J’en avais terminé de mes allers et retours entre Tourcoing et Menin, m’étant installé à demeure.
Sorti de la clinique aux traitements miracles, tu avais été intercepté à la douane avec un numéro de Hara Kiri que je t’avais demandé d’amener de chez les parents. Le douanier qui t’avait interpellé avait l’air d’une poule ayant trouvé un porte-plume, s’interrogeant sur cette publication plusieurs fois interdite en France. J’intercédais en ta faveur.
Il t’arrivait de passer des week-ends avec nous, mais tu ne semblais pas y prendre un grand plaisir. Il te tardait de rentrer, las de tenir la chandelle pour un couple encore amoureux. L’étais-je vraiment ? Elle avait plutôt été comme une oasis dans mon désert affectif, mais elle m’aimait sûrement plus que je ne l’aimais. Tu nous suivais dans les bistrots et les restaurants que nous fréquentions, mais sans la moindre envie. C’était d’ailleurs ton problème, tu n’avais envie de rien et tout semblait t’ennuyer.
Je n’en continuais pas moins à jouer à saute-frontière, mes rares activités m’appelant toujours dans la métropole. « Bruxelles une capitale pour rire », avait dit Baudelaire sur la fin de sa vie. J’en avais autant à dire, au début, sur la Belgique. J’étais connu comme le loup blanc dans les deux douanes, françaises et belges, des douanes qui allaient disparaître avec l’acte unique européen. Oui, connu « comme le houblon », comme disait notre voisin. C’était un pensionné, un invalide blanc comme un linge qui avait été victime de saturnisme dans son usine. Sa femme, une grosse flamande aux formes généreuses, le faisait cocu hardiment et il le savait. Du temps où il était encore au travail, il avait à peine quitté la maison qu’un amant venait s’ébattre dans le lit conjugal encore chaud. Le couple avait une fille, une blonde pulpeuse aux magnifiques yeux d’émeraude habillée sexy, mais complètement amorphe et d’une blancheur cadavérique, comme déjà anémiée par atavisme. De l’autre côté, c’était un Portugais qui faisait des chantiers et battait sa femme comme plâtre, une pauvre fille qui se faisait faire des gosses presque tous les ans. À croire qu’ils se réconciliaient sur l’oreiller, et qu’ils se réconciliaient souvent. Il y avait aussi un routier polonais et son épouse alcoolique, une petite vieille acariâtre toujours dans son jardin et un pompier à la retraite et sa femme avec un fils qui semblait avoir les mêmes difficultés que toi à prendre son envol, à moins qu’il ne se soit déjà écrasé. Un postier lui aussi, employé à Courtrai, qu’on voyait revenir le soir en uniforme bleu-gris avec un cor de chasse sur la casquette. Les parents avaient bien pensé à Martha pour lui, partant qu’entre voisins il fallait bien s’entraider, mais elle avait vite décliné. Un pâté de maison où tout le monde cancanait et disait pis que pendre sur les autres, et je devais faire l’objet de bien des conversations malveillantes, le plus souvent en néerlandais. Le quartier s’appelait De Barakken, soit les baraques, tout un îlot détruit pendant la guerre et reconstruit en baraquements provisoires, en attendant d’en faire ces corons disgracieux, ces habitations ouvrières avec jardinet et véranda qu’on appelait ici coach. Au coin, il y avait une ferme avec des paons qu’on entendait l’été. Léon, léon !
Les parents de Martha vivaient dans le patelin voisin mais de l’autre côté de la frontière. J’avais dû faire leur connaissance, comme il se devait pour quelqu’un qui fréquentait leur fille. Ils étaient très âgés et je comprenais maintenant ses allusions à ce qu’elle était une « enfant de vieux », à savoir non désirée. Lui avait été un sculpteur sur bois, prix de Rome s’il vous plaît, et il s’occupait encore à de menus travaux qui lui valaient un petit revenu en complément de sa retraite. Elle était une vieille paysanne flamande avare, méfiante et mesquine. Ils avaient en commun une bêtise crasse et une absence totale d’affection vis à vis de leur fille, ce qui expliquait bien des choses du côté de son anxiété permanente et de son incapacité à se stabiliser dans une relation affective. La fille et les parents passaient le plus clair de leur temps à s’engueuler sous divers prétextes, et chacun semblait presser de reparaître sur le ring que constituait le salon de leur triste maison dans ce qu’on avait appelé au temps du front populaire Halluin-la-rouge. Paul Nizan y faisait allusion dans La conspiration, comme d’un baromètre de la contestation ouvrière. Les choses avaient bien changé.
