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LES ROCK-CRITIQUES FINISSENT MAL (EN GÉNÉRAL)

Yves Adrien (photo trouvée sur facebook). Entre Léon Bloy, Raspoutine et le vieux de la montagne. Mais est-ce bien lui ?

Adolescents, on lisait leurs chroniques comme s’il s’était agi d’oracles, de textes sacrés. Qu’ils écrivissent dans Rock & Folk, Best ou Extra, ce qu’on appelait alors les « rock-critiques » (d’après l’appellation anglo-saxonne rock-critics) représentaient pour nous des demi-dieux en contact avec les pop stars et partageant leurs frasques et leurs turpitudes. Il n’en était rien, bien sûr, mais les Adrien, Garnier, Alessandrini et autres Paringaux étaient nos grands frères, ceux qui savaient, ceux qui tutoyaient l’olympe et qui nous faisaient partager leurs enthousiasmes et leurs dégoûts. La plupart ont malheureusement mal tourné, ou mal fini. Quelques exemples à la clé pour une autre version de l’éternelle malédiction des rockers.

Le plus grand était incontestablement Yves Adrien, dont les premiers articles, dans le Rock & Folk du début des années 1970, n’avaient pourtant rien d’exceptionnels. C’est en 1971 qu’il sort une tétralogie journalistique sur quatre groupes : Procol Harum, les Fugs, Spirit et Love. Le talent est là, l’écriture et l’érudition.

On commençait à peine à s’habituer à son style inimitable quand il quitte la bible du rock en France pour un magazine underground post-mao spontex, Le Parapluie. Une période où Adrien, qui a pris un peu la lumière, retombe dans l’obscur et le bizarre en ultra-gauchiste agité. Pour lui, la grande presse musicale est vendue aux grandes compagnies discographiques et se situe du côté de la bourgeoisie et de la réaction.

Retour à Rock & Folk en 1973 où Yves, désormais « sweet punk » Adrien invente littéralement le Punk-rock dans sa chronique White trash. Il y glorifie les Stooges, le Velvet Underground et les Flamin’ Groovies, tout en chroniquant les frasques des New York Dolls et en réhabilitant les garage bands américains et les groupes du British beat. Je chante le rock électrique, intitule-t-il l’un de ses grands articles en référence à Walt Whitman et au I sing the body electric de Weather Report, et comme pour affirmer l’urgente nécessité d’un retour au rock’n’roll accompagné d’un dénigrement total pour le Progressive rock et ses dérivés. Un article qui est resté des années sur les murs de ma chambre. « Il est des jours où on laisserait tout Burroughs pour que Chuck Berry nous raconte ses histoires de Jaguar et de Thunderbird Ford ». C’était l’esprit.

Puis Adrien nous gratifie d’articles éblouissants sur John Cale, Nico ou Iggy Pop. Les coquetteries littéraires succèdent aux fulgurances poétiques. Il est le Lautréamont du XX° siècle, de plus en plus porté sur le rock décadent des Roxy et Bowie, Bowie dont il deviendra le chantre.

C’est le black-out du milieu des années 1970. On se perd en conjectures, drop out ? Hôpital psychiatrique ? Exil ? Adrien n’écrit plus et il fera sa réapparition dans le mensuel Façade en 1977… Et de participer aux folles nuits du Palace en chroniqueur mondain.

On le retrouve dans Rock & Folk en 1978 où il annonce la fin du punk et l’avènement de l’Afterpunk ou Növörock, qui correspond à la Cold wave anglaise. Ses articles sont toujours aussi fascinants, même si les sujets (Bowie, Eno, Kraftwerk et toujours Iggy) nous touchent moins. Adrien part à New York et nous rapporte son Növövison, son premier livre inspiré par Jean-Jacques Schuhl. Son ami Pacadis l’incite à écrire une chronique dans Libération à l’automne 1984, mais ça ne durera pas. On dit qu’il vit reclus dans la demeure familiale de Vernouillet (Yvelines), écrivant des fragments sous divers pseudonymes . Une sorte de Des Esseintes de banlieue.

Dès lors, Adrien disparaîtra pour mieux réapparaître. En 1989, il donne une série d’articles dans Rock & Folk, sorte de livre des morts rock’n’rolliens où il traite de Brian Jones ou de Gene Vincent. Il sort un livre à chaque début de décennie : 2001 Apocalype rock, F comme Fantomisation et puis plus rien. Il s’est converti au catholicisme, sur les traces de Huysmans. On ne sait s’il est mort ou vivant, un fantôme du passé, vampire qui ne sortait que la nuit. Un jour, on apprendra sa mort et on pleurera des larmes de cristal.

