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STEPPENWOLF : LA MORT DU LOUP

Le loup des steppes, photo Wikipdia.Sauvage, menaçant et agressif, comme Steppenwolf,

Steppenwolf, ou le Loup des steppes, d’après Herman Heisse. Le groupe s’est formé en 1967 après avoir existé au milieu des années 1960 sous le patronyme des Sparrows (moineaux ou hirondelles). Décidément des amis des bêtes. On parle de John Kay – poète du rock et songwriter hors-pair – et de sa bande pour la simple et bonne raison que Steppenwolf s’est séparé il y a 50 ans, en 1972, avant de multiples reformations qui n’ont jamais fait oublier le loup originel. C’est donc un anniversaire. At your birthday party, comme ils disaient.

Joachim Fritz Krauledat est né le 12 avril 1944 à Tilsitt en Allemagne, devenu depuis Sovetsk en Russie, dans l’oblat de Kaliningrad (ex Koenigsberg) où a toujours vécu une importante colonie lituannienne, dont il est issu. Dont était aussi issu son père, tué en mars de la même année sous l’uniforme allemand. C’est l’histoire des vaincus de la seconde guerre mondiale avec des réfugiés évacués de l’ancienne Prusse de l’est fuyant l’avancée des troupes soviétiques ou les balles de la police allemande durant l’hiver glacial de 1945. Un train de réfugiés qui les conduira jusqu’à Arnstadt, alors en République Démocratique Allemande sous occupation américaine. C’est ensuite l’ouest, à Hanovre où ils ont réussi à passer en 1949, jouant à saute-frontières. Joachim est daltonien, malvoyant et il portera toujours ces lunettes noires qui, avec des vêtements de cuir et des bottes, lui donneront son look rebelle. Malvoyant mais pas sourd, et il va écouter très jeune les disques de rock’n’roll et de rhythm’n’blues sur les ondes des forces britanniques. Ne comprenant ni ne parlant l’anglais, il va se familiariser avec la langue en autodidacte, par la grâce des chansons de Little Richard ou de Bo Diddley. Le rock’n’roll, c’est bien connu, favorise aussi l’apprentissage de l’anglais.

En 1958, sa famille prend la décision d’émigrer au Canada. Dans l’ouest, le vrai. Toronto d’abord, puis les États-Unis, à Buffalo, dans l’état de New York, en 1963, juste au moment de l’invasion britannique. Musicale s’entend, avec le Swinging London et le British Beat. Précisons que, entre temps, Joaquim Krauledat est devenu John Kay, citoyen américain. À Toronto, il a déjà commencé à chanter du blues, accompagné de sa guitare et de son harmonica, dans différents clubs locaux. Des classiques du blues et bientôt ses propres chansons, puisque notre homme a un talent aussi manifeste que précoce d’auteur-compositeur.

Adolescent, Kay fait le tour du pays en auto-stop, s’initiant à toutes les musiques populaires américaines, du folk à la country en passant par le hillbilly ou le blue grass, sans parler bien sûr du blues et du jazz, déjà assimilés. Kay devient ainsi un grand fan de Hank Williams et de Jimmy Rodgers. Il retourne à Toronto en août 1965 et va former son premier groupe, les Sparrows, avec déjà les futurs membres de ce que sera Steppenwolf, soit l’un des plus grands groupes de rock américain de tous les temps.

Les moineaux vont se composer des frères Edmonton, Jerry à la batterie et Dennis à la guitare. Les frères Edmonton s’appellent en fait Mc Crohan et Dennis prendra le pseudonyme de Mars Bonfire (feu de joie, bûcher ou brasier) qui restera son nom d’auteur-compositeur après qu’il ait quitté le groupe. Un compatriote de Kay tiendra la basse, Nick Saint-Nicholas, Klaus Kassbaum pour l’état civil, un Allemand lui aussi né à Plön, également en RDA à l’époque. Pour compléter, Goldy Mc John, ex membre des Mynah Birds, le premier groupe de Neil Young avant Buffalo Springfield, est à l’orgue.

C’est à New York que le groupe enregistre deux singles en 1966, sans le moindre succès. Les moineaux décident de s’envoler dans des terres qu’ils s’imaginent plus hospitalières, la Californie en plein boom hippie et c’est à San Francisco qu’on peut les voir en 1967, à l’Avalon Ballroom, au Fillmore ou au Matrix. Early Steppenwolf, enregistré sur la scène du Matrix le 4 mai 1967, constituera un bel aperçu de ce qu’ils faisaient à l’époque. Il ne sera publié qu’en 1969 (Live at the Matrix) avec ce qui fait l’ordinaire de bien des groupes californiens de l’époque, soit des blues étirés sur un quart d’heure avec soli de guitares et éventuellement de batterie. Des reprises de Howlin’ Wolf ou de John Lee Hooker, mais on remarque plutôt une adaptation d’un vieux hit country de Hoyt Axton qu’ils rebaptisent “The Pusher”, chanson anti-drogue s’attaquant avec virulence à tous ceux qui dealent des drogues dures mais se gardent bien d’en prendre. Même si le morceau n’est pas vraiment de lui, on peut déjà créditer Kay d’un sacré talent de plume. Mais les moineaux s’égayent dans la nature alors que le succès continue à les fuire. À l’automne 1967, ne reste que le noyau dur : Kay, Jerry Edmonton et Goldy Mc John.