Elle me présenta aussi à la famille élargie, ses cousins et cousines, ses oncles et tantes. Elle était fille unique et la liste s’arrêtait à quelques personnes toutes plus inintéressantes les unes que les autres. Les plus proches parents étaient ce couple, lui un peintre du dimanche fascisant et hypocondriaque que j’avais surnommé Hitler et elle une mondaine qui tenait un magasin de lingerie fine dans la rue principale. Je les détestais d’instinct, sans même les connaître, et l’antipathie était réciproque. À part eux, une hommasse ouvertement homosexuelle, moche comme un pou, qui tenait un magasin de vêtements de travail à quelques encablures de la mercerie. Elle vivait avec une petite minette qui lui était toute dévouée. Je ne tenais pas à en connaître d’avantage. Heureusement, elle était marraine du gamin d’une famille du côté de son ancien mari et elle n’avait pas coupé les ponts. Un couple sympathique qui m’avait accueilli à bras ouverts et ça changeait un peu de l’hostilité diffuse de sa famille à elle.
Toi tu ne les connaissais pas, et d’ailleurs ils t’auraient mal jugé, en gibier de cliniques psychiatriques, sans travail, sans biens et sans progéniture. Ces gens-là ne vivaient que pour leur confort, leur maison et leur voiture avec, autant que possible, des tas de gosses pour montrer aux autres qu’ils savaient en faire et surtout pour laisser des traces de leur passage en ce bas monde. Toute la Belgique m’apparaissait comme un immense champ de maïs avec un roi débile flottant en surplomb, perdu dans les cieux gris. Je finissais par détester ce pays qui m’avait pourtant accueilli, et je m’amusais avec une pointe de sadisme des dessins de Kamagurka paraissant sous le titre « Le monde fantastiques des Belges ». « Le Flamand est travailleur et âpre au gain », m’avait dit une fois mon professeur de droit au lycée, avocat et lui-même échevin à Mouscron. J’avais vite appris qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à en dire.
On avait très vite eu des scènes. Elle me prêtait des aventures et d’éternelles tromperies. J’aurais eu des maîtresses à mon travail, d’autres que j’avais connues à Paris et que je revoyais de loin en loin, d’autres encore ici même qui me lançaient des regards enamourés dans la rue. Elle n’était pas dupe, et je la détrompais sans jamais la convaincre. Elle avait besoin de jouer ce rôle de martyr sacrifiée à la concupiscence du mâle et, pour un peu, la vraie déception aurait plutôt été l’absence totale de soupçons. S’imaginer que je pouvais plaire à d’autres femmes ne faisait qu’augmenter ma valeur auprès d’elle. C’est en tout cas ce que j’avais fini par comprendre, même si elle aurait trouvé mon raisonnement absurde. Elle me disait que pour ma peine, elle n’hésiterait pas à s’envoyer le premier qui lui ferait des avances. J’en venais à le souhaiter, en espérant que ses coucheries hypothétiques en viendraient à desserrer l’étreinte.
L’honneur et le profit. Je finis par lui donner raison en entretenant une courte liaison avec une collègue à elle, une femme légère et sensuelle qui se prétendait son amie. Elle nous avait invités un soir et s’était mise à me témoigner toutes ses attentions en me faisant du pied et en m’embrassant à pleine bouche à la sortie, profitant d’un moment d’inattention de Martha. On s’était revus chez elle et elle m’avait sorti le grand jeu, avec dessous chics et manières de tigresse. J’avais trouvé ça d’un ridicule achevé au début mais les privautés érotiques qu’elle m’avait consenties faisaient vite de moi un amant comblé. Malgré son insistance à recommencer ces exercices voluptueux, je ne donnais pas suite et elle avait envoyé, par vengeance, des articles de sex-shop qui étaient censés mettre la puce à l’oreille de Martha. Une bonne copine, vraiment.
