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GILETS JAUNES : LA GUEULE DU PEUPLE

L’affiche du film, le peuple jaune.

C’est un documentaire sorti l’année dernière, Un peuple, de Emmanuel Gras. Il nous montre la vie de quelques Gilets jaunes de Chartres, entre la première manifestation du 17 novembre 2018 et le printemps 2019 et les premières assemblées du « grand débat » décidé par un Macron sous pression. Quoi qu’on en pense, un mouvement authentiquement populaire qui a fait trembler le pouvoir durant quelques mois et a fait avancer quelques revendications (le RIC) et quelques slogans dont le « fin de mois, fin du monde » conciliant écologie et social.

Ce n’est certes pas le premier documentaire ou film sur les Gilets jaunes. On se souvient notamment du J’veux du soleil, de François Ruffin et Gilles Perret – une sorte de tour de France des rond-points, comme de Un pays qui se tient sage, de David Dufresne qui, lui, avait pour sujet les violences et brutalités policières subies par ce mouvement né à l’origine d’une annonce d’augmentation du prix de l’essence, à l’automne 2018. Il y en a eu d’autres, mais celui-ci est remarquable dans le sens où il n’est pas une héroïsation du mouvement, sur le mode de l’épopée, pas plus qu’il ne dénigre ces femmes et ces hommes sortis de chez eux pour occuper les rond-points de nos villes et de nos campagnes pour réclamer la justice et l’égalité.

Il a été un moment de bon ton, même chez les politiques à gauche et dans les syndicats, de poser un regard critique sur ces gens sortis de nulle part avec souvent des physiques cabossés et un langage abrupt. En bref, l’antithèse des jeunes premiers de nos J.T nationaux. On les trouvait affreux, sales et méchants, pour reprendre le titre d’une célèbre comédie italienne, des grandes gueules vindicatives qui, en plus, exhibaient parfois des drapeaux français, preuve d’un nationalisme populiste à leur aliéner les sympathies de gauche ou d’extrême-gauche.

Et puis on a regardé d’un peu plus près et on a vu des gens en grande difficulté, qui ne maîtrisaient pas les codes de la communication et parlaient avec leurs tripes, mais toujours avec beaucoup de bon sens en invoquant la démocratie, la fraternité et la justice. Plus qu’une fronde sur le prix de l’essence, ils réclamaient en fait cinq choses : le rétablissement de l’ISF (Impôt Sur la Fortune) ; le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) pour permettre l’expression du peuple ; la TVA à 0 pour les produits de première nécessité ; la démission d’Emmanuel Macron et la tenue d’Assemblées pour une nouvelle constitution. Il y a eu, certes, des Gilets jaunes de droite voire d’extrême-droite, anti-parlementaires, xénophobes et nationalistes. Pas forcément les plus futés du régiment, pas les plus nombreux non plus.

Mais revenons au film qui commence par quelques plans de la bonne ville de Chartres. Ses tours HLM, ses zones industrielles, ses supermarchés, ses pavillons et… ses rond-points justement. Là, une vingtaine de Gilets jaunes se réunissent régulièrement depuis quelques semaines. On nous montre l’élection à mains levées d’une coordinatrice adjointe, celle qui est censée aider le porte-parole, un certain Benoît. On parle librement de tous les sujets possibles et la parole se libère. Nul besoin d’être un grand orateur ou un fin politique. Ces gens-là parlent comme ils ont toujours parlé, sans fleurs de rhétorique et sans artifices oratoires. Les décisions sont prises, sur les réunions, les A.G, les pancartes, les slogans, les actions à mener, les possibilités d’élargir, la stratégie face aux médias… Beaucoup de femmes, de femmes pauvres et dignes, qui disent le ras-le-bol de devoir tout compter, d’être méprisées ; à la maison comme au boulot, de n’être bonnes qu’à torcher les gosses et à faire la popote. Et des hommes qui en ont gros, comme on dit à Groland, cocufiés par les politiques, humiliés par leurs employeurs, offensés partout où ils passent parce qu’ils n’ont pas les codes des bonnes manières ou les références culturelles des gens comme il faut.

Benoît, le porte-parole, raconte sa vie face caméra. Bonnet vissé sur la tête, visage émacié et dents jaunies par le tabac. Il travaille en intérim mais a mis sa vie entre parenthèses pour être présent dans un mouvement qui a besoin de lui, ou de gens comme lui. C’est un ancien SDF, un ancien alcoolique aussi qui a compris qu’il allait vers la mort et qui a décidé de vivre après des années de galère. Vivre pour des idées, pour le collectif, pour des valeurs, pour des convictions.

Des mots qui reviennent souvent quand on interroge ces gens de peu à qui on n’a jamais rien demandé auparavant. Ils sont nés à la politique par ce mouvement et ils ont vite appris à prendre la parole, à échanger, à s’écouter, à délibérer… Il faut écouter ces femmes, qui souffrent de mal reconnaissance, de mal considération, de mépris pour tout dire. Elles travaillent dans des métiers de « premières de corvée », souvent à temps partiel et pour des salaires de misère. Quand elles ne sont pas à leur poste de travail, ce sont les taches domestiques et les soucis des enfants.

