À l’occasion d’un chapitre d’une histoire politique du rock actuellement en chantier, une petite place pour les Fugs, groupe révolutionnaire et activiste par excellence. On pourrait croire que leur musique a pu en souffrir. Il n’en est rien, le groupe ayant toujours assuré avec un rock de forcené et des textes d’une drôlerie folle. Voici leur histoire.
Groupe phare du mouvement yippie et yippies eux-mêmes, les Fugs ont été partie prenante de cette courte histoire et en incarnent toujours la manifestation artistique et musicale la plus réussie. On ne peut que s’arrêter sur leur histoire lorsqu’on ambitionne de marier rock et politique, car les Fugs seront restés le groupe de rock le plus politique qui soit.
Ed Sanders et Tuli Kupferberg sont, avec Ken Weaver, les membres fondateurs des Fugs, un collectif subversif et joyeux de doux dingues anarchisants. Leur histoire commence à New York au milieu des années 1960, soit bien avant la saga yippie dont ils constitueront pourtant un maillon essentiel.
On a parfois dit que les Fugs étaient un peu l’équivalent, le pendant, des Mothers de Frank Zappa sur la côte est. La même poésie absurde et les mêmes charges anti-système dans un univers musical foutraque assez proche. Même si on peut relever les éléments de comparaison, on ne peut que trouver le point de vue réducteur tant le cynisme et la dérision des uns diffère très sensiblement de la sincérité des convictions comme de la richesse des contenus politiques des autres.
On cherchera ailleurs une histoire exhaustive des Fugs, celle de Yves Adrien dans un numéro de Rock & Folk (1971) ou dans le New York sixties de votre serviteur (Camion blanc). On se contentera une fois de plus de restituer le contexte et de ressusciter les grandes heures des Fugs, groupe injustement mésestimé.
Dans l’un de ses premiers romans, Les nus et les morts paru en 1948 et traitant crûment de la vie d’un régiment de cavalerie durant la seconde guerre mondiale, l’éditeur avait remplacé les “fucks” par des “fugs” plus présentables. C’est ce vocable qui sera retenu pour baptiser le groupe. Ed Sanders (né en 1938 à Kansas City Missouri), Tuli Kupferberg (né à New York en 1923) donc, poètes pamphlétaires tous deux chanteurs, et Ken Weaver (né en 1940), un Texan de Galveston chanteur et joueur de congas qui prendra la batterie. Ils seront bientôt rejoints par deux ex membres des Holy Modal Rounders, un combo original mêlant protest-song et musiques folkloriques américaines les plus oubliées, Peter Stampfel et Steve Weber. Les Rounders ont aussi compté dans leur rang l’acteur et dramaturge Sam Shepard. C’est dans cette composition que le groupe est formé dès la fin 1964, qui va longtemps rester une curiosité artistique connue seulement de la petite coterie gauchiste de Greenwich Village. Ce sera pourtant, avec une côte remontée au fil du temps, le groupe underground le plus important de la pop music.
Les Fugs prendront vite une dimension historique, surveillés par le FBI qui, dans un rapport qui a fuité, les décrivait comme “la chose la plus vulgaire qu’un esprit humain ait pu possiblement concevoir”. Un bel hommage venu des flicaillons de Edgar J. Hoover, qui vous oblige et vous donne des responsabilités. De 1965 à 1970, les Fugs vont se montrer à la hauteur de la réputation qui leur a été faite. Il faut dire que l’on à affaire aussi bien à un groupe musical qu’à une troupe de théâtre ou à une bande d’activistes, jamais avares d’une provocation ou d’un coup d’éclat.
En 1965, les Fugs signent pour le label jazz ESP de l’avocat gauchiste Bernard Stollman, déjà présenté ici à propos des Black Panthers. Ce sera le plus petit pourcentage de l’histoire du disque, puisque le groupe n’a droit qu’à 3% des recettes. Les Fugs vont tenter une évasion d’abord chez Atlantic puis chez Reprise, mais le meilleur de leur oeuvre sera pour ESP. Dès l’entâme, le groupe met la politique à l’agenda, avec le sexe, les drogues et un humour corrosif préfigurant les Yippies et leurs frasques. Les Fugs pourront en outre être considérés comme les passeurs entre la Beat Generation et l’univers hippie / yippie, ce qui n’est pas le moindre de leur apport considérable à la contre-culture américaine car, plus qu’un groupe de rock, les Fugs sont un collectif révolutionnaire ayant choisi comme véhicule la pop music, après la poésie et le théâtre. Allen Ginsberg ne se tiendra jamais éloigné de leurs tribulations, en ami de Sanders et de Kupferberg et en admirateur.
The Fugs first album sort en 1965 chez ESP, un album déjà sorti chez Folkways, sans aucun succès, sous le titre à rallonge de The Village Fugs Sing Ballads of Contemporary Protest, Point of Views, and General Dissatisfaction. John Anderson a pris la basse et Vinny Leary la guitare, pour donner plus d’assise à une formation quelque peu limitée musicalement. On y trouve deux adaptations de poèmes de William Blake et une chanson qui s’inscrit ouvertement contre la répression anti-drogues sous le titre évocateur de « Couldn’t Get High ». Autrement, c’est le trio Kupferberg – Sanders et Weaver qui se taillent la part du lion avec des mises en musique souvent hilarantes et toujours décalées de leurs poèmes. Avec un tel matériel, les Fugs ne sont pas prêts à entrer dans les charts, mais leur but est avant tout de pénétrer les esprits.
