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LEEDS : LE DAMNED UNITED F.C

Brian Clough devant Bremner et Giles, tous incognito au. Damned United.

L’occasion d’un roman halluciné de David Peace (Damned United, sorti en France sous le titre de 44 jours) (1), pour parler du Leeds United, un club qui a longtemps dominé le football anglais avant de sombrer et de renaître sous l’ère Bielsa (viré depuis). L’occasion surtout de parler une nouvelle fois de David Peace, brillant auteur de polar mais aussi chroniqueur lyrique et pointilleux des entraîneurs anglais de légende : Bill Shankly et Brian Clough, dont il est question ici. Les 44 jours que Clough aura passé à Leeds United, entre Derby County (champion en 1972) et Nottingham Forest (deux Coupes d’Europe des clubs champions).

David Peace est né en 1967, à Osset – district de Wakefield – dans l’ouest du Yorkshire. Il a d’abord écrit des romans policiers dans un style à la fois halluciné et lyrique, sans jamais abandonner un réalisme implacable marqué par une description clinique des personnages et des situations qui confine parfois au sordide. Des personnages traversés par ce courant de conscience que l’on a évoqué après Joyce, des fragments de l’inconscient, du ça, qui viennent percuter les mots et les gestes de leurs réalités.

Côté football, Peace a été un jeune supporter des « Terriers » du Huddersfield Town F.C, une équipe qui a passé sa vie en deuxième ou troisième division avec une montée inespérée en 2017 et une relégation deux ans plus tard avec un total de 16 points (presque un record de médiocrité). Huddersfield pourra se consoler en ayant, cette dernière année, battu par deux fois les Wolves de Wolverhampton. C’est déjà ça. Mais Huddersfield, l’une des premières cités industrielles où les métiers à tisser ont été implantés, fut aussi la ville des Luddites, partisans du leader ouvrier John Ludd.

Après Huddersfield, et peut-être pour cause de résultats insuffisants, Peace se tournera vers les Reds de Liverpool et en particulier leur entraîneur de 1959 à 1974, Bill Shankly. C’est le prodigieux roman Rouge ou mort (Payot et Rivages 2013) dont on parlera le mois prochain. Une chronique hebdomadaire vibrante de passion, sur une période de 15 ans, du Liverpool F.C. Sur le terrain, dans les vestiaires, chez les dirigeants et du côté des supporters. Un monument érigé avec des mots pour un homme exceptionnel dans sa simplicité et dans son humanité.

Une constante chez Peace, il déteste et détestera toujours le Leeds United – le club d’Ellan Road et leurs couleurs blanches et bleues parées de jaune. C’est pourquoi, avant même Shankly et les Reds, il y aura Brian Clough, entraîneur tête de lard de Derby County, champion en 1972, puis du Nottingham Forest deux fois vainqueur de la Coupe d’Europe des clubs champions. Entre Derby, champion en 1972, et Forest (Champions League en 1979 et 1980), il se passera un mois et demi – 44 jours (le titre français du roman Damned United), paru en 2006 chez Rivages Noir. Damned United, on l’aura compris, pour Leeds United d’où Brian Clough sera éjecté au début de l’automne pour insuffisance de résultat. Comme pour Shankly, Clough a droit à une chronique maniaque, au jour le jour, tenue d’une main fébrile entre le mercredi 31 juillet et le jeudi 12 septembre 1974. 44 jours, et autant de nuits.

Les « paons » (the peacocks) de Leeds United sont une institution du football anglais et leur période faste aura été comprise entre le tout début des années 1960 et le milieu des années 1970, une phase de déclin inexorable après une finale de Coupe d’Europe perdue contre le Bayern Munich en 1975. Le club renaîtra de ses cendres dans les années 1990, avant de connaître l’enfer, jusqu’en troisième division en 2007.

