NAPLES
J’avais annoncé mon départ à Naples urbi et orbi, pour exorciser la douleur d’un chagrin d’amour. Naples au baiser de feu ou Voir Naples et mourir. Un collègue m’avait expliqué que cette dernière expression venait d’une déformation de Naples et Morire, un village tout proche, et je lui accordais bien volontiers sa version basée, disait-il, sur une érudition sans faille. Mon voisin ne voulait pas le croire, et il était aussi étonné que si j’étais allé à Ouagadougou ou à Oulan-Bator. Naples ! Il remâchait le mot dans sa bouche comme à plaisir. C’était un immigré portugais qui allait de chantiers en chantiers dans une camionnette déglinguée, toujours prêt à rendre service.
Naples, c’était pour moi de vagues souvenirs de La comédie humaine, du Dante, mais c’était surtout le SS Naples, en ciel et blanc, et Diego Armando Maradona qui y effectuait ses dernières saisons européennes. Pour moi, ça comptait et je me promettais d’aller le voir jouer au stade San Paolo, le seul objectif conscient de ce voyage.
C’est David à qui avait été proposé ce séjour d’une semaine à Naples, par le biais d’une officine culturelle appelée l’Institut Français, qui hébergeait des artistes en résidence. Comme il y avait place pour deux, il s’était souvenu de moi, au fin fond de ma Belgique, et on avait fait le voyage par le train de nuit, depuis la Gare de Lyon. J’avais mal dormi, avec les cahots du train et les conversations en italien jusqu’à une heure avancée de la nuit. Au matin, j’allais me brosser les dents dans les toilettes en dérangeant des filles allongées sur leurs sacs à dos. Je m’étais rendormi alors que le train longeait maintenant la Méditerranée, me rejouant dans un demi-sommeil l’intégrale de la seconde face de Abbey Road des Beatles, avec cette phrase qui me vrillait le cerveau « Hey, you’re gonna carry that weight… A long time ». Ce poids, c’était l’infidélité découverte et la culpabilité qu’il faudrait bien expier. J’avais trouvé un numéro froissé de la Gazzetta dello sport que je feuilletais avec la présentation des équipes pour les matchs du dimanche après-midi. Le SS Naples recevait le Torino à 15h au stade San Paolo, et je m’étais promis d’y aller.
Arrivés à Napoli Centrale, comme ils disaient dans les haut-parleurs, on s’était dirigés vers notre lieu de villégiature, en passant par le quartier espagnol. J’admirais les fresques de Maradona partout sur les murs, un véritable saint honoré par toute une ville, aussi vénéré que San Gennaro qu’on pouvait voir suspendu à toutes les vitres des voitures. On était tous les deux ébahis devant la beauté des filles, des madones toujours au bras de petits bruns courtauds à l’air antipathique. En remontant vers la baie, on essayait de traverser les rues à nos risques et périls, puisque aucune voiture ne daignait s’arrêter au feu rouge. La ville était comme cela, indisciplinée et trépidante. Il faudrait s’y faire.
Sitôt arrivés, on avait été accueillis par le maître des lieux, un dénommé Digne qui nous expliquait la ville, là où il était recommandé d’aller et les pièges qu’il convenait d’éviter. On avait juste une chambre à deux lits et celle d’à côté était occupée par une dénommée Inès. On s’était dit tous les deux qu’elle avait un type espagnol, mais qu’on ne se priverait pas pour autant de chercher à obtenir ses faveurs, dussions-nous donner l’aubade à ses fenêtres. « Elle a un type espagnol, et alors… », lancions-nous bravaches, fiers de notre trait d’humour. Inès n’avait pas l’air farouche, une écrivaine qu’on voyait souvent avec un type efféminé qui se prénommait Frédéric et jouait à l’artiste incompris. Un peintre croyait-on savoir. Il semblait que nous seuls n’étions pas des artistes, mais l’essentiel était d’être dans la place et de profiter d’un séjour à prix réduits.