Leur deuxième album sort en juin 1966, avec des notes de pochette de Ginsberg lui-même, véritable chant d’amour pour le groupe. Les ex Holy Modal Rounders sont repartis et Peter Kearney a pris la guitare quand Lee Crabtree est au piano. Sobrement titré The Fugs, l’album est surtout connu pour deux titres : l’antimilitariste et anti-guerre du Vietnam « Kill For Peace » et le fameux « Dirty Old Man » dont Ginsberg dit ceci : « Qui a dit qu’il était dégueulasse ? D’autres vieux dégueulasses se masturbent d’une main dans leur salle de bain en vous hypnotisant avec un micro dans l’autre main sur les chaînes officielles de télé ». Une longue suite clôture l’album, ce « Virgin Forest » où il est question à la fois de Rousseau, de Burroughs, d’Aphrodite et de « vagin lunatique ». Les Fugs mêlent allégrement les cris révolutionnaires aux fulgurances poétiques.
En 1967 sort Virgin Fugs, avec une caricature de Ed Sanders en statue de la liberté sur la pochette. Cette fois, le contenu est plus politique et le folk des débuts s’est changé en un rock agressif et déjanté. L’album moque la religion (« The Ten Commandments By God ») comme le mysticisme et la démonologie (« I Command The House Of The Devil »). Il brocarde l’impérialisme de leur pays (« C.I.A Man ») et la société de consommation (« Coca Cola Douche ») tout en se livrant à une apologie des drogues pour s’ouvrir l’esprit (« New Amphetamine Shriek »). Kupferberg n’hésite pas à emprunter le registre de la scatologie avec « Caca Rocka » et le tout se termine sur l’un des plus célèbres poèmes de Ginsberg mis en musique par Ed Sanders (« I Saw The Best Minds Of My Generation »). L’album sera longtemps conservé sous le boisseau par ESP, tant les charges étaient violentes et les critiques du puritanisme américain risquaient d’exposer à la censure. C’est sûrement à cause de cet excès de prudence que le groupe a quitté ESP pour Reprise, filiale de Warner Bros, label certes moins révolutionnaire, mais qui offre une meilleure visibilité.
Dans Tunderness Junction (1967), on trouve ce fameux « Exorcising The Evil Spirits Of The Pentagon » qui deviendra la prière yippie lors des protestations anti-guerre autour du Pentagone. L’incantation est répétée ad libitum à travers le jeu frénétique des percussions et la musique du groupe s’oriente de plus en plus vers un rock psychédélique teinté de free-jazz. En Grande-Bretagne, le Edgar Broughton Band reprendra l’exorcisme sous le titre « Out, Demons, Out ! ».
L’année suivante, It crawled into my hand, honest nous les montre en costumes historiques depuis le fond des âges, des toges antiques et des casques de viking jusqu’au joueur de base-ball en passant par le bonnet phrygien et le costume de moujik. Un accéléré comique de l’histoire. Au verso, les trois lascars (Kupferberg, Sanders et Weaver) hilares en habits ecclésiastiques devant une sorte de temple. L’humeur est à la rigolade. Et les titres parlent d’eux-mêmes : « Ramses II Is Dead My Love », « Johnny Pissoff Meets The Red Angel », « Leprechaun », « We’re Both Dead Now Alice », « Tuli Visited By The Ghost Of Plontinus », sans oublier ce « Claude Pelieu et J.J Lebel Discust The Early Verlaine Bread Cust Fragments ». L’album dans sa totalité est un petit chef-d’œuvre surréaliste dont la drôlerie ne fait pas l’économie du politique.
The Belle Of Avenue A, en 1969, contient les meilleurs morceaux du groupe et un album live, Golden Filth, en 1970, clôturera la saga des Fugs première époque. Il y aura plusieurs reformations pour des concerts exceptionnels, comme le 25° anniversaire de Woodstock en 1994. En 2011, soit un an après la mort de Kupferberg, ils sont les invités du festival de Meltdown au Queen Elizabeth de Londres, organisé cette année-là par Ray Davies, un fan de la première heure.
Pour le reste, Ed Sanders publiera deux albums en solo plutôt country après avoir écrit la saga des Yippies (Les tessons de Dieu – Bourgois – 1971) et avant d’avoir livré la meilleure enquête journalistique qui soit sur le procès des crimes de Celio Drive de la Manson Family. Kupferberg, lui, reprendra ses activités de dessinateur de presse et de metteur en scène de théâtre alternatif. Weaver, lui, va enseigner le Russe à l’université de Tucson après avoir publié une méthode d’argot texan illustrée par Robert Crumb.
Les Fugs auront été le groupe étendard du mouvement yippie comme le MC5 sera celui des White Panthers, mais il ne faudrait pas s’en tenir là sans avoir salué l’immense richesse de leur univers poétique et musical. Des clowns hilarants du chaos et des agents truculents de la subversion, tels étaient les Fugs.
19 octobre 2022
Merci, Didier, pour ce magnifique rappel qui me fait aussi penser au Living Theater, autre groupe magistral new-yorkais (sans la musique) que j’ai vu d’ailleurs à la fac de Nanterre en novembre 1967.