Tout différent, Jacques Chabiron a toujours été l’inlassable chroniqueur du rock en France dans Rock & Folk. Il a débuté comme disc-jockey au Golf-Drouot avant de signer une rubrique «Groupes au Golf » dans le journal. Chabiron encense tous les acteurs du rock en France, sans oublier le rock californien et la rubrique Télégrammes, une sorte d’AFP rock. Il est de tous les festivals et nous en fait profiter.

Il anime ensuite des émissions sur RTL en compagnie de Jean-Bernard Hebey tout en exerçant les fonctions de directeur artistique chez United Artists.

Il repart dans sa bonne ville de Nantes dans les années 1980 où il fait de la radio et travaille dans l’associatif. Il y mourra alcoolique en 2011, à 59 ans. Pas une grande plume, mais quelqu’un qui a beaucoup fait pour le rock d’ici.

Patrick Eudeline n’est pas mort, lui, mais dans quel état… Chantre du punk dans Best à partir de 1974, Eudeline sera, avec Adrien, le chroniqueur de la Punkitude. Comme Adrien, il travaillera un temps à l’Open Market de Marc Zermati avant de monter son groupe, Asphalt Jungle, et de sortir un livre à succès sur la scène punk (L’aventure punk). Il en a écrit d’autres, dont un sur Bowie sur le mode presse à scandale. Passons…

Très vite, Eudeline vire à droite, en nietzschéen cocaïnomane. Il pige à Actuel ou à Libération avant de passer dans le Rock & Folk de Manœuvre après la disparition de Best qu’il a essayé de relancer tout récemment.

Eudeline est devenu l’ami de Marion Maréchal – Le Pen en plus d’être un supporter de Éric Zemmour et il pourrait écrire ses punchlines dans Valeurs actuelles, en dandy réactionnaire et nauséabond. Triste trajectoire pour quelqu’un qui avait du style et du goût, mais qui a définitivement succombé à ses démons.

On se souviendra longtemps de Christian Lebrun, interlocuteur des Stones en exil sur la Côte d’Azur et rédacteur en chef de Best après Sacha Reins et avant Francis Dordor. Le meilleur rédac’ chef de la grande période du journal. Des papiers toujours bien informés et bien écrits pour ce fan éclectique de Led Zeppelin et de Robert Wyatt. Ceux qui l’ont connu ont toujours salué sa gentillesse et ses qualités humaines.

Il est mort noyé dans la Manche un jour funeste de l’été 1989. Hydrocution ou crise cardiaque. Laurent Chalumeau (ex Rock & Folk) lui a consacré un bel hommage, lisible sur le Net.

Lebrun, à ne pas confondre avec Bernard Lenoir ou avec Jacques Leblanc.

Également journaliste à Best (depuis 1969), avant de passer avec armes et bagages à Rock & Folk en 1974, on se souvient de Hervé Muller pour la qualité de ses interviews et sa capacité d’analyse, en vrai intellectuel d’une vaste culture. Pour le grand public, il sera le biographe attitré de Jim Morrison et des Doors (Jim Morrison au-delà des Doors). Muller s’intéressera aussi au monde du punk et aux Sex Pistols, faisant le parallèle hardi entre Morrison et John Lydon.

Il tiendra la rubrique rock du Matin de Paris à partir de 1979, avant de manager Capdevielle et de partir à New York où, s’attendant à entamer une nouvelle vie, il va s’enfoncer dans la nuit.

On le retrouve à Paris où, atteint du syndrome de Diogène (il garde absolument tout et son appartement devient un capharnaüm), il est interné une première fois et mis sous tutelle par sa sœur. Le plancher de son appartement s’effondre sous le poids des livres, journaux et disques emmagasinés depuis des décennies et il est à nouveau interné. Il mourra en 2021, à 71 ans, dans le plus grand dénuement. L’un des plus grands rock-critiques, assurément.

Un mot, juste un mot sur le trop connu Alain Pacadis, chroniqueur mondain à Libération, chantre de la Punkitude et ami du tout Paris underground qui saute et qui pétille. Maniaco-dépressif, cocaïnomane et alcoolique, Pacadis mourra en décembre 1986 après avoir, subitement doté d’une conscience sociale, avoir fait toutes les manifestations contre les lois Devaquet.

Il ressemblait à Patrick Topaloff et avait fait des études de lettres. Le bougre valait mieux que l’image qu’il donnait de lui. Il est mort à 40 ans dans des circonstances sordides.

