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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL 17

SOUTHEND ON SEA

Le Parrot Club à Southend. Changement de propriétaire. Photo X

Cela avait été une année singulière. La Cosmodémoniaque s’était enfin mise en conformité avec le Code du travail et on avait droit à un Comité d’entreprise, à des délégués de personnel et à des CHS/CT en bonnes et dues formes. Avant même la première séance, on apprenait par cœur le Code du travail et ses principaux articles et alinéas. Avec les quelques camarades qui allaient être amenés à siéger avec moi, on rivalisait de connaissances sur le Code dans toutes ses éditions, jusqu’à nous poser des questions sous forme de quiz improvisés, procédé ludique pour mémoriser tout ce savoir qui nous paraissait neuf et abscons.

J’avais été élevé, dès la première séance qui n’était en fait qu’une distribution des postes et des présidences de commission, à la digne fonction de trésorier, plus pour des questions de rapport de force syndicaux que pour de quelconques compétences pour un travail que je m’étais juré depuis toujours de ne jamais avoir à faire. La gestion et la comptabilité relevaient pour moi de cette « horreur économique » évoquée par Rimbaud, et les chiffres m’avaient toujours donné la nausée. Mais la fonction créait l’organe, disait-on, et l’argument massue m’ayant convaincu d’accepter le poste était ce mi-temps de dispense qui m’éloignait des services. Déjà, mes fonctions syndicales dans un service de réclamation pour VIP’s faisaient tâche et des cadres jusque-là dociles commençaient à rechigner devant les conditions de travail qui leur étaient faites. La direction voyait d’un bon œil ma nomination à cette fonction qui devait m’éloigner du terrain. Certains jours, je partais pour Vanves exécuter mes prérogatives, signant des chèques, m’entretenant avec des conseillers financiers et enregistrant recettes et dépenses dans un logiciel comptable. J’avais à présenter un point trésorerie à chaque session et un budget prévisionnel en début d’année. Dans un silence religieux, je dressais les bilans et les perspectives avant de répondre avec aplomb aux questions qui fusaient.

Nous partions donc à trois, au petit matin, pour les séances plénières et parfois pour les commissions, à la direction de la Cosmodémoniaque. Un crieur de journaux nous assaillait à la gare du Nord avec les publications post-Hara Kiri genre Patate Power ou Grodada. Je discutais avec lui en faisant patienter mes camarades et, après lui avoir acheté des exemplaires, il me donnait des nouvelles de Choron et des dessinateurs qui lui étaient restés fidèles : Villemin, Charlie Schlingo, le Suisse Poussin et le Belge Kamagurka. Puis on allait prendre un café au Cadran, métro Vaugirard, sur la Place d’Alleray en peaufinant nos stratégies avant la réunion du matin.

C’était ensuite la réunion préparatoire où il s’agissait, sur chaque dossier, d’accorder nos positions. Chacun devait prendre la parole à son tour en évitant de marcher sur les plates-bandes du voisin et les consignes de vote étaient données, à respecter. Puis c’était la grand-messe, avec un ancien directeur des services informatiques de la mairie de Paris sous Tibéri (sous Tibère) qui menait le bal, secondé par une D.R.H plutôt gironde vers laquelle il se tournait pour les points juridiques ou de réglementation. Un espèce de grand bourgeois suffisant et hautain, concédant juste un sourire crispé à chacune de ses blagues vaseuses. Chaque directeur ou chef de projet passait sur la sellette défendre son dossier, soumis au vote, et c’était de grandes démonstrations d’efficacité économique, d’intelligence commerciale et, va sans dire, de gagnant-gagnant pour l’entreprise et le personnel. Après la séance des questions et réponses, on votait et le dossier s’en trouvait immanquablement retoqué ou renvoyé à l’avis des CHS/CT, au grand dam de celui qui l’avait défendu. Le directeur faisait grise mine devant ce qu’il qualifiait d’obstruction systématique, mais il considérait le vote comme effectif et valable, quitte à s’asseoir sur nos avis dont il se passerait aisément. On le menaçait de recours juridiques et il haussait les épaules, arguant de ce que la Cosmodémoniaque avait aussi ses juristes. Et des bons ! Au prix où on les paye (sourire crispé).