Le matin, on commençait la journée au bar du coin où on nous servait des cafés serrés dans des dés à coudre avec des petites viennoiseries fourrées à la crème. « Dué café, dué cornetti ! ». Ils m’avaient pris pour un Allemand et j’avais dû leur dire que j’étais Français, de Lilla, bredouillant avec eux mes quelques mots d’italien en étant persuadé d’être compris alors que je voyais bien les points d’interrogation se former dans leur regard au fur et à mesure que je m’entêtais à faire des phrases. « Francese, bene, bene », finissait par dire la patronne, une brune piquante qui faisait ses cafés à la chaîne dans un constant nuage de vapeur. Je portais un vieux treillis militaire de mon père sur lequel j’avais fait inscrire le nom des Ramones, avec un jean serré, des Doc Marten’s et un gros pull vert à col roulé. David était plus élégant, avec des pompes italiennes, des chemises à pois et une veste en velours noir.
On passait nos journées à déambuler dans les rues de Naples, attentifs à tout ce qui se passait. Le fait de ne pas comprendre ce qui se disait ajoutait au mystère. On avait l’impression que ça bougeait de partout, quelque chose d’éruptif, d’ultra-sensible qui pouvait déraper à chaque instant dans la violence. On buvait des chocolats chauds, des cafés et, le soir, on avalait nos parts de pizza à la Trattoria du coin. Tout nous semblait bien meilleur qu’en France, et on avait l’impression d’être tombés dans un coin de paradis où la beauté était partout à portée de main. On marchait aussi dans le parc de Capodimonte, s’attardant au musée où on pouvait admirer des Bellini et on s’était promis de faire une excursion au Vésuve et de passer une journée dans les îles, à Capri et à Proscida.
Le soir, on passait toujours devant une boîte louche avec des angelots fessus sculptés sur la porte d’entrée en faux marbre. On avait baptisé le lieu le Sex Machine, en souvenir des Enfants du rock où Dionnet et Manœuvre se promettaient à chaque épisode d’oser pénétrer ce haut lieu de la volupté. Nous on n’osait pas, et on s’orientait vers le cinéma qui jouait La dernière tentation du Christ, de Scorcese, un film qui avait scandalisé les catholiques d’ici, et d’ailleurs.
On passait tous les jours devant la statue du Dante, avec son nom complet – Dante Alighieri gravé au bas de l’ouvrage. C’est d’ailleurs tout ce que je connaissais de Naples, à part Maradona. Il y avait aussi le fait que Naples abritait le quartier général de l’OTAN au sud de l’Europe, la ville de Mons étant son homologue du nord. Et puis bien sûr Herculanum et le Vésuve, qu’on s’était promis de voir.
Ça avait mal commencé avec un chauffeur de bus qui menaçait de s’arrêter à plusieurs kilomètres si on ne faisait pas un petit effort pour le pourboire. Du racket, mais la plupart des touristes s’étaient rendus de quelques lires avant redémarrage. Dans une brume épaisse, on avait escaladé les chantiers menant au cratère, et on voyait se consumer quelques cendres comme un feu mal éteint. Au retour, le même chauffeur écoutait la retransmission d’un match de l’équipe nationale, et il avait failli faire une embardée en saluant sur son siège un but de Roberto Baggio. J’imaginais Empédocle se jeter dans le cratère de l’Etna, et j’avais une impression de chaleur intense qui me parcourait le corps. Cela valait bien la peine d’être philosophe pour finir comme ça, me disais-je.
À Capri, on avait tenu à voir la villa où Curzio Malaparte s’était retiré, invitant toute l’internationale maoïste à des congrès ou à des séminaires. Le vieux Malaparte dont j’avais lu cette même semaine La peau et Kaputt avec ses terribles nouvelles où Ante Pavelic, le leader oustachi, tenait dans un panier les yeux arrachés à ses ennemis et où, en Finlande, des rennes s’enfonçaient dans les eaux glacées et s’y noyaient. Une Europe de cauchemar où lui-même devisait agréablement avec des dignitaires nazis sur l’air de « alles kaputt !». Il avait été proche de Mussolini et correspondant de guerre au Corriera Della Serra avant de se convertir au gauchisme. On avait aussi fait Proscida avec, à chaque fois, la traversée en hors-bord au milieu de la foule des touristes photographiant tout ce qui passait devant leurs yeux, comme pour prouver au monde qu’ils n’avaient rien manqué de leur périple touristique. On s’amusait à les regarder et on les aurait bien photographiés à notre tour ne serait-ce que pour leur faire sentir à quel point ils étaient ridicules.
