont les chansons folk-blues véhiculaient la colère devant les oppressions et une aspiration effrénée pour la liberté ; le tout avec un goût certain pour la provocation et l’outrage.
Ferré Grignard est l’un des grands oubliés du fameux Dictionnaire du rock, un monument d’érudition coordonné par l’excellent Michka Assayas et paru chez Robert Laffont en 2000 (il est actualisé périodiquement). Un dictionnaire auquel j’ai eu, soit dit entre parenthèses, l’honneur de participer. Mais de Grignard, pas une ligne, alors que bien des groupes et chanteurs médiocres ou tout simplement mauvais y figurent en très bonne place. Pas bien ça, Michka ! (que l’on salue-t-au passage, comme disait naguère Thierry Roland).
J’avais 12 ans, l’âge de la communion solennelle et de la puberté – autant dire la lutte entre le bien et le mal – quand j’ai entendu parler d’un beatnik belge (flamand pour être précis), qui sillonnait l’Europe, lui et son groupe, dans une vieille Cadillac rose déglinguée, braillant des hymnes « protests » contre la guerre, la misère et le racisme sur quelques accords simples de guitare sèche et des chorus haletants d’harmonica rappelant les folksingers américains, de Woody Guthrie à Bob Dylan. La Belgique, qu’on appelait alors le cinquante et unième État des États-Unis, faisait son entrée dans le monde du rock (si l’on voulait bien excepter des rockers locaux du genre Burt Blanca).
Puisqu’on l’a un peu décrit physiquement, attardons-nous sur son éternelle défroque : veste en velours à col de fourrure ou parkas militaires et jeans serrés dans des bottes de cheval. Une sorte de dandy du folksong.
Dans une interview à mon Salut Les Copains, en 1966, Grignard déclarait sans vergogne : « je déteste Johnny Hallyday », et, sans le connaître, je l’aimais déjà pour cela. Il avait ses raisons, qui s’inscrivaient dans ce qu’une France Gall a pu appeler, dans un titre nunuche « La Guerre Des Chansons », une suite de batailles épiques dont les projectiles étaient donc des chansons avec les transistors comme véhicule. Mais c’est plutôt de façon collatérale (puisqu’il est question de guerre) que Ferré Grignard fut mêlé à ces querelles subalternes et franco-françaises. Qu’on se souvienne du déroulement des hostilités.
C’est d’abord Antoine qui égratigne Johnny Hallyday dans ses « Élucubrations ». L’idole des jeunes réplique par ce « Cheveux Longs Idées Courtes » qui n’est autre qu’une adaptation du « My Crucified Jesus » de Grignard (d’après un traditionnel folk). Ronnie Bird s’en mêle avec « Chante », une adaptation du « Can Only Give You Everything » (déjà interprété par Them puis les Troggs) qui brocarde à son tour Antoine suspecté de se faire du fric avec de la contestation à la mode et de n’être en fait qu’un petit bourgeois hédoniste qui joue les hautes consciences. Antoine et ses Problèmes emportent finalement le morceau avec leur « Je Dis Ce Que Je Pense (et je vis comme je veux) » et, surtout, ses « Contrélucubrations Problématiques » qui mettent les rieurs de leur côté. La guerre des chansons se conclut sur un grand éclat de rire, surtout avec un dénommé Édouard (on soupçonne Jacques Martin ou Jean Yanne d’être derrière tout cela) qui se fend d’un inoubliable « N’aie Pas Peur Antoinette » et d’un Évariste, chanteur situationniste, qui met en boîte à la fois Antoine et Dutronc dans son « Calcul Intégral ». Fin du sketch, et fin de l’été.
Après l’épisode Hallyday, Grignard porte plainte pour plagiat mais est débouté, son « My Crucified Jesus » étant lui-même adapté d’un traditionnel, on l’a dit. Sa plainte lui vaut néanmoins d’être viré de chez Fontana / Philips par la maison de disque, sous pression de l’entourage de Hallyday. Qu’à cela ne tienne, il signe chez Barclay et s’entend comme larrons en foire avec Monsieur Eddie (Barclay) qui l’invite sur la Côte d’Azur où Grignard débarque avec sa troupe. La dolce vita : alcool et LSD.
Beaucoup moins drôle, Luis Rego, le bassiste des Problèmes, sera embastillé dans les geôles de Caetano, caudillo portugais ayant remplacé Salazar. L’humoriste avait eu le malheur de remettre les pieds dans son Portugal natal alors qu’il n’y avait pas fait son service militaire (en Angola ou au Mozambique?).