L’une d’elles confie qu’elle vient d’un milieu bourgeois et qu’elle a raté toutes les marches après un licenciement puis un divorce. Sa famille l’a rejetée comme « vilain petit canard », mais elle a connu la fraternité des rond-points et sait qu’elle n’est plus seule. Une autre craque et s’effondre en larmes après avoir dit qu’elle en a marre et que, depuis des semaines, « elle mange gilet jaune, elle dort gilet jaune, elle pense gilet jaune », et on mesure à la fois l’énergie et le courage qu’il faut pour tenir le coup, pour changer si peu que ce soit une société qui vous ignore.

Car ces gens sont avant tout ignorés par une société qui avance sans eux, qui se refuse à les calculer, comme on dit maintenant. Ils coûtent « un pognon de dingue » en allocations, en R.M.I et en minima sociaux, et c’est tout ce qu’on retient d’eux. Quand ils travaillent, c’est dans des sales boulots payés au lance-pierre. On ne leur demande jamais leur avis et on les tient pour quantités négligeables, sauf quand on a besoin de leurs voix ou qu’on veut leur vendre quelque chose.

On les voit sur les rond-points ou démonter des barrières de péage. On les voit aussi se faire massacrer sur le pavé parisien, la police n ‘ayant jamais mis tant de zèle pour personne d’autres qu’eux à les battre, à les violenter, à les mutiler. Les premiers samedis des Champs-Élysées sont filmés et on a l’impression d’assister à des scènes de guerre, avec toute la technique pour les mater : LBD, grenades de désencerclement, flash-ball, gaz lacrymogènes… Eux font référence à 1789 et à La Bastille, ils appartiennent à un peuple absent des analyses des gens qui savent.

Pourtant, que d’intelligence collective dans leurs assemblées. On peut les voir avec des intervenants comme Jérôme Rodriguez ou Priscillia Ludosky et un spécialiste du RIC. On peut les voir questionner les vedettes d’un meeting de La République en Marche. On peut aussi malheureusement les voir se déchirer, à bout de nerfs, après un échange acrimonieux sur les réseaux sociaux consécutif à une absence inopinée du porte-parole. C’est aussi cela, et la lutte pour des convictions et des valeurs généreuses n’est pas à l’abri des jalousies, des mesquineries, des rivalités, des procès d’intention… De l’humain, pour tout dire, même si on préfère les voir unis dans l’action, les corps mus par une même exigence d’humanité. Ils finiront par obtenir, en plus de la non application de la taxe, 1 milliard d’Euros lâchés par un pouvoir aux abois.

On sait malheureusement ce qu’il en est advenu. Macron a réussi à endormir les foules avec son grand débat qui n’a débouché sur rien de concret. Les Gilets jaunes les plus déterminés ont continué dans des manifestations de plus en plus violentes et de plus en plus réprimées, en criant des « Aouh ! » et des « On est là ! ». Triste épilogue avec les gens biens qui pourront dire qu’on savait bien que ça tournerait en eau de boudin, qu’on vous l’avait bien dit, que ces gens-là ne sont pas fiables et ne savent pas faire de politique.

Le film ne le montre pas, mais il y a eu pourtant des A.G comme celles de Commercy ou de Saint-Nazaire où les Gilets jaunes ont montré leur générosité et leur intelligence politique, en remontrant aux syndicats et aux partis de gauche. Il y a eu des listes « Gilets jaunes » aux élections qui s’en sont suivies, chacun accusant l’autre de récupération ou de compromission. On a toujours coupé les têtes qui dépassaient, ce qui est rédhibitoire dans la société du spectacle où il convient « d’incarner ». Triste fin ? Mais rien n’est fini et on voit encore du jaune dans les manifs pour les retraites. Des gens qui ont appris les uns des autres, se sont politisés ensemble et se sentent devenus des acteurs de la vie sociale.

Emmanuel Gras est un photographe et documentariste, à qui l’on doit des films comme Bovines (documentaire sur la vie des vaches) ; 300 hommes (sur un centre d’hébergement et de réinsertion à Marseille) ou Makala (sur l’histoire d’un jeune paysan pauvre au Congo). Un documentariste social à l’évidence, qui n’hésite pas à poser sa caméra dans les endroits « sales » de la société.

Sa vision des Gilets jaunes est honnête et lucide, sans en faire l’apologie et sans s’en tenir trop loin dans une vision en surplomb. La juste distance pour rendre compte d’un fait social, d’un phénomène que personne n’a vu venir et qui n’a pas fini de susciter répliques et rebonds. Grâce à eux, le jaune n’est en tout cas plus la couleur des non-grévistes, des pleutres et des couards. On leur doit au moins ça, en plus d’avoir su prouver que la révolution n’était pas une chimère échouée dans les poubelles de l’histoire et que, comme disait Sartre, on a toujours raison de se révolter.

UN PEUPLE – DOCUMENTAIRE DE EMMANUEL GRAS – 2022

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