Je revoyais encore Léon et Maria. Je travaillais toujours avec lui et son amitié me faisait beaucoup de bien. Avec lui et Maria, on sortait parfois le soir et j’avais fait la connaissance de leurs amis, un couple sympathique. Lui était un étudiant plutôt discret, chevelu et barbu, qui partait d’un grand rire en chasse d’eau à chacune de mes plaisanteries quand elle travaillait comme infirmière dans un hôpital public. Une belle fille fragile psychologiquement qui allait se suicider quelques années plus tard.
Tu vois, et je sais qu’il t’en faudrait beaucoup plus pour te consoler, des drames couvaient dans chaque intérieur et tu n’étais pas seul à souffrir. Même si chacun d’entre vous devait penser sa souffrance comme unique. Après tout, c’était là votre seul motif de fierté.
Je voyais toujours ch’Martin, comme il se dénommait lui-même pour souligner ses origines du Pas-De-Calais. J’avais appris que le ch’ du Nord équivalait au Ché sud-américain. Ainsi, Ché Guevara voulait dire ch’Guevara, manière affectueuse de le désigner. Il menait de brillantes études de biologie tout en travaillant l’été pour une entreprise de chimie locale. Il avait tout plaqué pour repartir à zéro et j’admirais son courage et sa détermination. Il avait un appartement à Lille, et on allait souvent au cinéma. Il tenait à compartimenter sa vie, et j’avais du mal à lui faire connaître Léon et Maria, même s’il connaissait Martha. J’avais eu l’idée de nous réunir dans un restaurant gastronomique, mais il n’avait pas desserré les dents de tout le repas, quittant la table avant la fin des agapes. Il s’était senti piégé et c’était bien dans ses manières d’ours mal léché préférant sa solitude à tout commerce imposé avec les autres, celles et ceux qu’il n’avait pas forcément envie de connaître. L’ours Martin.
J’avais aussi fait la connaissance de Michèle, la femme de Gaston Criel, le poète. Elle travaillait elle aussi à la Cosmodémoniaque et m’avait invité à le revoir. Elle était beaucoup plus jeune que lui mais c’était son grand homme, et il m’avait revu sans déplaisir, se souvenant vaguement de moi. Cela faisait maintenant près de trois ans que je l’avais vu en faction dans son bar, et il avait vieilli. Il n’écrivait plus et se plaignait de sa santé, travaillant à une exposition autour de ses œuvres. La mairie de Lille l’avait encouragé dans ce projet, et il réunissait tous les documents possibles pour donner consistance à l’événement. Je lui enverrai plus tard mes manuscrits, mais je n’aurai pas de nouvelles.
Jacques venait parfois passer un week-end à la maison, et on essayait de faire coïncider ses visites avec des concerts dans la région. On manquait rarement Torhout, le festival, début juillet, et parfois des concerts à Courtrai ou à Gand. Toujours parisien, il se demandait comment j’avais pu m’enterrer dans ce coin de Belgique, lui le fils de la campagne qui s’était efforcé de quitter son milieu. Il était toujours habillé avec recherche et détonnait dans les rues de la ville, là où la moindre originalité vestimentaire témoignait d’une volonté de provocation. Le soir, c’était des bistrots de jeunes où on écoutait Bruce Springsteen, les Ramones ou Patti Smith en sifflant des bières de garde qu’il appréciait modérément. Il était venu une fois avec Eve, qui s’était ennuyée sans chercher à le cacher. La Belgique n’était pas leur endroit favori.