On termine avec Daniel Vermeille, jeune espoir de la presse rock qui deviendra, pour Rock & Folk, le premier « érudit rock » et spécialiste du rock californien. Vermeille écrit beaucoup dans le canard, et il en devient l’un des piliers avant d’aller fonder son groupe punk, Danger.

Un groupe qui n’a aucun succès, mais Vermeille a tâté de l’héroïne et il part d’abord à Hawaï puis aux États-Unis, croyant se faire une place au soleil californien. Des dealers lui cassent les genoux pour lui faire payer ses dettes accumulées. C’est en fauteuil roulant qu’il s’installe avec sa copine dans le sud des États-Unis, croyant mettre ses tourmenteurs à distance. La suite de l’histoire confine au sordide. Il tue sa femme à coups de canne à la suite d’une violente dispute et est rapatrié en France pour un procès qui le condamne à 10 ans de prison.

Il sortira avant terme pour bonne conduite et s’établira au Cap d’Agde, comme SDF. Des militants associatifs diront qu’il avait une grande influence sur ses compagnons d’infortune et qu’il leur était une sorte de guide spirituel, fort de sa culture et de son expérience. On le retrouvera mort, alcoolique et clochardisé, sur la plage de Sète où l’histoire ne dit pas s’il y a été enterré.

Il y aurait tout un roman à écrire sur ce jeune lycéen devenu un rock-critique respecté avant de basculer dans le drame et les pires dépravations. Un roman qu’on aimerait écrire.

Quant à Philippe Manœuvre, il va bien, merci.

21 mars 2023

Comments:

Allez, lance-toi, Didier, écris-le, ce roman ! Tu as toutes lés qualités pour le faire: la documentation, le recul et un style littéraire qui n’est plus à prouver. Tu n’as même pas besoin de faire marcher ton imagination. Daniel Vermeille s’en est déjà chargé.

c’est vrai que ce serait une bonne histoire, bien en phase avec l’époque. Sinon, pour répondre à un de tes mails, je n’ai ni notes ni journaux ni rien. Juste une mémoire d’éléphant (qui compense ma connerie comme disait Céline), et un peu d’imagination car tout n’est pas vrai là-dedans.

Merci Didier. Étant parti de France en 1971, je n’ai connu aucun de ces individus en dehors de Philippe Manœuvre, et ce que tu dis d’eux est plutôt triste à lire, bien que ce ne soit pas complètement surprenant. Ils me donnent tous l’impression d’avoir été comme des papillons de nuit qui frôlent les flammes vives jusqu’à ce qu’ils en meurent. D’ailleurs, sans avoir eu le talent d’écrire quoi que ce soit, c’est aussi ce qui est arrivé à bon nombre qui se sont crus être devenus des amis de Keith Richards et qui n’ont pas bien survécu l’expérience. Quant à Philippe Manœuvre, je l’ai connu à New York en 1986/87 quand nous travaillions tous deux pour Antenne 2 et qu’il est venu pour un concert de Michael Jackson oú je nous avais obtenu deux places que CBS m’avait donnés en tant que presse internationale. Il a en effet l’air de bien aller d’après mon dernier échange avec lui il y a trois ou quatre ans et, pour tout autant que tout le monde n’est pas fan du genre de carrière qu’il a menée, il a au moins le mérite d’avoir survécu l’abysse où tant d’autres sont tombés sans y laisser trop de plumes.

c’est vrai que c’était un peu le miroir aux alouettes pour beaucoup de gens de ma génération. Quant à Manoeuvre, il a plutôt bien évolué en regard de tout ce qui précède. Cela dit, je l’ai toujours tenu pour un frimeur superficiel. Mais c’est mon opinion et tu n’es pas obligé de la partager. Le pire est qu’on lui tend le micro à chaque fois qu’il se passe quelque chose dans le monde du rock. Un imposteur.

Et Paul Alessandrini, mon père, nous a quitté le 23 décembre 2023…avec ma mère Marjorie, ils vivaient heureux jusqu’à la disparition de celle-ci en 2014. Paul ne s’en est jamais remis. C’était un couple fusionnel qui avait tout vécu entre Paris, Londres et New York. Merci de l’avoir évoqué dans votre excellent article.

Bonjour
Je suis attristé d’apprendre la disparition de Paul Alessandrini (et de Marjorie par la même occasion) ; deux journalistes que j’ai beaucoup appréciés dans mon adolescence. Paul a toujours été une référence pour moi et j’admirais autant son intelligence et ses capacités d’analyse que ses goûts originaux et son style. J’aurais aimé savoir ce qu’il a fait précisément après Rock & Folk, si vous avez des informations… Merci d’avance. Bien à vous (Didier)

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