Sous l’ère Don Revie, entre 1961 et 1974, les Whites vont briller. D’abord en accédant à la première division en 1963 et se classant deux fois deuxièmes en 1965 et 1966. Le club participe à des coupes européennes où il peut s’illustrer. Leeds remporte ainsi la Coupe des villes de foire en 1968 aux dépens des Hongrois de Ferencvaros, après avoir remporté la coupe de la ligue contre Arsenal. Ils récidiveront en battant la Juventus en 1971 et, entre temps, ils remporteront le championnat en 1969. Leur première coupe d’Angleterre ensuite, en 1972 et une finale en Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe perdue contre Milan A.C l’année d’après. Une dernière victoire en championnat en 1974 leur permet d’accéder à la coupe d’Europe des clubs champions et ils perdent en finale contre le Bayern, on l’a vu. Les joueurs de l’époque ont pour noms Stewart ou Harvey dans les buts ; Cherry, Reaney, Jackie Charlton, frère de Bobby, Terry Cooper, arrière des Trois lions et, Madeley, lui aussi international en défense ; les frères Eddie et Bill Gray, Bates, l’Irlandais Jimmy Giles et l’Écossais Bremner au milieu de terrain ; l’autre Écossais Jordan, Lorimer, Hunter, Mc Queen et Clarke en attaque. Plus Duncan Mc Kenzie arrivé de Nottingham Forest à prix d’or et deux anciens de Derby County venus grâce à l’industrie de Taylor : O’Hare et Mc Govern. Bref, une dream team, une de plus.

Sauf que le jeu de Leeds United se caractérise par son « kick and rush » à l’anglaise, un football peu technique et très physique qui n’exclut pas la brutalité et la tricherie. Quand Don Revie quitte son poste d’entraîneur pour prendre la direction des Trois lions, c’est Brian Clough, l’ex entraîneur des Béliers de Derby County, qui lui succède, contre l’avis de tous. L’histoire de Damned United peut commencer.

En italiques, le passé de joueur et d’entraîneur de Clough avant Leeds : Middlesbrough puis Sunderland comme joueur ; Hartlepool, Derby puis Brighton comme entraîneur avec toujours son vieux compagnon Peter Taylor qui ne le quitte pas d’une semelle. Une remarquable complicité. En caractères normaux, les fameux 44 jours dans la fosse aux lions, au Damned United.

En italique, sa carrière de joueur à Sunderland, club du Nord-est de l’Angleterre, ses rares sélections en équipe nationale (deux en fait, contre le Pays De Galles et contre l’Islande) et l’arrêt brutal de sa carrière à 28 ans à la suite d’une rupture des ligaments croisés, blessure banale aujourd’hui, mais qui motivait un retrait définitif à l’époque. Clough va entraîner un moment les juniors, avant d’avoir son billet de sortie et de connaître les affres du chômage. Pour conjurer le mauvais sort, il sera entraîneur, il en a la poigne, les connaissances tactiques et un tempérament de meneur d’homme. Il sera entraîneur avec son ami Peter Taylor qui, lui, fera tous les terrains de la campagne anglaise pour détecter des joueurs en devenir. Un recruteur, un scout, comme on dit là-bas. Un duo inséparable qui va révolutionner à lui seul le football anglais, s’attaquer à ses institutions et bousculer ses hiérarchies.

Le couple, car c’en est un tant la fraternité les unit, débute modestement à Hartlepool, une équipe qui s’enfonce en bas de tableau dans des divisions perdues. Ils le redressent et sont appelés pour redorer le blason d’un club jadis glorieux mais qui se traîne en bas de tableau de deuxième division et n’a jamais rien gagné dans l’époque moderne : Derby County (Derbyshire).

Autant le texte en italiques décrit une success story, les premières saisons médiocres d’un club qui finit par devenir champion de deuxième division en 1969 ; autant le texte en caractères normaux s’attache à évoquer une lente descente aux enfers, du moins le premier cercle qui va faire de Leeds United, champion d’Angleterre, un club banal et mal aimé.

Clough y a mis les ingrédients, il n’était pas désiré à Leeds, il a maltraité Don Revie sur le départ et il est détesté par les deux piliers de l’équipe : Giles, qu’il estime en fin de carrière et dont il veut se séparer et Bremner, dont il essaie en vain de se faire un ami. On ne l’aime pas et il le sent.

