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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL. 5

ANVERS

Logo De Muze, « jazz-café » à Anvers. Ça existe encore, avec le fantôme de Ferré Grignard

Avec Martha, j’habitais maintenant la Belgique depuis quatre ans. Elle depuis bien plus longtemps, en tant que frontalière et employée d’une de ces agences en douane qui pullulaient à la frontière, avec une noria de camions à décharger et des formalités administratives dont elle et ses collègues se chargeaient avec diligence.

On avait passé des vacances dans le Périgord. Périgord vert ou noir, je ne sais plus. J’avais abusé du cassoulet de chez Marcel à Sarlat, la ville où je flânais après avoir acheté livres et journaux à la librairie Favalelli, en espérant toujours voir surgir le fameux Max, roi des cruciverbistes, par la porte de son magasin. C’est dans Libération que j’avais appris la mort de Ferré Grignard, l’un de mes héros. Sous la plume de Serge Loupien, il était retracé en quelques lignes la vie et l’œuvre du chanteur, de ses premières protest-songs au printemps 1966, au temps où il se baladait dans toute l’Europe dans une vieille Cadillac déglinguée, jusqu’à sa mort d’un cancer du foie devenu propriétaire d’un café à Anvers, sa ville natale. De Muse était le nom du bistrot, situé près de la gare était-il précisé. Une invitation au voyage.

Le journaliste n’oubliait pas la polémique entre Ferré Grignard et Johnny Hallyday à propos de ce « Cheveux Longs Idées Courtes» qui n’était qu’une adaptation du « Crucified Jesus » de Grignard, celui-ci ayant déclaré dans un Salut les copains de l’époque qu’il « détestait Johnny Hallyday ». Du haut de mes 12 ans, je l’aurais bien pris dans mes bras. Le journaliste poursuivait avec le contrat chez Barclay, l’installation sur la Côte d’Azur de lui et de sa troupe, le fameux « LSD 25 », jusqu’au « Captain Desaster » et ses dernières manifestations artistiques dans des festivals estivaux du début des années 1970, avant retour vers la pluie et la froidure, retour à Anvers, à la bière et au schnaps.

Je m’étais souvent promis d’aller faire un tour à Anvers et de le rencontrer dans son antre, mais cela n’avait pas été possible. Grignard vivant, le voyage m’intimidait, me promettant de tomber sur un vieil artiste mal embouché qui n’allait faire qu’une bouchée d’un jeune français maladroit bégayant trois mots de néerlandais. On aurait pu en anglais, bien sûr, mais je n’étais pas très à l’aise non plus à l’époque dans la langue de Disraëli. Il se disait à l’époque qu’un Belge normalement scolarisé parlait couramment trois langues ; le Néerlandais, l’Allemand et le Français, les trois langues parlées dans le royaume. Mais je n’avais plus à m’inquiéter de tout cela maintenant qu’il était mort, à 42 ans, et je n’aurai guère qu’à humer l’air du temps et à reconstituer sa présence derrière le bar, si tant est que ce bistrot était toujours ouvert.

Ce n’était pas la première fois que j’amenais Martha dans mes délires et mes nostalgies. Avec elle, j’allais dans mes anciens lieux de colonies de vacances ou mes pensions familiales enfantines. Elle venait de s’acheter une petite DAF vert olive et on avait passé quelques jours dans les Ardennes sur les traces de Rimbaud. Elle venait de passer son permis de conduire dans la bonne ville de Tournai la bien nommée, puisqu’elle me disait que c’était une cité qui recelait tous les pièges possibles pour la conduite automobile. Je me disais qu’elle exagérait un peu mais n’en saluait pas moins la performance, moi qui n’avait qu’un permis sur boîte automatique et qui me gardait bien d’étrenner sa nouvelle voiture de peur d’un accident que ma peur et mon anxiété au volant rendaient plus que probable.

Et puis, si elle trouvait que c’était trop loin, on pouvait rester cantonnés à la Belgique, aller voir Lessines pour Raoul Vaneigem ou René Magritte ou Gand pour marcher sur les traces de Jean Ray. Autant de noms qu’elle connaissait à peine, mais si c’était pour me faire plaisir…

Mes petits exercices d’admiration menaçaient de l’emmener loin.

Pas si loin que ça pour ce qui concernait Anvers. Je ne connaissais la ville que de réputation, pour son port stratégique, ses diamantaires, son zoo et la maison de Rubens.

On avait fait la route par Gand et Bruges et, de Flandre occidentale à Flandre orientale, on était arrivés aux abords de la province d’Anvers et j’avais tenu à m’arrêter à Herrentals, pour rendre hommage au grand Rick Van Looy, sprinter admirable. Ça s’était résumé à une bière de garde bue en pensant à lui, le Prince d’Herrentals, comme le surnommaient les journalistes sportifs.

