MICHEL BUTOR – PASSAGE DE MILAN – Éditions de Minuit / Points Seuil
Franchement le nouveau roman, pas ma tasse de thé. Même si Paul Valéry annonçait la fin du roman avec ses phrases d’introduction du genre « la marquise sortit à 5 heures », il y avait peut-être mieux à faire que des textes souvent illisibles, signés Robbe-Grillet, Duras ou autres. Certes, il y a eu aussi Nathalie Sarraute et Claude Simon. Et il y a eu aussi Michel Butor.
Un drôle de corps celui-là, comme on disait jadis. Il propose ici un roman structuraliste. L’intrigue : 12 heures de la vie des habitants d’un immeuble, de 19 heures à 7 heures du matin avec (chaque chapitre correspond à une heure), comme principal événement, les 20 ans d’une demoiselle en l’honneur desquels ses parents – les époux Vertigues – ont prévu une petite fête. Fête à laquelle certains voisins sont conviés, d’autres pas. On pense inévitablement à Pérec et à sa Vie mode d’emploi qui paraîtra 20 ans plus tard (le roman est daté de 1954). Roman structuraliste donc (est-ce la définition du nouveau roman?) où le principal personnage est cet immeuble avec ses poutres, ses escaliers, ses portes, ses murs, sa cave…
Butor use du monologue intérieur à la Faulkner ou à la Joyce pour décrire les états d’âme des personnages tout au long de cette soirée, des pensées parfois complexes et folles qui contrastent avec la banalité d’un pince-fesse où la bourgeoisie s’ennuie poliment.
Il y a parfois des dérapages, des tirades autour de l’œuvre d’un peintre, De Vere, habitant des lieux, autour du livre, sorte d’essai socialiste utopique de l’aïeul d’un résident, un nommé Levallois et par-dessus tout ça, la musique de la fête qui monte dans les étages, jazz, valse ou variétés de l’époque. Le tableau de De Vere annonce d’ailleurs les événements tragi-comiques qui vont se succéder tout au long d’une nuit où le mystère et la folie s’emparent de personnages conventionnels résignés à mener leur vie sans joie.
La soirée finira mal et les prétendants d’Angèle, la jeune fille, rivaliseront de mesquinerie pour la séduire, celle-ci se consumera en torche vivante à la suite d’un incident avec une lampe et le roman pourra se terminer avec l’extrême-onction que lui donne un curé vivant avec son frère à l’étage.
On ne sait trop qu’en penser. Satire de la bourgeoisie bien sûr, mais bien plus du quotidien et du monde tel qu’il a été façonné par elle, dans l’hypocrisie, le conventionnel et le conformisme. On a aussi des morceaux de bravoure et des passages qui tiennent du surréalisme et de l’écriture automatique. On n’a rien lu d’autre de Butor (quel nom!), mais on repiquerait bien au truc, ne serait-ce que pour savoir vraiment ce que ce diable d’homme avait dans le crâne. Une plume élégante et alerte en tout cas, tout le contraire d’un butor dont il n’a, ironiquement, que le nom. Dans le registre ornithologique, disons plutôt un milan, de passage.
NICOLAS MATHIEU – CONNEMARA – Actes Sud.
On aime bien Nicolas Mathieu dont on avait déjà lu Leurs enfants après eux, ou la vie et les mœurs de familles de prolos lorrains. On est toujours en Lorraine ici, à Nancy. Il serait dommage de le réduire à un écrivain « social » ou naturaliste. Mathieu sait ressentir l’époque comme personne, et c’est ce qui fait le prix de ses livres.
Une histoire simple : l’itinéraire de deux quadragénaires natifs d’un village lorrain. Christophe, un représentant de commerce naguère hockeyeur dans le club d’Épinal et Hélène, bonne élève qui a fait une école de commerce et travaille dans un cabinet de consultants. Le roman consacre des chapitres à leurs adolescences dans les années 1990 et les met en parallèle avec ce qu’ils sont devenus au fil du temps. Il faut préciser que Christophe a eu un flirt avec Charlotte, une copine d’Hélène dans les années 1970 et que Hélène est devenue sa maîtresse 20 ans plus tard, comme une revanche prise par elle sur un passé trop sage. On ne va pas gâcher en racontant la suite.
Dit comme cela, c’est peut-être un peu maigre. Pourtant, ce gros roman de 400 pages se lit facilement et on admire la talent de l’auteur pour nous tenir en haleine avec des riens, des portraits justes de ces personnages des classes populaires de plus en plus perdus dans la modernité. Une intrigue a minima donc, mais chaque petit événement raconté est un bonheur d’écriture. Mathieu écrit parfois des lignes qui font penser à Flaubert.
Mais là n’est pas l’essentiel. Il sait faire vivre une époque avec ses tics, ses travers, ses tares. C’est toute une société, cette France profonde qu’on dit périphérique qui vit dans ces pages. Et puis Mathieu sait parler du travail comme personne, de ces cabinets de consultants et de ce langage R.H avec son vocabulaire technocratique et ses formules anglicisées. Il nous parle aussi de Macron et de sa start-up nation, les dirigeants de ce cabinet envisageant de se présenter aux législatives, sans aucune expérience politique, mais avec ce talent recherché de vendre (très cher) du vent.
On pourrait reprocher à Mathieu d’avoir un peu ce naturalisme désespéré à la Houellebecq, mais là où celui-ci se complaît dans le cynisme avec son côté anar de droite, Mathieu s’en désole avec des accents de sincérité bouleversants et une émotion à fleur de peau. Du cœur et de l’âme.