Ils quittent San Francisco où ils végètent pour Los Angeles où, pensent-ils, il est plus facile d’enregistrer et de trouver une maison de disque. Leur musique est devenue plus proche de celle des Doors ou de Love, récemment signés par Elektra, plus proche en tout cas que des groupes acid-rock et psychédéliques de Frisco. Michael Monarch prend la guitare des mains de Bonfire et Rushton Moreve remplace à la basse St Nicholas lui aussi partant. Un groupe qui s’appelera désormais Steppenwolf, du nom du roman Le loup des steppes du compatriote allemand de Kay et de St Nicholas, Hermann Heisse, grande référence du mouvement hippie pour son pacifisme absolu et son intérêt croissant pour les religions et philosophies orientales, souligné dans des livres comme Siddartha.

Mais Stepppenwolf n’a rien de hippie. Les membres s’habillent volontiers de cuir noir et on les prendrait plutôt pour des Hell’s angels ayant quitté San Francisco pour fuir une idéologie qu’ils ne cautionnent pas, tant l’onirisme et l’idéalisme conviennent peu à leur sensibilité aigüe des réalités américaines. Moreve est vite remplacé par John Russell Morgan lorsque Steppenwolf signe chez ABC – Dunhill et enregistre une série de 45 tours qui obtiendront le succès qu’ils attendent depuis deux ans.

Steppenwolf a signé trop tard chez Dunhill, dont le directeur, Lou Adler, a organisé le festival de Monterey pop avec Derek Taylor et John Philips. Gageons que, si John Kay et sa bande avaient été recrutés quelques semaines plus tôt, ils eussent été à l’affiche, et au plus haut. Encore que les Doors, groupe auquel on peut les comparer, à la même époque, n’avaient même pas été invités.

À l’automne 1967, c’est “A Girl I Knew” d’abord, puis “Sookie Sookie”, une reprise de Don Covay et enfin le fameux “Born To Be Wild”, au tout début 1968. L’hymne à la liberté, à la marginalité et accessoirement à la moto sera, on le sait, le titre le plus en vue du film Easy rider, de Dennis Hopper avec Peter Fonda et Jack Nicholson, en 1969. Avec “Rock Me”, on pourra aussi entendre Steppenwolf la même année sur la bande sonore du film Candy de Chritian Marquand, lui aussi une odyssée hippie avec Ewa Aulin, Richard Burton, Marlon Brando, Walter Matthau, James Coburn, Ringo Starr et … Charles Aznavour. “Born To Be Wild” a été écrit par Mars Bonfire, ex Sparrows devenu artiste solo avant de travailler avec Kim Fowley puis Sky Saxon. Le disque se classera en deuxième position dans les charts américains et Bonfire – Edmonton expliquera que l’idée des paroles lui est venue après avoir vu une publicité pour une marque de motocyclette dont le slogan n’était autre que “born to ride”.

Le premier album éponyme sort en janvier 1968 avec quelques reprises rock’n’roll (“Berry Rides Again”) ou blues (“Hoochie Coochie Man”), plus leurs premiers singles et quelques morceaux remarquables de lucidité et de hargne comme “The Pusher” dont on a déjà parlé, mais aussi “Your Wall’s Too High”, plus sur l’idée de “forteresse assiégée” chère à Bruno Bettelheim que sur le mur de Berlin, ou encore le mélancolique “Desperation” sur le thème en vogue du drop-out. Un excellent album pour tout dire.

Mais Second, en octobre de la même année, est encore meilleur, plus personnel. Plus dans le style psychédélique aussi, là où le premier préfigurait le Hard-rock. “Magic Carpet Ride” est le hit de l’album et plusieurs titres sont plus introspectifs (“Spiritual Fantasy”, “Resurrection”, “Reflection”…), mais aussi des titres très politiques, tel ce “Don’t Step On The Grass Sam” et ses paroles satiriques sur l’oncle Sam et le G.I Joe : “While pushin’ back his glasses Sam is sayin’ casually / « I was elected by the masses ». Le Vietnam et la conscription sont bien sûr dans la mire de Kay le malvoyant, ce qui ne l’empêche pas de faire mouche. John Kay est un authentique poète du rock, au même titre que Dylan, Jim Morrison, Ray Davies ou Lou Reed.