Avant « My Crucified Jesus », Ferré Grignard s’était fait connaître, au printemps 1966, par son « Ring Ring I’ve Got To Sing », une charge antiraciste balancée sur une mélodie triste aux accents bouleversants de sincérité. Il y avait eu aussi « We Want War » et son riff magique, chanson anti-guerre, celle du Vietnam et toutes les autres. Tout le monde veut la paix, la concorde et l’harmonie mais, au fond, tout le monde veut la guerre ; tel est le message qui peut s’appliquer à des situations bien contemporaines. À l’est du nouveau…
À l’automne 1966, un premier album, Ring Ring, chez Fontana, qui réunit ses premiers titres et un succès d’estime, même si le disque se vend peu. La légende de Ferré Grignard peut en tout cas s’écrire, celle du rejeton d’une famille bourgeoise d’Anvers qui s’est essayé à la peinture avant de choisir le Folk. Quelqu’un qui se dit anarchiste et se targue d’avoir erré dans les ghettos noirs de toutes les grandes villes américaines, même s’il avouera plus tard que tout cela était faux et destiné à déconcerter la presse dont il n’apprécie pas les clichés proférés à son endroit.
Son deuxième album, Captain Disaster, sort donc chez Barclay en 1968. Grignard en marin fou et Hollandais volant qui pond de nouveaux hymnes contestataires comme l’excellent « Drunken Sailor » et son balancement hypnotique ou son « LSD 25 », une chanson sur l’acide lysergique et l’ouverture de la psyché qu’il provoque. Du vécu !
Captain Disaster se vend encore moins que son premier album et la déjà maigre influence de Ferré Grignard recule, comme tous les folk et protest-singers ayant dû céder le pas, aux États-Unis, devant la pop music et l’Acide rock. Balayé par l’histoire, autrement dit, mais qui n’oppose pas moins une belle résistance.
L’artiste – comme on dit maintenant à propos des petites œuvrettes les plus insignifiantes mais lui en est un, un vrai – s’achète une maison près d’Anvers où des fêtes à haute teneur d’alcool ont lieu toutes les nuits. Toute sa tribu habite là, en joyeuse communauté, et on sort parfois la Cadillac pour reprendre la route. Des Merry Pranksters flamands, si on peut imaginer ça. Tout l’argent qu’il a pu ramasser est systématiquement dilapidé dans des achats ruineux et des fêtes dispendieuses. Grignard ne compte pas mais le fisc belge le rappelle à ses obligations et il doit lui concéder une bonne partie de ses royalties, lui qui n’a jamais déclaré de revenus.
Un troisième album éponyme (Ferré Grignard) en 1972, chez Motors cette fois, qui passe complètement inaperçu malgré quelques bons titres. Ferré Grignard est définitivement oublié et il n’a plus qu’à se produire dans des petits clubs folk de sa ville natale, Anvers. Il ira même jusqu’à racheter un café où se produisent des musiciens, De Muse, et s’installera au bar en patron, ce qui ne fera qu’accroître ses tendances à l’alcoolisme.
En 1978, il réussit à sortir un dernier album chez Philips, sa première maison : I warned you (je t’avais prévenu), mais c’est en pure perte et le disque s’en va garnir le fond des bacs à soldes. Grignard peut retourner à son comptoir et à ses bières. La messe est dite en ce qui le concerne.
Pas pour tout le monde, et j’ai le souvenir d’avoir fait le pèlerinage jusqu’à Anvers pour rencontrer le grand Ferré Grignard. Las, j’ai dû déchanter car il n’était plus en faction dans son bistrot favori et personne dans le bistrot ne semblait se souvenir de lui.
J’étais en vacances quelque part dans le Périgord quand j’appris, par un article de l’excellent Serge Loupien dans Libération, la mort de Ferré Grignard, en août 1982. Il avait fini dans la misère après un ultime come back raté et les Johnson qu’il fumait à la chaîne lui avaient occasionné un cancer de la gorge. Exit Grignard, un homme libre qui avait toute sa vie brûlé la chandelle par les deux bouts, sans jamais s’économiser. Un musicien accompli et un poète inspiré qui aura insulté le bourgeois et dénoncé l’injustice jusqu’à en crever.
Il n’avait que 43 ans, mais en paraissait 70, troubadour post-atomique aux airs bourrus mais au cœur trop tendre pour ces temps maudits. Buvons tous à la mort du clown psychédélique !
28 février 2022
Merci Didier pour cet excellent rappel … qui pour moi est en fait une introduction car j’avoue ne pas me rappeler de lui du tout.