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NOTES DE LECTURE (53)

PIERRE-JEAN RÉMY – ORIENT EXPRESS – Albin Michel.

On connaît Pierre-Jean Rémy comme diplomate, ambassadeur, journaliste et écrivain. Un diplomate qui aurait bien voulu ressembler à ses illustres devanciers, les Paul Claudel, Valéry Larbaud, Pierre Loti, Paul Morand et autres grandes plumes au service de la France. Quai d’Orsay et Goncourt. Toutes proportions gardées.

Rémy nous propose six nouvelles basées sur six femmes (les titres sont des prénoms féminins) à qui il arrive des aventures politiques et amoureuses dans des trains de luxe. On pense à La madone des sleepings (Robert De Kobra) comme à certains romans d’Agatha Christie. Autant dire que cela ne pisse pas très loin, mais c’est distrayant et il y a quelques descriptions, de Venise notamment, intéressantes.

De Venise justement, le narrateur – Paul De Morlay – est un diplomate à la retraite que va rencontrer une jeune journaliste – Lise Bergaud – pour écrire un livre d’après ses confidences. Il a les traits d’un Jean D’Ormesson. Rémy nous ennuie parfois avec ses papotages d’enculés mondains et ses personnages jamais loin du cliché. Des gens au physique avantageux et à la noblesse d’âme chevillée au corps, jamais gênés côté argent, mais on n’insiste pas trop là-dessus. Les bank-notes ruissellent et les dépenses sont somptuaires.

C’est la petite histoire qui s’invite dans la grande, avec six histoires des années 1930, de Venise à Bucarest en passant par Genève et Vienne, qui constitue vraiment l’épicentre de ce petit monde où hommes d’affaire, diplomates, princesses, aristocrates et demi-mondaines roulent dans des trains de luxe. Le cuisinier, monsieur Paul, est rompu à toutes les exigences de la gastronomie, comme il se doit.

Inutile de résumer ces histoires qui n’ont qu’un intérêt limité. Des hommes valeureux qui s’éprennent de dames fulgurantes de beauté, ou parfois l’inverse. Dans chaque histoire se profile la seconde guerre mondiale et les malheurs à venir. On danse sur un volcan. C’est léger et un peu vain, même si ça se lit sans déplaisir et l’auteur impressionne surtout par sa vaste culture et la description des belles choses, en amateur d’opéra et de peinture italienne. On sent l’homme né avec une cuiller d’argent dans la bouche et qui a très tôt été frotté à la meilleure société.

À la fin de ces histoires, la jeune journaliste, visiblement amoureuse du narrateur, va devenir sa secrétaire, sans contrat bien entendu, la parole suffisant. Noblesse oblige.

Mais bon, n’est pas Proust qui veut. On a à faire à un bon faiseur, sans plus. Certains diront que c’est déjà ça. Pour les nostalgiques de la vieille Europe, des trains de luxe, des séducteurs à moustache lustrée et des beautés fatales aux yeux couleur pervenche. Un monde disparu où notre auteur a dû avoir son rond de serviette. Quel talent, Pierre-Jean ! Un génie, Rémy !

JACQUES LACARRIÈRE – L’ÉTÉ GREC – Plon.

Jacques Lacarrière, profil grec ? Photo wikipedia

Lacarrière est un helléniste distingué, au même titre qu’une Jacqueline De Romilly ou qu’une Barbara Cassin. Soit un spécialiste de la Grèce, celle d’hier, de l’antiquité. Mais sa passion pour cette culture concerne aussi la géographie du pays, ses îles et ses monts, comme toutes celles et ceux qui l’ont peuplé depuis la plus haute antiquité. La Grèce et les Grec-que-s.

J’ai le souvenir d’avoir écouté Lacarrière dans une émission de Claude Villers sur France Inter, qui parlait avec intelligence et pédagogie des mythes grecs et de ses philosophes. Dommage que cette passion ait parfois été récupérée par l’extrême-droite au motif qu’Athènes aurait été le berceau de l’occident (voir le GRECE des De Benoist et Cie à la fin des années 1970).

Mais laissons cela et revenons à Lacarrière. Il ne se décrit même pas comme un helléniste, même pas universitaire. Il ne mène pas d’études dans un champ particulier du savoir et il se définit comme un écrivain libertaire et amoureux de la Grèce, de sa géographie, de son histoire, de sa philosophie et surtout de ses mythes qu’il revisite ici en se rendant aussi bien à l’endroit où la pythie de Delphes rendait ses oracles que là où Oedipe est né.

Lacarrière est de ces écrivains voyageurs étonnants – pas consternants lui – et il marche des journées entières avec son sac à dos, dormant dans son sac de couchage. Il vit d’expédients, de la gentillesse des Grecs qu’il croise et de leur hospitalité, payant quand même son écho. Sa plume est belle, comme celle de Nicolas Bouvier, le Bouvier de  L’usage du monde, soit une belle écriture se rehaussant par un humour fin, la relation de faits étonnants et des détails cocasses. Un régal de lecture.