Il est souvent question de l’Amérique et de la trahison des promesses du pays par ses élites. Nick St Nicholas est revenu après avoir été membre de Time, un groupe de San Diego et son compagnon de galère Larry Byrom a remplacé Monarch. C’est dans cette formation que le groupe a enregistré At your birthday party qui paraît en mars 1969 et dont la musique et les textes se sont un peu appauvris. On a cette fois un hard-rock fruste et quelques hits saignants tels “It’s Never Too Late” ou “Jupiter’s Child”. Il en ira tout autrement avec ce qui est à considérer comme le plus grand album du groupe, Monster, en novembre de la même année. Steppenwolf a la réputation d’être aussi un groupe de scène, mais Monster réunit 7 titres extrêmement brillants, qualificatif peut-être mal choisi pour la noirceur du propos.

À commencer par “Monster”, sous-titré Suicide et America. Tout est dit. “America, where are you now / Don’t you care about your sons and daughters / Don’t you know we need you now / We can’t fight alone against the monster”. Des sectes protestantes installées dans le Massachusetts jusqu’à l’Amérique du Vietnam en passant par le massacre des indiens, l’esclavage, la ségrégation, l’implacable essor capitaliste et l’impérialisme, une longue histoire parallèle, sans concession des États-Unis, d’un pays qui a trahi ses promesses d’humanité pour accoucher d’un monstre. “Draft Resister” parle aussi du Vietnam à travers les jeunes enrôlés qui refusent de combattre au prix de leur liberté. C’est “Move Over”, le titre le moins politique, qui fera un hit. Faut-il s’en étonner ? Un album crépusculaire où le métal en fusion coule sur la subversion la plus dure.

4 albums studio en 2 ans, Steppenwolf a besoin de souffler et le prochain album sera Steppenwolf Live, en avril 1970. Un double album qui, comme le Absolutely Live des Doors, figure parmi les plus grands live de l’histoire du rock. On a là un best of de Steppenwolf enregistré au Santa Monica Civic Center en janvier. Un concert au profit d’une association d’étudiants protestant contre la guerre du Cambodge où l’armée américaine a mis le pied après le Vietnam. Une manifestion contre cette guerre sur le campus de l’université de Kent State (Ohio) fera 4 morts à la suite de tirs à balles réelles de la garde nationale et Neil Youn n’a pas fini de les pleurer. Sur l’album, on trouve une version de 10 minutes du splendide “Monster” et on termine sur “Born To Be Wild” devant un public subjugué. Pour le reste, trois titres en studio ont été ajoutés pour faire un double album : “Hey Lawdy Mama”, “Corrina Corrina” et “Twisted”.

Sreppenwolf 7, en novembre 1970, n’est pas de cette trempe, mais on peut encore admirer la poésie de John Kay et sa volonté d’aborder des sujets politiques, tel ce “Renegade” qui retrace le parcours de sa mère et de lui à travers la guerre en Allemagne ou ce “Snowblind Friend”, anti drug-song sur la dépendance aux drogues dures qui aveugle toute une partie de la jeunesse sur les réalités politiques. “Who Needs Ya” sera cette fois le seul hit du groupe.

Le reste est beaucoup moins intéressant. For ladies only, en juillet 1971, n’a pas grand intérêt, à part la chanson titre. Steppenwolf a engagé Kent Henry et George Biondi comme guitaristes à la place de Monarch mais le coeur n’y est plus et on sent que John Kay a tout dit. Le groupe est devenu l’idole des Hell’s angels d’un côté (pour la moto) et des militants anti-guerre du Vietnam de l’autre ; deux mondes antinomiques qui s’unissent derrière un John Kay désabusé. C’est lui qui annonce la fin du loup des steppes en février 1972 et qui, après deux albums solos intéressants (Forgotten songs and unsung heroes en 1972 et My sportin’ life l’année suivante) lance le John Kay Band avant moult reformations de Steppenwolf dont la première date de 1976. Le groupe tourne encore en 2022, après de constants changements de personnel. En outre, John Kay a publié sa biographie sous le titre de Magic carpet ride, comme pour la chanson.

Un numéro de Rock & Folk de 1972 présente sur une pleine page une traduction de textes de John Kay, “The Pusher”, “Monster” et “Snowblind Friend”, en plus du classique “Born To Be Wild”. C’est un honneur dont peu de groupes ont pu se prévaloir. Steppenwolf l’avait amplement mérité.

On retiendra de John Kay un authentique poète du rock et un chroniqueur politique exceptionnel d’une Amérique malade de sa volonté de domination et de sa paranoïa. Et aussi un songwriter remarquable pour un groupe qui aura inventé le Hard-rock aux États-Unis. Sans parler du chanteur, une des grandes voix du rock.

Un héros qui n’est certes plus loué mais dont les chansons ne sont pas toutes oubliées.

23 septembre 2022

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