Martha avait fini par décrocher son permis de conduire, après plusieurs essais infructueux. On pouvait faire du tourisme le week-end, d’abord dans les environs où pas un lac ou un mont ne nous étaient inconnus, puis un peu plus loin, du côté d’Ypres, des Monts de Flandres et de la côte. Lorsque le temps ne se prêtait pas aux parties de campagne ou à la mer, c’était de la flânerie en ville, à Tournai, à Courtrai, à Bruges ou à Gand où on voyait des filles en vitrine entre deux béguinages. Un mélange pas très subtil du catholicisme le plus rigoureux avec les instincts les moins nobles. Dans les villes, les hommes ressemblaient à des hommes d’affaire adipeux le cigare à la bouche, et les femmes à des héroïnes de feuilletons américains du genre Dallas, souvent desblondes peroxydées maquillées comme des starlettes et habillées de satin, de soie et de fourrures. Des bourgeoises souvent désœuvrées qui dépensaient sans compter l’argent de leurs maris dans des boutiques de luxe faites exprès pour elles. La Flandre était riche, quand la Wallonie s’enfonçait dans la désindustrialisation et le chômage. Juste retour des choses, disait-on, en souvenir des temps où les Flamands devaient quitter leurs terres pour s’engager dans les usines textiles et où les Wallons prospéraient grâce à leurs industries. Deux communautés qui se détestaient copieusement, les uns accusant les autres de paresse, de parasitisme et de trop regarder vers la France ; les autres accusant les uns d’avoir été des collaborateurs et d’être toujours des culs bénis réactionnaires. Le plus clair des actualités était consacré à des incidents dans des enclaves wallonnes en Flandre, ou flamandes en Wallonie. Martha en tenait pour les Wallons quand ses voisins étaient solidaires des Flamands. Moi, j’étais français, par la grâce de dieu. « Ik ben von Frankrijk », aurais-je pu leur dire, moi qui causait trois mots de néerlandais malgré des cours organisés par la mairie à destination des expatriés.
Toi tu avais quitté ta clinique pour retourner à la maison tout en restant en relation avec un hôpital de jour où tu suivais des thérapies et où on te prodiguait tes médicaments. Tu avais même fait la connaissance de quelques compagnons d’infortune avec qui il t’arrivait de prendre un pot. Quelques femmes aussi, mais tu n’osais pas entretenir avec elles de relations suivies. Chat échaudé… Toujours ta Marie-Claude en tête, ton grand amour avec qui tu n’avais pourtant pas été plus loin que quelques embrassades et quelques caresses. Mais cela avait suffi à combler ton romantisme et à imaginer le reste. Tu ne cherchais pas de satisfactions d’ordre charnel ou sexuel, tu voulais le grand amour, même sans que les corps exultent. Une sorte de communion des âmes, absolue et éternelle. Quelque chose de presque mystique, de religieux en tout cas.
Notre frère aîné et sa femme, enceinte, avaient décidé de t’emmener avec eux pour une semaine au Pays De Galles. Vous étiez en camping-car du côté de Swansea et c’est sa femme, une Bretonne, qui avait tenu à faire le voyage. Elle voulait faire toutes les contrées de ses soi-disant ancêtres celtes : de l’Écosse à la Galice en passant évidemment par l’Irlande et le Pays De Galles.
C’est là, m’a-t-on appris, que tu fis ta première crise d’épilepsie. Là où les électronarcoses étaient censés les provoquer, tu en faisais une naturellement, pendant tes rares vacances. Probablement par excès de neuroleptiques, mais l’incident avait donné lieu à un rapatriement, par principe de précaution. Tu n’auras plus jamais à subir le haut mal, et ce sera ta première et unique crise. Disons que cela tombait mal, mais ces choses-là tombent rarement bien.
Après une saison calamiteuse, le Stade de Reims descendait cette année en deuxième division, après 10 années dans l’élite avec les meilleurs buteurs du championnat, les Argentins Onnis, Santamaria ou Bianchi. Cela avait contribué à obscurcir mon humeur et Martha ne comprenait pas comment on pouvait conditionner ses joies et ses peines à l’aune des revers ou des succès d’un club de football. C’était pour elle un mystère qu’elle ne cherchait pas à éclaircir, même si je bredouillais des banalités sur une passion d’enfance, des souvenirs en rouge et blanc et une mémoire fantasmée des épopées rémoises. Je restais incompris.
On avait passé nos premières vacances au bord du lac de Géradmer, dans les Vosges. Deux semaines tranquilles dans un hôtel tous frais payés. En train, on s’était arrêtés à Laveline-Devant-Bruyères, un village qui allait devenir célèbre avec l’affaire du petit Grégory. Une trêve loin de toi, mais je ne t’oubliais pas.
Tu ne tardais d’ailleurs pas à te rappeler à mon souvenir car, à peine étions-nous rentrés, que tu étais interné en hôpital psychiatrique, à la suite d’une dispute avec le paternel qui s’était senti agressé et ne se sentait plus en sécurité chez lui.
Ce soir-là, j’étais là et je peux raconter ce qui restera les pires heures de ma vie. Et aussi de la tienne, je présume. De cela je n’étais pas certain car tu en connaîtras d’autres.