L’été grec est une compilation de textes, de récits de voyage et de notes prises depuis ses premiers voyages, en 1950. Le livre est sorti au milieu des années 1970 et des voyages en Grèce, Lacarrière en a tant fait. En fait, ce qui passionne Lacarrière, c’est d’établir des correspondances entre la Grèce antique et la Grèce actuelle, populaire ; cette Grèce pauvre et truculente qui a souffert entre invasions turques, russes ou européennes. Sans parler des invasions touristiques modernes.

La Grèce, pour Lacarrière, est au carrefour de l’Europe et de l’Asie et c’est en cela qu’elle est incontournable.

Le périple de Lacarrière commence avec les moines du mont Athos, les monastères, se poursuit avec la terre grecque des mythes et s’achève avec les îles, dont certaines sont microscopiques et abritent une seule famille. La Crète, bien sûr, est aussi au programme. lTout cela entremêlé de considérations ambitieuses sur la langue grecque, sa culture, ses écrivains, ses poètes. Grecs d’hier et d’aujourd’hui, ce qu’il appelle le miracle grec pour un État grec qui n’a connu que de courtes périodes dans l’histoire. Mais la Grèce de la diaspora est immense. La Grèce universelle est dans toutes les têtes. Un État… d’esprit.

Lacarrière finit par nous faire aimer ce pays. Certes pas comme il l’aime lui, mais on irait bien y faire un tour, histoire de voir. Pour ne rien gâter, la culture et l’érudition du bonhomme sont prodigieuses. Un intellectuel comme on n’en voit plus beaucoup, rompu aux humanités classiques.

Alors, entrons dans Lacarrière maintenant, sans attendre que nos aînés n’y soient plus.

JEAN-PIERRE CHABROL – LA GUEUSE – Plon / Presse Pocket

J’ai toujours eu une tendresse particulière pour Chabrol, grande gueule, gentil ours et excellent conteur. Il faisait partie de la bande à Fallet, ami des Brassens, Hardelet, Nucéra, Escaro, Aznavour, Carmet et tous ceux qui se réunissaient tous les étés à Jaligny (Allier) autour du grand René.

La Gueuse fait partie d’une trilogie où figurent également Les rebelles et L’embellie. Une trilogie qui couvre les années 30 vue d’un village cévenol. La Gueuse, c’est cette république que l’extrême-droite s’était promis d’étrangler.

Jean-Pierre Chabrol est un grand écrivain de littérature dite populaire (ce qui n’a rien pour moi de péjoratif) aujourd’hui bien oublié. Un conteur passionnant qu’on a pu entendre jadis à l’ORTF et sur les ondes du France Inter de la grande époque.

La gueuse, on l’a dit, fait donc partie d’une trilogie, autant dire une fresque politique, sociale et humaine, à la manière d’un Martin Du Gard ou d’un Aragon. Chabrol se propose de faire revivre les années 1930 à partir d’une chronique villageoise, d’un roman familial, jusqu’à des événements historiques tels que l’affaire Stavisky ou les émeutes fascistes du 6 février 1934. Viendra le Front Populaire, dans un autre volume.

À Clerguemort, on n’est pas loin des Monts Lozère, dans les Cévennes. Ici, on est mineur de père en fils et Chabrol dépeint bien ces solidarités de labeur, ces querelles de clocher et ces bisbilles politiques qui marquent des générations de villageois. Autant de personnages bien campés, tels le jeune Noël Tarrigues, qui passe du socialisme atavique au communisme, ou Morrail, maître mineur qui a épousé la fille du patron de la mine. Et des syndicalistes, des instituteurs, des femmes fortes…

Chabrol n’a pas son pareil pour décrire les petits riens qui font la vie du peuple. Les histoires d’amour, les querelles de familles, les joies simples et les solidarités, par-delà les préjugés.

Le roman a des connexions avec l’Allemagne nazie qui se profile à travers un personnage féminin – Luette – qui a suivi un chef d’orchestre hongrois à Hambourg.

Une partie du roman se déroule à Paris, en février 1934, où une vieille ganache de Clerguemort se mêle aux hordes fascistes. C’est autour d’un autre natif de Clerguemort – Cherchemidi – devenu écrivain-journaliste antifasciste, que se réunissent les Malraux, les Lagrange et Jean Guéhenno, entre autres. Autant d’intellectuels qui s’inquiètent de la montée du nazisme.

L’auteur insiste sur les solidarités ouvrières, l’école de la république, la dimension fédératrice du travail et la dignité conquise par les humbles, envers et contre tout.

On a là un gros roman touffu (500 pages) dont on peut parfois regretter le côté décousu et la multiplication de personnages qu’on retrouve de loin en loin sans toujours s’y retrouver.