On nous raconte aussi chaque intersaison, les coulisses des transferts ; les joueurs qu’il importe de débaucher, d’autres qu’on pousse vers la sortie avec plus ou moins d’élégance. Comme à Derby et dans tous les clubs où il est passé, Clough est le patron et le maître Jacques, allant jusqu’à tondre lui-même la pelouse et nettoyer les vestiaires. Un type autoritaire, mal embouché, caractériel qui deviendra une légende grâce à sa passion dévorante pour le football et à un souci maniaque du détail. Un monsieur.

En italique la glorieuse épopée de Derby County, quatrième pour leur première saison au sommet, en 1970, mais interdit de coupe d’Europe pour une série d’irrégularités pointées par la fédération. En caractères normaux le fameux Charity Shield (match entre le vainqueur du championnat et celui de la coupe) contre Liverpool F.C et l’expulsion de Keagan et de Bremner plus les matchs amicaux avant le grand jour, la première, dans un club soudé autour de son ancien entraîneur et où Clough fait tout pour se faire détester. Il est résolu à faire de Leeds l’équipe du beau jeu et du fair-play, à des années-lumières d’un club réputé pour sa brutalité, son jeu fruste et ses tricheries allant jusqu’à faire pression sur les arbitres et parfois, selon la rumeur, les corrompre. On sait tout de suite qu’il n’y parviendra pas.

La saison 1970-1971 est moyenne, autant de victoires que de défaites et de nuls. Symétrie parfaite, mais ce n’est pas une consolation. Les premières brouilles entre Clough et Taylor se font jour à propos d’une prime que l’un a obtenu sans le dire à l’autre et Taylor a été dégotter un joueur à Worcester, ligue du sud. La saison qui suit sera l’année du sacre et les Béliers de Derby County, la belle endormie, pourront retourner à l’ordinaire, après le départ de Clough. Une épopée moderne.

Mais tout retombe assez vite. Clough refuse de disputer le Charity Shield comme il ne suit pas son équipe pour une tournée en RFA et aux Pays-Bas qu’il n’a pas souhaité. La nouvelle direction veut se venger du limogeage de l’ancienne et c’est le frère de l’ancien président blackboulé qui a repris les rênes. Clough est d’autant plus sur la sellette que la fédération lui a collé une forte amende que le club n’accepte pas de payer, pour une sombre histoire de contrat non paraphé par Nottingham Forest dans le cadre du transfert d’un joueur. Tout part en vrille.

Brian Clough est une vraie rock star, chroniqueur dans les journaux et invité permanent d’émission de sport à la télévision. D’autant que Leeds, où se situe maintenant l’action, n’est pas un désert musical. On le verra.

À mesure que Derby s’élève et se rend visible dans l’Europe du football (victoire contre le Zelznicar Sarajevo puis contre le Benfica d’Eusebio et ses stars déclinantes), Leeds United perd ses premiers matchs en championnat et se retrouve avant-dernier (au goal-average) après deux journées. Clough est confronté à l’hostilité générale et peut poser ses fesses sur un siège éjectable. Il boit et fume de plus en plus ; il s’engueule avec tout le monde. La peur, la colère et le dégoût.

Derby élimine les Tchécoslovaques du Sparta Trnava en quart, mais est sorti par la Juventus en demie. L’arbitre dira qu’il a été approché par les dirigeants turinois dans le but de le corrompre. Après une saison moyenne en championnat, Derby regagne pour l’exercice 1973 – 1974, mais l’année 1973 est la pire année de la vie de Brian « Howard » Clough. Sa mère meurt et il se fâche avec son ami Peter Taylor. Il est de plus en plus dans les journaux et les télévisions et les dirigeants lui reprochent cette omniprésence médiatique qui nuit aux intérêts sportifs du club. « On ne peut servir deux maîtres », lui dit le président qui l’oblige à choisir. On l’accuse ensuite d’avoir fait le V de la victoire devant Matt Busby et tout le banc de Manchester United après une victoire à Old Trafford. Pire qu’un doigt d’honneur. La goutte d’eau… Il signe un contrat avec la chaîne ITV et est poussé à la démission après avoir tenté de faire venir Sir Bobby Moore et Trevor Brooking, de West Ham, à Derby.