On était arrivés par le fameux Ring, un enchevêtrement de voix rapides et on avait suivi les berges de l’Escaut, jusqu’au quartier d’Hoboken où on s’était garés tant bien que mal. Martha voulait voir le quartier des diamantaires et c’était justement un samedi où on voyait sortir des synagogues des vieillards à chemises blanches empesées avec des papillotes qui dépassaient de leurs chapeaux. N’étant passionné ni par la joaillerie ni par le folklore yiddish, je cherchais la gare et le fameux bistrot de feu Grignard, mais elle avait d’autres plans.

– « Tu crois quand même pas que j’ai fait 150 kilomètres rien que pour voir ton bistrot où il n’y a même plus personne dedans si ça se trouve.

Je la reconnaissais bien là à toujours chipoter et à ne jamais vouloir partager mes emballements.

– En fait j’ai rien à faire à Anvers, c’est juste pour voir si le bistrot existe encore et parler à des gens qui l’ont connu. Pour le reste, j’ai jamais été fasciné par la Belgique.

– Oui ben moi, je vais au moins voir le zoo, je ne serai pas venue ici pour rien. »

Allons-y donc pour le zoo, puisque c’était dans le quartier de la gare. Elle se réjouissait comme une gamine de voir un pauvre ours blanc assis entre deux flaques d’eau gelée. Puis c’était l’Afrique en pleines Flandres orientales avec lions, éléphants, rhinocéros, hippopotames et toute la ménagerie.

«  – Elles viennent sûrement du Congo, toutes ces bêtes, pour faire couleur locale .

– Je crois pas qu’il y ait toute cette faune au Congo. Les lions, c’est l’Afrique de l’Est et un peu le Sud.

– Quand je pense que votre fameux roi Popold a racheté le Congo sur sa fortune personnelle. Et ce sont des mercenaires belges qui ont massacré Lumumba…

– Pourquoi mon fameux roi Popold. Je suis aussi Français que toi, même si j’ai la double nationalité.

– Tout cela ne nous rendra pas le Congo, comme ils disent ».

On n’arrêtait pas de se chamailler. Quatre ans que j’habitais avec elle à la frontière, et je n’arrêtais pas de dénigrer la Belgique. Je convoquais Kamagurka et ses dessins de Charlie Hebdo sur Le monde fantastique des Belges, j’en appelais à Baudelaire et à son pamphlet « Bruxelles, une capitale pour rire ». Je lui disais que la Belgique n’était pour moi qu’un immense champ de maïs avec un roi niais comme épouvantail.

Elle me reprochait de cracher dans la soupe pour un pays qui avait bien voulu m’accueillir. Les gens étaient gentils, modestes, pas fiers, et courageux ; pas comme ces snobs de Français qui se prenaient tous pour des lumières. J’étais bien obligé de convenir qu’elle n’avait pas tout à fait tort.

Le problème était plus profond entre nous, et il se cristallisait sur ce petit pays où elle avait pris ses habitudes quand moi j’étais là contre mon gré. Je l’avais suivie pour échapper au domicile familial et elle m’avait accueilli chez elle, avec ses chats et ses petits plats, et je n’avais pas résisté. Je ne sais plus qui de Balzac ou de Gainsbourg avait dit que dans un couple, il y en a un qui souffre quand l’autre s’ennuie. Elle souffrait devant mon indifférence et mon manque d’attentions quand je m’ennuyais devant ses chantages affectifs et ses appels à la passion qui n’avaient jamais eu cours entre nous.

J’avais l’impression d’être chez elle en pension, comme un locataire qui profitait du gîte et du couvert sans jamais rien concéder en terme d’affection, et encore moins d’amour. Elle me demandait de lui promettre le mariage, et il m’arrivait de dire oui, un jour peut-être. Elle avait déjà divorcé deux fois et je lui conseillais de ne pas s’exposer si vite à un troisième divorce. Elle riait jaune. J’avais pris une dizaine de kilos en quatre ans avec ses entrecôtes, ses frites, ses carbonnades flamandes, ses lapins et ses coqs à la bière. J’étais gros, j’étais moche, je perdais mes cheveux, je me sentais stupide et je puais l’imposture du gars qui faisait semblant d’être amoureux pour asseoir son confort et sa situation matérielle. Il m’arrivait de me dégoûter.

J’en avais assez de la RTBF, de Radio Classics 21, du journal Le Soir, des cigarettes Johnson, des bières de garde, des voitures américaines, des nettoyages à grande eau, des Diables Rouges et des courses cyclistes. J’en étais venu à prendre la Belgique en grippe. Les voisins devaient me prendre pour un horrible snob franchouillard, toujours fourré dans mes livres et dans mes manuscrits. Car je me piquais d’écrire et je jouais déjà à l’écrivain, avec mes dictionnaires et mes encyclopédies toujours à portée de main.

Après le zoo, c’était donc De Muse, un grand comptoir où trônaient trois fortes femmes et une vaste salle obscure où on aurait pu mener bal avec un grand lampadaire au plafond. Des tables rondes de western et des chaises à barreaux avec un juke-box d’où sortait parfois la voix de Ferré Grignard, entre autres succès pop des années 1960 et 1970. Les matrones tiraient la bière à la pression, Bokor, Tongerloo, Bavik… Il y en avait pour tous les goûts.