On repartait le soir par le train avec un sentiment de frustration et d’impuissance, préparant déjà les grandes lignes d’un tract que nous allions diffuser largement à nos collègues, dans le genre « c’est une honte, c’est un scandale. Un nouveau coup de force de la direction ». Si les dossiers de restructuration variaient, nos indignations et nos commentaires ironiques n’auraient bientôt plus rien de spontanés. C’est la résignation qui présidait « dans les services », comme on disait, et on passait pour des oiseaux de mauvaise augure, des prophètes du malheur annonçant les catastrophes à venir. On compensait en leur promettant des surprises pour la partie Activités sociales et culturelles, en gros des voyages, des chèques-vacances, des bons d’achat ou des abonnements dans des clubs sportifs ou des salles de cinéma. Un peu de sucre pour faire passer les suppressions d’emploi et ce qu’ils baptisaient pudiquement du nom de réorganisations.

Dans le civil, je militais dans des collectifs dits anti-libéraux contre le Traité Constitutionnel Européen qui devait être soumis aux suffrages l’année d’après, fin mai. On invitait des experts pour des débats publics et on passait le plus clair de nos réunions à décortiquer chaque article du traité pour y débusquer les atteintes à la démocratie, un peu à la manière d’assemblées de témoins de Jéhovah épluchant chaque verset de la bible. Nous faisions comme eux des portes à portes les samedis matins, sur le même mode « réveillez-vous ! », sauf que nous appelions à la vigilance citoyenne et à l’esprit critique. Il y avait de tout, des associatifs, des syndicalistes, des politiques ligués pour terrasser le Moloch européen appelé à nous broyer au nom de la concurrence « libre et non faussée ».

On parlait aussi de l’A.G.C.S, des accords de libre échange de type AMI ou Tafta, et on renforçait nos propres expertises en analysant chaque article et ses effets néfastes sur le social et l’écologie. Les collectifs allaient plus tard se fracasser sur le choix d’un candidat à la présidentielle de 2007, et la fameuse formule « le programme d’abord, le candidat ensuite » n’avait pas suffi à rengainer les couteaux. Au moins avions-nous eu cette large victoire au référendum sur le T.C.E, mais nous ignorions alors qu’il s’agissait d’une victoire à la Pyrrhus. N’empêche, sur le coup, on s’était réjoui au-delà de toute mesure avec la conviction que notre travail militant avait payé.

Il y avait eu aussi Guéret et cette manifestation au fin fond de la Creuse contre le démantèlement des services publics en zones rurales et même ailleurs. La fameuse manifestation où une boule de neige avait atterri sur le col d’un François Hollande surpris. En bref, une année militante bien remplie et il était temps de prendre quelques vacances.

J’en avais parlé à Reginald qui s’était montré intéressé. C’était un vieil ami de ma femme que j’avais plutôt à la bonne. Un peu léger mais marrant, avec un côté nouveau beauf à la Cabu avec queue de cheval, éternelle barbe de trois jours et ray-bans qui cachaient des cernes d’insomniaque. Le type de séducteur un peu mariolle qui se donnait des allures de Gainsbourg ch’ti. Un genre. Son épouse, Josette, était un petit bout de femme énergique et joyeuse, que j’aimais bien. Ils avaient un fils diagnostiqué hyper-actif, autant dire super-chiant mais on finissait par s’y faire.

Reginald, donc, s’était montré intéressé par l’idée d’aller passer une semaine à Southend On Sea, dans l’Essex, où l’ex pianiste de Procol Harum – Gary Brooker – tenait un pub sur la digue, à l’enseigne du perroquet. Le caboulot était justement nommé The Parrot.

Les femmes nous avaient suivi, loin de partager notre enthousiasme mais désireuses de ne pas faire obstacle à nos projets marqués au coin de la nostalgie. Ou disons de mes nostalgies, que Reginald avait pris le parti de partager en bon camarade. Fanny, la fille de Françoise, avait tenu à nous accompagner afin de parfaire son anglais, avait-elle plaidé. Toute une équipée pour rejoindre une cité balnéaire de l’Essex, chercher un bistrot et payer un verre au patron en espérant tirer de lui quelques anecdotes piquantes pour une biographie du groupe que j’ambitionnais d’écrire. L’argument était mince et on avait connu odyssées plus fabuleuses.