J’étais allé voir jouer Maradona, en petite forme. Il n’avait pas brillé cette après-midi là devant des milliers de tifosi qui s’exclamaient à chaque fois qu’il touchait le ballon. De Napoli, le bien nommé, avait marqué d’entrée et la défense avait fait bonne garde dans un Catenaccio classique derrière lequel le gardien Giuliani avait brillé. J’avais ressenti un malaise tout en haut des gradins où j’attrapais le vertige, subissant les mouvements de foule des supporters qui criaient et chantaient à mes oreilles des hymnes et des slogans à la gloire de leur héros. Je voyais un Maradona minuscule sur le terrain, un petit gros à la triste figure, comme un magicien qui aurait raté tous ses tours. Le petit taureau avait été battu par les condottieres napolitains et les prières à San Gennaro avaient porté leurs fruits. Évidemment, David ne m’avait pas suivi dans l’enceinte de San Paulo et il s’était engouffré dans un musée pour une exposition consacrée aux sculptures du Bernin. Un choix qu’il n’avait pas regretté, malgré ma référence à Pasolini qui voulait qu’un intellectuel ne pouvait se tenir éloigné des passions populaires. Il haussait les épaules en me disant, non sans perfidie, que je n’étais pas un intellectuel.
Juste avant de partir, on avait été conviés à une petite sauterie à l’Institut Français, avec champagne et petits fours. Tous les artistes en résidence avaient honoré l’invitation, Inès et Frédéric en tête. Les discours s’étaient succédé et j’avais pris langue avec un journaliste du quotidien local – Il Mattino – au sujet des Brigades rouges et des années de plomb. Frédéric s’était mêlé à la conversation et il s’étonnait qu’on n’était pas allés dans le quartier chaud, celui des prostituées et des travestis qu’il semblait bien connaître. Il nous parlait de Dominique Fernandez et des mystères de Naples et on l’écoutait distraitement, avec les mouvements étudiés de sa chevelure et ses gestes amples, à l’italienne.
David était allé se coucher avec une migraine carabinée et j’avais tenu à fumer une dernière cigarette à la fraîche. Frédéric et Inès discutaient à quelques mètres de moi et c’est lui qui vint me proposer d’aller boire un dernier verre dans cette boîte mal famée qu’on avait baptisée pour rire le Sex Machine. On s’était avancés dans l’obscurité et des serveuses court-vêtues circulaient entre les tables. On voyait parfois des mains lestes leur caresser les jambes gainées de soie noire dans un grand éclat de rire. Elles, par contre, ne riaient pas du tout.
J’avais comme l’impression que Frédéric, assis à côté de moi sur la banquette, me draguait, se rapprochant de plus en plus et finissant par me susurrer des mots doux à l’oreille. Je croyais qu’il était plus ou moins en couple avec Inès et c’est elle qui finit par me dire :
– « Qu’est-ce que tu crois, il est pédé comme un phoque.
Frédéric avait éclaté de rire, s’amusant de ce qu’il estimait être de la naïveté de ma part.
– Je ne crois rien, mais moi je ne le suis pas, ou pas que je sache. J’avais dit cela avec fermeté pour lui faire comprendre qu’il pouvait arrêter son petit jeu de séduction.
– Ah bon, c’est plutôt Inès qui t’intéresse, tu aimes les femmes, toi. Un vrai macho, un latin lover. Il se reprit à rire et on entendait justement la voix de Gianna Nannini s’époumoner sur « I Maschi ». Je repensais à David et à cette fille qu’on avait repéré tout de suite, avec son « type espagnol ». Celui que j’avais cru être son type n’avait rien d’un Andalou et ressemblait plutôt à un inverti anglo-saxon avec ses cheveux filasses blonds, ses yeux bleus pâles et ses manières de vieille lady. Je pensais avoir la champ libre, mais Inès doucha d’emblée mes maigres espoirs.
– Il aime peut-être les femmes et je suis la seule femme ici, mais il ne m’intéresse vraiment pas. Son copain, je ne dis pas, il est mignon, mais lui… Je détournais le regard, rouge de honte et de confusion. Je faisais mine de prendre sa sortie meurtrière à la rigolade et j’étais prêt à lui dire qu’elle n’était pas du tout mon type non plus. N’empêche, je m’étais pris le râteau de ma vie en même temps qu’une belle humiliation. Il me faudrait être plus modeste à l’avenir.