Je m’efforçais de prendre langue avec un chevelu qui me semblait tout à fait le genre à avoir connu Ferré. Il me dit dans un français approximatif qu’il y avait longtemps qu’il n’était plus à son bistrot mais qu’il était le plus souvent hospitalisé, avant sa mort. Par contre, je pouvais voir sa femme, la blonde un peu ronde qui était derrière le comptoir.

Je passais donc à la veuve Grignard qui me fit comprendre qu’elle n’avait pas le temps de m’entretenir de son grand homme, mais que je pouvais repasser dans une heure et demie quand elle aurait terminé son service.

Je ne bougeais pas de là, attendant patiemment qu’elle vienne prendre place à mes côtés, alors que Martha était partie faire les magasins.

– « Alors qu’est-ce que vous lui voulez à ce pauvre Ferré ?

– Oh juste savoir comment il était ici, dans son bistrot, qu’est-ce qu’il faisait, est-ce qu’il composait encore ?

– On voit bien que vous le connaissez pas. Ferré buvait, il a toujours bu et il en est mort. Il jouait parfois un peu de guitare et d’harmonica mais c’était juste pour se prouver qu’il avait été jadis un chanteur avec un peu de succès. C’était pourtant un gars qui avait eu toutes les chances. Un milieu bourgeois, une éducation de prince, de l’argent plein les poches, vite couvert de femmes… Il a tout gâché !

Je l’observais du coin de l’œil avec son épaisse chevelure blonde, ses bonnes joues rouges et ses yeux d’un bleu délavé. C’était peut-être elle, sa muse, mais elle avait abusé comme lui de la bière. Elle reprit :

– Pour le reste, il est resté des mois à Saint-Joris pour dégueuler tripes et boyaux en attendant une greffe qui n’a pas tenue. Vous attendiez certainement des témoignages romantiques sur le Capitaine désastre, le vieux loup de mer, le beatnik international. Eh bien c’est tout ce que je peux vous dire. La vie avec lui a été longue, elle a été dure, et je n’ai jamais eu la moindre reconnaissance de la part de cet enfant capricieux .

– Quand même, vous deviez être honorée d’avoir été sa compagne, non ? J’avais déchaîné ses foudres et elle était prête à me mettre dehors.

– Honorée ? Flattée aussi, non ? Un grand honneur d’accompagner un malade alcoolique jusqu’au tombeau ».

J’avais l’impression d’avoir gaffé. Martha revint et elle se mit à parler en néerlandais avec celle qui portait le nom de Ingrid brodé sur son tablier. Elles avaient l’air de s’entendre à merveille et je voyais Ingrid hausser les épaules en me désignant du doigt quand Martha pouffait à son tour avec une mine exaspérée. Elles semblaient complices, Ingrid avec son chanteur malade dont elle avait été l’infirmière, et Martha avec cet écrivain raté qui se donnait des allures de dandy. Elles étaient de celles à qui on ne l’a fait pas, sachant d’instinct ce qui est important et ce qui n’est que littérature.

Arrivés à la voiture, je lui demandais ce qu’elles avaient bien pu se dire et qu’est-ce qui les rendait en apparence si proches.

– « Oh rien. On a toutes les deux toucher le gros lot avec des prétentieux égotistes. Ça crée des liens. Sauf que le sien a quand même eu son quart d’heure de célébrité.

– C’est vrai que j’aurais même pas eu ça.

– Patience, t’es pas encore mort que je sache. » Et on s’était embrassés avec fougue, comme font les jeunes amants.

– Finalement je crois que je t’aime, lui avais-je dit. Ou au moins je vais essayer ».

Elle se remit à me faire la gueule et on ne se parla plus jusqu’à Menin. Je lui expliquais que c’était maladroit mais que c’était le traduction d’une chanson pop des années 1960.

Elle me répondit justement que c’était bien ça le problème avec moi. Mes années 1960, mes admirations, mes nostalgies… Tu peux pas vivre ici et maintenant ?

– Euh, ben non, pas vraiment , mais j’essaierai, je te le promets».

13 octobre 2022

Comments:

Toujours le même talent pour raconter son histoire, « le » Delinotte ». !
Je mets « le » entre guillemets car il n’y en a qu’un (oui, un seul) qui puisse écrire aussi bien ses souvenirs. C’est lui..
Tout y est: l’ambiance, le climat, la ville, la vie, les relations humaines.. Pas un mot de trop ni un mot manquant.
On va dire que je me répète, mais je ne peux pas faire autrement que de dire encore: « Bravo!!! »
Allez,, plus qu’une quinzaine de récits de cette valeur, et hop! il faut passer à la publication d’un livre dont le titre sera évidemment « Consternant voyageur »

merci.
Ça fait toujours plaisir de lire ce genre de commentaires.
On a au moins l’impression d’intéresser quelqu’un, ça aide à continuer.
Amitiés
Didier

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