On s’était engouffrés au petit matin dans l’Eurostar et retrouvés à Londres la figure enfarinée. Je repensais avec nostalgie à ces traversées de la Manche en bateau où il m’arrivait de vomir accoudé au bastingage. Ici, tout allait vite et on avait à peine mis le pied sur le quai de la gare de Victoria qu’il fallait prendre un train qui desservait Dartford – la ville des Pretty Things – avant Southend, direction Romford et l’île de Canvey. On était arrivés juste pour manger et le pub de Brooker pourrait bien nous servir un fish and chips des familles.

Je devais souvent prendre le relais de Reginald dont l’Anglais n’était pas des meilleurs. Josette m’épaulait lorsque je séchais ou ne comprenais pas mon interlocuteur. On avait fini par trouver le Parrot, avec un gros perroquet du Gabon, vert et rouge, à l’entrée. Ce n’était pas exactement au bord de la mer, sur la digue, mais dans une petite rue adjacente, près du centre-ville.

Nos espoirs furent vite déçus, un habitué, qui parlait parfaitement le Français, nous informa que Gary Brooker avait cédé son commerce il y a six mois et qu’il était parti sur le continent pour une tournée au long cours et en solo. Il chanterait , on le présumait, « A Whiter Shade Of Pale » dans des casinos de la vieille Europe, pour des gens qui ne le connaissaient que pour cela. Je racontais à Regtinald et à Josette combien ce groupe avait conté pour moi, son romantisme noir, ses références à Bach et à Haendel, à Coleridge et à Shelley. Pas besoin de faire l’article à Françoise et Fanny qui connaissaient mon numéro par cœur.

Après une nuit d’hôtel et un petit-déjeuner solide, on pensait déjà à rentrer, las de marcher le long du quai en suçant des glaces devant la mer d’un triste gris sale. La jetée de 2 kilomètres était, nous avait-on dit, la plus longue du monde et j’essayais de repérer l’endroit précis où Doctor Feelgood s’était fait photographier sur la pochette de leur premier album, Down by the jetty, justement. Mais on commençait à se lasser de mes petites maniaqueries nostalgiques et mes propositions de chercher les traces d’autres membres du groupe dans la ville furent rejetées sans examen.

On avait quand même trouvé un bed and breakfast pour passer deux ou trois jours maximum. On était allés dans les patelins environnants : Romford, Leigh On Sea et, la dernière journée, on l’avait passée sur l’île de Canvey, là où avait grandi Wilko Johnson, guitariste de Feelgood, sauf que lui n’avait jamais tenu de bistrot. C’était pourtant l’été, mais il pleuvait sans arrêt et les conditions n’étaient pas réunies pour qu’on s’esbaudisse devant la verte campagne anglaise.

– « On aurait dû aller dans les Cornouailles, avait dit Reginald. Y ’a rien dans ce coin pourri. Sa femme était d’accord et, un peu lettrée, elle disait que Thomas Hardy valait bien mon Procol Harum.

– C’est toujours ses lubies et il entraîne tout le monde derrière lui, avait renchéri Françoise. On aurait pu aller en Écosse ou en Irlande.

– Ou au Pays de Galles, fis-je, pour faire tournoi des 5 nations. Je vous ai pas demandé de me suivre  et on peut repartir tout de suite si vous y tenez.

– Oh non je veux passer une journée à Londres ! ».

Fanny mit tout le monde d’accord et on reprit le train pour Londres. Elle espérait voir un concert d’Oasis au Royal Albert Hall, mais c’était complet. On avait donc refait les lieux touristiques, Hyde Park, Westminster, Saint-Paul, Leicester Square, Piccadilly Circus et jusqu’à la relève de la garde de Buckingham Palace. Des Français moyens à Londres, en été. De vrais blaireaux, « french badgers ».