Côté Leeds, ça ne s’arrange pas non plus. Bremner est suspendu à la suite des incidents du Charity Shields, plusieurs joueurs sont blessés et les dirigeants lui refusent tous les recrutements qu’il propose. « Clough dehors ! », peut-il lire parmi les graffitis gravés sur les enceintes du stade. À part ça, un jeune supporter a été poignardé à Blackpool et les fans de Tottenham se livrent à des bagarres générales dans les tribunes. Damned !

Les supporters de Derby et les ouvriers de chez Rolls Royce l’acclament pour un dernier tour de piste au Baseball Ground, contre Leicester. Mais il est déjà parti. Les Trois lions sont éliminés par la Pologne pour la Coupe du monde 1974. Sir Alf Ramsey est sur la sellette et Brian Clough est sur les rangs pour lui succéder. Il y pense et il s’en veut d’y penser, par respect pour Ramsey.

À ce stade, les italiques rejoignent les caractères normaux, le passé rejoint le présent. Une bataille juridique se profile, menée par les dirigeants. Clough et Taylor mettent leur poids dans la balance et les joueurs de Derby County se solidarisent d’eux et menacent de faire grève. Clough est ému mais Taylor n’y croit plus et les deux acceptent une proposition de Brighton, un club de troisième division, pour 7000 £ de transfert et autant de salaires. Clough a été approché par Nottingham Forest, mais ça ne s’est pas fait. Dave Mc Kay, joueur emblématique de Derby, est nommé au poste de manager et les joueurs le haïssent. Ils veulent Clough. C’est tout le contraire à Leeds United, où on n’en veut plus, où on n’en a jamais voulu. Leeds qui fait ses premiers pas en Coupe d’Europe avec Brian Clough aux commandes, contre le F.C Zurich ; Leeds qui est ante-pénultième en championnat. Cloughie qui veut se séparer des actuels joueurs qu’il estime finis pour les remplacer par d’ex joueurs de Derby ou de Forest. Un grand remplacement, mais Leeds United, joueurs et dirigeants réunis, regimbent et en viennent à détester Cloughie. On ne fait pas ça à Leeds. Leeds ira quand même en finale de la Coupe d’Europe, perdue contre le Bayern, mais sans Brian Clough. Leeds ! Leeds ! Leeds !

Le passé rejoint le présent. Don Revie remplace Alf Ramsey comme manager des Trois lions et Brian Clough est invité à le remplacer à Leeds United. On connaît la suite, du 31 juillet au 12 septembre 1974, au jour le jour. Il est juste précisé en fin de volume que Brian Clough gagnera la Coupe d’Europe en 1979 contre les Suédois de Malmoe pour Nottingham Forest, avec Peter Taylor. Il est aussi écrit en fin de volume que, la même année, Margaret Hilda Thatcher et le Parti Conservateur remportent les élections législatives.

Ce n’est pas dit mais Nottingham Forest remporte également la Coupe d’Europe l’année suivante, en 1980, contre le SV Hambourg cette fois. Clough avait repris le club dans les bas fonds de la deuxième division, comme pour Derby County. On y reviendra. Il aura réussi partout, sauf au Damned United.

Le Damned United qui descendra de son piédestal année après année pour devenir un club moyen de première division puis de deuxième et, après un retour au premier plan dans les années 1990, rechutera encore et connaîtra même la troisième division en 2007. Ils ne reviendront en première ligue que 10 ans plus tard, après rachat par un homme d’affaires italien et arrivée de Marco « El Loco » Bielsa comme entraîneur en 2018. Il sera viré à son tour.

L’écriture de Peace laisse pantois et on croirait un Shakespeare moderne qui se pencherait sur le monde du football professionnel. Une sorte de récit biblique plein de malédictions et d’imprécations, et on est fasciné par le contraste entre un ton aussi tragiquement lyrique pour un sujet en apparence aussi futile. En apparence seulement. On verra avec son Rouge ou mort sur Bill Shankly et les Reds du Liverpool F.C que le football est beaucoup plus qu’une question de vie ou de mort. Une sorte de religion des ratés, comme disait Nick Toshes.

(1) 44 Jours / Damned United / Rivages Payot. 2003

27 mars 2022

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