Tel qu’il est, ce livre est toutefois un régal de style (on pense à son compère Fallet) et de truculence pour nous transporter des petites histoires façon Clochemerle à la grande, celle des événements politiques, des révolutions et des guerres. Chabrol est proche d’un auteur contemporain comme Gérard Mordillat qui œuvre sur le même registre, avec brio.

L’ai-je déjà faite celle-là ? En tout cas, je la réédite : il est fort Chabrol !

ALBERT CAMUS – CALIGULA / LE MALENTENDU – Gallimard / Le livre de poche.

C’est le Camus du cycle dit « de l’absurde », avec ces deux pièces de théâtre, Le mythe de Sisyphe (essai philosophique) et son grand roman, L’étranger, le tout entre 1942 et 1944, années de guerre et de résistance avant Saint-Germain Des Près et l’existentialisme, courant philosophique dont Camus n’aura de cesse de démentir son appartenance.

Caligula (petits pieds), l’empereur cruel et vaniteux qui prend place entre Tibère et Claude. Artaud avait fait un roman sur Héliogabale, l’anarchiste couronné. Camus s’empare de Caligula, autre anarchiste, à sa façon, qui pousse la logique jusqu’à l’absurde et, en lointain précurseur de Nietzsche, veut se démarquer de la morale bourgeoise, des conventions et des règles de vie.

Un personnage fascinant qui fait tuer les patriciens un à un (on dirait aujourd’hui les bourgeois) sous les prétextes les plus divers et est aimé du peuple, jusqu’à ce qu’il décide d’affamer Rome et de lever des impôts somptuaires ; politique suicidaire, mais le personnage est suicidaire dans sa soif d’absolu et sa volonté d’égaler les dieux, par-delà le bien et le mal, comme aurait dit l’autre.

Camus prend Caligula à la mort de sa sœur qui était aussi son amour. Il a erré dans les collines de Rome et revient assoiffé de sang et ivre de dégoût pour ces patriciens repus et conformistes qu’il déteste. Avec la complicité d’un ancien esclave affranchi par lui – Hélicon – il va faire régner l’injustice, le désordre, la folie et la haine. Il se transformera en Vénus pour une représentation mettant en scène les dieux qu’il défie et se voudra poète, comme Néron.

Caligula sera assassiné mais il dira qu’il est encore vivant, comme ses idées surhumaines de totale liberté et de complète amoralité. On retrouve Camus le philosophe, qui nous dit que l’hubris et l’absence d’empathie ne peuvent que mener à la folie et au meurtre, que la liberté absolue mène à la tyrannie et que rien n’est possible sans l’amour de l’autre et la compassion. Une belle leçon d’humanité.

Plus sombre encore est Le malentendu, où un homme ayant fait fortune quitte son pays d’adoption (on pense à l’Algérie pour Camus mais l’histoire lui aurait été inspirée par un fait divers concernant un Tchécoslovaque) pour retourner voir sa mère et sa sœur qui tiennent une auberge dans un village, en France. Une auberge rouge, où on détrousse les rares clients avant de les détrousser puis de les noyer.

Jan, l’homme en question, ne se présente pas comme le fils et mère comme fille ne le reconnaissent pas. Le malentendu réside tout entier dans cette absence de parole qui aurait tout éclairci. Il subit donc le sort des clients ordinaires et Martha, la fille, se dit qu’elle peut maintenant accéder à ses désirs quand la mère, qui a reconnu tardivement son fils, se suicide.

Jan laisse sa femme, Maria, restée au pays, seule et elle se rend à l’auberge pour constater sa disparition et demander des explications, si tant est qu’elles soient possibles. Martha avouera le meurtre et, loin de la consoler, la renverra à son désespoir et à l’absurdité de la situation. Maria demandera, à la fin, au personnage du vieux domestique (en fait une sorte de dieu muet) de l’aider mais il lui répond qu’il ne le fera pas. C’est Gérard Philipe qui tenait le rôle de Caligula, cet empereur qui était pourtant réputé pour sa laideur insigne.

Un voyage en absurdie qui a pour cadre une chambre d’hôtel et où Camus – loin d’être ce « philosophe pour classes terminales » dont se moquait Sartre – évoque ses thèmes de prédilection : la liberté de l’homme, la mort, la condition humaine, le suicide, le désespoir, l’amour ou la haine. C’est glaçant et captivant à la fois, du grand art, littéraire et dramaturgique. C’est Camus, le gamin pauvre d’Algérie devenu prix Nobel. Un écrivain de première ordre, un philosophe exigeant, un auteur dramatique passionnant et un journaliste dérangeant, comme il l’a prouvé en fondant Combat avec son ami Pascal Pia. Camus ou le contraire des idées reçues et des pantoufles dans la tête. De première, Albert !

30 août 2023

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