Il ne nous restait plus qu’à repartir, car nos économies avaient fondu et il ne nous était plus possible de louer quelque chose dans Londres. Nous n’avions nulle envie de chercher une location dans une lointaine banlieue. De toute façon, le voyage était raté et tout le monde tirait la gueule pour diverses raisons. Seul Reginald avait l’air content de lui, draguant Fanny avec des airs de grand frère bienveillant capable de lui révéler les joies de l’existence. Françoise n’aimait pas du tout son petit jeu, et Josette encore moins. Son attitude ne me surprenait pas, lui qui avait toujours eu ce côté macho un peu lourdingue. « Une bite à la place du cerveau » avait un jour dit de lui sa sœur, et on commençait à se rendre compte à quel point elle avait raison.

Retour maussade toujours sous la pluie. On était le 7 juillet et, arrivés à Lille, on apprenait que quatre bombes avaient explosé dans les transports publics de Londres, dans des bus et dans des rames de métro à Liverpool Street et King’s Cross et dans un autobus à impériale à Edgware Road. La radio parlait de 50 morts et 700 blessés dont une vingtaine grièvement, bilan provisoire. On avait eu droit aux déclarations de Blair et de la Reine. La piste irlandaise était vite écartée au profit des suspects habituels ; quelques islamistes venus du Maroc, d’Égypte, de Syrie ou du Pakistan. On en saura pas beaucoup plus et, comme lot de consolation, Londres aura ses jeux olympiques pour 2012.

Rentrés chez nous, on s’était téléphonés sur l’air de « on l’a échappé belle ». C’est encore Reginald qui en faisait le plus dans ce registre :

« – T’imagines qu’on aurait pu sauter. Ça devient dingue ! On sait plus où aller pour échapper à ces malades, ces fanatiques…

Je lui coupais la parole sèchement, peu disposé à subir trop longtemps ses jérémiades :

– le mieux serait que tu restes chez toi à t’occuper de ton fils. Arrête de prendre tes vols low cost, Ryanair et tout ce qui s’ensuit. Ce sera bon pour ton empreinte carbone et ce sera excellent pour la planète ».

Il l’avait pris très mal et m’avait raccroché au nez. J’avais justement forcé un peu le trait pour qu’il puisse avoir précisément cette réaction qui me dispensait désormais de sa compagnie. Je regretterai Josette, mais pas lui, ni leur fils.

On avait fini par se reparler peu de temps après, les femmes ayant gardé un lien et il nous arrivait de faire du vélo en s’arrêtant boire des bières de garde sur la place des villages traversés. Il était toujours aussi superficiel et balayait les sujets d’actualité comme s’il avait eu France Info dans la tête en continu. Il m’avait proposé un autre voyage sur les traces de son chanteur favori – Robert Plant – à West Bromwich.

– « Tu sais, c’est la grande banlieue de Birmingham, dans les Midlands de l’ouest. Près de Wolverhampton.

– Oui je sais, il y a même un club de foot assez connu là-bas.

– Ah, tu vois, on peut y aller à deux si tu veux.

– Oh non, je veux justement éviter un tête à tête de plusieurs jours avec toi et puis, à la question « on s’encule ou on prend le train, j’ai toujours opté pour la première alternative ».

Cette fois ce fut la bonne. Sans un mot, il enfourcha son vélo et je ne le revis plus. Depuis le temps qu’il m’emmerdait, Reginald, avec son Led Zeppelin et ses histoires de cul. Fallait bien que ça explose un jour. Un jour où j’étais d’humeur chagrine.

Apprenant par sa fille que Reginald avait des vues sur elle, Françoise rompit définitivement avec Josette qui protestait de la haute conscience morale de son mari comme de l’inacceptable manque de confiance qu’il y avait à le suspecter. Si c’était comme ça… Autant en finir. Son degré de cocufiage était inversement proportionnel à sa lucidité.

Ainsi prirent fin deux belles amitiés. De chaudes et lumineuses amitiés qui devinrent plus pâles encore qu’une ombre blanche. Turned a whiter shade of pale. Air connu.

19 mai 2023

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