Le titre fait référence à la chanson de Sardou, et la scène du mariage d’un copain de Christophe est d’anthologie. Nicolas Mathieu fait partie de ces écrivains qu’on dit « trans classes », dans les pas d’une Annie Ernaux. Des auteurs qui, sans renier leurs origines, ont un regard perçant sur la bourgeoisie qu’ils ont rejoint grâce à leur réussite scolaire et à leurs talents divers.
Mais qu’on ne s’y trompe pas ; de la bourgeoisie, ils sont le cauchemar. Ils préféreront toujours les prolos de la France profonde aux fleurons des classes dominantes, de la technocratie et de la communication. Du spectacle et de la marchandise, aurait dit Debord.
SIMENON – LE REVOLVER DE MAIGRET – Presse de la cité.
Un Simenon des années 1950, sa meilleure période de bon artisan du polar avant qu’il ait été fait par la suite écrivain important par la république des lettres. Maigret s’est fait offrir un Smith & Wesson par ses collègues du FBI à la suite d’un stage aux États-Unis. Un revolver que lui a volé un jeune homme, Alain Lagrange, qui s’est introduit à leur domicile et a trompé la vigilance de Mme Maigret. Le jeune homme venait faire part à Maigret d’une salle histoire où était mêlé son père, un admirateur du commissaire invité à un repas de notable où il n’a pas paru et qu’on avait vu nuitamment trimballer une malle chargée dans un taxi. Une malle retrouvée dans une consigne de la Gare du Nord et qui contenait le corps d’un jeune politicien ne respectant pas les codes et les usages du monde politique. Un genre de « tous pourris sauf moi ».
On ne va pas aller plus loin dans l’intrigue où un bon vieux chantage est à la base de toute l’histoire. Une enquête qui nous emmène de l’immeuble des Maigret boulevard Richard Lenoir à l’hôtel Savoy de Londres en passant par un appartement de Neuilly. Maigret sous le soleil (pas dans les brumes) de Londres à la recherche du jeune Lagrange et d’une demi-mondaine qui fut la maîtresse de son père.
C’est encore une fois un coup de maître. Une écriture simple et des chapitres qui entretiennent le mystère et vous obligent à tourner les pages, avec ce personnage attachant de commissaire bougon mais tellement humain.
On a beau savoir que Simenon n’était pas spécialement recommandable, si on en croit les biographies qui lui ont été consacrées (par Pierre Assouline notamment). Il a défendu jusqu’au bout son frère, un collabo rexiste, il avait décidé de se payer tous les jours une prostituée, il était de droite, sans complexe, et sa vie de famille était un désastre, avec une épouse bafouée et une fille qui finira par se suicider. Mais quelle plume et quel conteur ! À croire qu’il réservait ses trésors d’humanité à ses livres, et uniquement à eux.
Docteur Maigret et Monsieur Simenon. Peut-être. En tout cas, il faut lire Simenon, tout Simenon. C’est toujours un vrai bonheur et la certitude de passer un moment délicieux, comme si on se laissait happer par ses romans comme on se mettrait au lit après une dure journée. Ses romans à quatre sous devraient être remboursés par la sécurité sociale, une institution qu’il devait certainement décrier.
WILLIAM IRISH – IRISH MURDER – 10/18.
Du polar encore, anglo-saxon avec ce bon vieux William Irish, un polar qui flirte parfois avec le fantastique. On se souvient de ses grands livres, La mariée était en noir ou La sirène du Mississippi, tous deux portés à l’écran par un Truffaut qui l’adorait. Il y a eu aussi J’ai épousé une ombre, mais on pourrait en citer d’autres. Ce sont aussi des nouvelles et c’est tout aussi passionnant.
On a ici six nouvelles d’intérêt inégal, toutes parues dans ce qu’on appelait les Pulp, ces magazines imprimés sur du papier bon marché. Marihuana, ou la paranoïa pure d’un quidam invité à fumer pour la première fois et qui croit avoir commis un meurtre alors que sa « victime » s’était enduite de ketchup. Résultat, une boucherie. L’héritage, ou deux truands qui braquent un automobiliste dont ils entendent falsifier l’identité pour hériter de lui après l’avoir tué. Sauf qu’ils hériteront d’un cadavre gisant dans le coffre. Cauchemar, le texte le plus long qui aurait pu faire un court roman sur un personnage qui ne sait pas s’il a commis un meurtre ou s’il l’a rêvé. C’est là que Irish est à son meilleur, avec des aperçus psychologiques audacieux mêlant Freud à la Série noire. Adieu New York ou un employé qui croit avoir tué son patron. La moins réussie. On a aussi un psychopathe qui veut absolument faire exploser l’immeuble où vit sa femme qu’il soupçonne d’infidélité. Enfin, une jeune fille qui quitte ses parents pour aller rejoindre sa sœur aînée dans la grande ville, celle-ci étant une prostituée liée au milieu. Rendez-vous devant le mannequin est son titre.
Bref, des récits cursifs et haletants où se mêlent haute truanderie, paranoïa, instinct de mort et vision tragique de l’Amérique. Mais Cornell Woolrich, son vrai nom (il écrivait aussi sous le pseudonyme de George Hopley) était aussi un type bien qui compatissait avec ses personnages les plus faibles et les plus humbles, souvent emmenés à leur corps défendant dans l’enfer de la grande ville et ses pires dépravations.
Jean-Claude Zylbertstein, l’éditeur 10/18 « domaine étranger », a la bonne idée de restituer tous ces textes dans leurs parution d’époque. Numéros et noms des journaux. Preuve du respect qu’il a toujours eu pour le genre, et pour Irish, un prince du crime plus porté vers le fantastique et l’épouvante que sur le polar hard-boiled.
Irish heartbeat, comme chantait le Van (Morrison).
4 février 2023
Merci, Didier, pour ces introductions à des ouvrages que je ne connaissais pas.