On était rentrés au petit matin et on devait prendre le train le lendemain. J’avais l’impression d’avoir perdu mon temps en vains bavardages et que ces deux faux amants m’avaient volé mon sommeil, en plus de m’humilier.
Je m’endormis tout de suite en pensant à elle que j’appelais in petto Inès de Castro, reine du Portugal. Elle m’avait dit avoir des origines portugaises, de Coimbra, comme quoi on s’était trompés David et moi. Je ne serai jamais son Pierre et c’était bien comme ça. Il fallait se tenir éloigné de ce genre de chieuse prétentieuse et théâtrale. C’est ainsi que je la voyais maintenant, aidé par la rebuffade que je venais de subir.
On avait salué une dernière fois la statue de Dante, longé la mer et mangé une dernière part de pizza à la gare où on avait enfin trouvé des journaux français. Rocard avait signé les accords de Nouméa avec Tjibaou, les indépendantistes et les caldoches. À l’international, Dukakis avait pris une déculottée contre George Bush (on n’en connaissait qu’un à l’époque).
On était dans un wagon-lit avec un grand Noir étendu sur la banquette qui refusait de bouger alors qu’on s’apprêtait à faire nos lits. Juste avant un contrôle, il avait disparu et on s’était dit qu’il devait s’agir d’un clandestin. On s’amusait à descendre à toutes les gares et je fumais mes Dunhill longues à chaque arrêt. À Pise, on avait failli rester sur le quai et on s’était dit que ce petit jeu allait finir par nous valoir de sérieuses déconvenues. C’est à Rome qu’on avait passé le plus de temps, profitant d’un arrêt de près d’une demi-heure pour pointer notre nez hors de la gare.
Arrivés à Paris, on se mêlait à la foule des voyageurs et on s’était posé dans un bistrot pour un petit-déjeuner. C’est là que je sentis mon cœur battre anormalement vite avec des vertiges et l’impression que j’allais piquer du nez.
– « C’est sûrement le syndrome de Stendhal, trop de beauté en si peu de temps, me dit David en riant.
– c’est bien possible. Dans Rome, Naples et Florence, il y a Naples.
– et tu crois que c’est nulle part ailleurs ?
– Sûrement pas mais c’est en Italie qu’il a ressenti ça. Sitôt rentré, je vais aller voir mon toubib en lui demandant un remède contre le syndrome de Stendhal. Il doit bien y avoir des thérapies .
– La beauté est peut-être une blessure qui ne se referme jamais ».
On s’était quittés sur ces belles paroles et j’avais pris le métro jusqu’à la Gare du Nord. Mon train pour Lille ne partait avant le début de l’après-midi et j’avais quelques heures à tuer. J’avais acheté un sandwich et je lisais le journal sur un banc, donnant parfois un peu de monnaie à des tapeurs qui pullulaient autour de moi. Parmi eux, je distinguais l’homme du train, celui qui avait disparu au contrôle. Lui aussi me reconnut, et je l’entendis répéter « Napoli Centrale ! », comme pour me rappeler le wagon où nous nous étions croisés. Je lui demandais s’il avait fait un bon voyage, histoire de lui montrer que je n’étais pas indifférent à son sort. Il me répondit qu’il s’était réfugié aux toilettes avant de continuer à jouer à cache-cache avec les contrôleurs. C’était un Éthiopien qui parlait couramment l’italien, un peu moins bien le français. Je lui souhaitais bonne chance après qu’il m’eût remercié pour mes quelques francs.
Mon syndrome de Stendhal était passé et je ne savais pas comment qualifier cette pitié qu’on peut ressentir devant la pauvreté, le dénuement et surtout ce sentiment de culpabilité à la mesure de l’impuissance face à la misère du monde. Lui aussi avait vu la beauté à Naples, et sûrement ailleurs, mais il en était réduit à fouiller les poubelles pour trouver de quoi manger.
Voir Naples et sourire, malgré tout.
21 novembre 2022
Magnifique … comme d’habitude …