Le site de Didier Delinotte se charge

KLEE DES SONGES

L’île engloutie, de Paul Klee. Ou comment peindre l’Atlantide avec un regard d’enfant.

Klee, une exposition au LAM de Villeneuve d’Ascq qu’une amie de bon conseil m’avait invité à aller voir. Je ne connaissais pas grand-chose de Paul Klee (prononcer Klé et non Kli, il est Allemand et pas Anglo-saxon), et j’en ai pris plein les mirettes. Un enchanteur dont le langage pictural confine à l’universel et à l’infini. En parler est difficile, tant son génie a quelque chose d’insaisissable et tant notre connaissance des arts plastiques a tout de limitée. Allez tant pis, on s’y risque, ne serait-ce que pour essayer de communiquer l’enthousiasme.

Pour l’état civil, Paul Klee est né près de Berne, en 1879. Il a participé à plusieurs aventures artistiques dont l’expressionnisme allemand et le Bauhaus. Mais il aurait pu aussi bien être associé au dadaïsme ou au surréalisme, tant les histoires d’école ne semblent pas le concerner.

Pour préciser, il a appartenu au courant expressionniste allemand mais de son côté lumineux et solaire, celui de Munich, par opposition à son pendant sombre et torturé de l’école de Dresde. Klee est un maître de l’abstraction, avec le Russe Vladimir Kandinsky et le Néerlandais Piet Mondrian ; un courant auquel on peut rattacher Robert Delaunay, Arthur Bove ou Otto Freundlich, mais on va arrêter là l’énumération des peintres et des courants artistiques tant l’œuvre de Klee se situe bien au-delà de toutes les chapelles, au-delà de toutes les écoles.

Il faut quand même garder en tête cette trilogie Kandinsky – Mondrian – Klee, les trois cavaliers de la peinture moderne et de l’abstraction. Le terme de cavalier est adéquat, puisque Klee et Kandinsky seront les principaux artistes du courant expressionniste dit Blaue Reiter (le Cavalier bleu), version moins austère, on l’a dit, que le Brücke (le Pont) de Dresde. Kandinsky sera d’ailleurs exclu du groupe expressionniste en 1911, quand on lui aura refusé une toile pour la troisième exposition du NKVM, la nouvelle association des artistes munichois, d’où la rupture. « Nous aimions tous les deux le bleu, Marc aimait les chevaux, moi les cavaliers », dit Klee. Tous les deux, c’est lui et Franz Marc, un artiste allemand qui sera un pilier de l’expressionnisme.

Mais, encore une fois, il ne faut pas s’attarder sur les écoles et les courants quand on évoque Klee. Qu’on sache seulement qu’il a été ensuite secrétaire et enseignant du Bauhaus de Weimar, fondé par Alfred Gropius, qu’il a vendu ses premières toiles pendant la première guerre mondiale et qu’il a été professeur à l’académie des beaux-arts de Düsseldorf dont il fut chassé par les nazis en 1933, accusé de faire la promotion de « l’art dégénéré », comme de nombreux musiciens, plasticiens et écrivains allemands. C’est à prendre comme un compliment, mieux, une distinction et un honneur.

Il n’a plus qu’à s’exiler dans sa Suisse natale en 1934, en quête d’une naturalisation (il est Allemand car de père allemand) qu’il n’obtiendra que peu de temps avant sa mort, en 1940. Voilà pour les repères biographiques, mais l’essentiel n’est pas là.

L’essentiel est dans ces tableaux qu’on peut voir, disons plutôt admirer, à l’exposition du LAM. D’un strict point de vue quantitatif, on nous informe que Klee a produit un millier d’œuvres en une seule année, en 1934. Si l’on tient compte d’une longue carrière artistique qui aura duré une quarantaine d’années, un simple calcul nous fait estimer l’ensemble de son œuvre à environ 40000 pièces, ce qui représente déjà une prouesse.

Il faut dire que Klee peint comme on mange, comme on boit ou comme on dort ; le pinceau ou le crayon toujours actif pour croquer des personnages ou faire des gribouillis confus auxquels il donne sens et intérêt par un geste artistique dont il a le secret. On entend déjà les beaufs et les contempteurs de la modernité qui diront qu’ils en feraient autant, sauf que ces messieurs Prudhommes n’auraient pas le millième de l’imagination et du savoir-faire d’un Klee.

Que ce soient ses dessins, ses esquisses, ses croquis et ses toiles plus élaborées, on reste pantois devant les superbes expressions d’un talent multiforme.

D’un talent ? Peut-être peut-on parler de génie en ce qui le concerne, tant il réussit à transcender l’art pictural et à faire émerger des formes qui semblent sorties de l’aurore de l’humanité et de l’univers entier, de tous les temps et de toutes les époques.

Le concept d’inconscient collectif cher à Jung semble avoir été inventé pour lui, tant on a l’impression que rien de ce qui touche l’humanité et ses expressions artistiques de toute éternité ne lui est étranger.

Klee est souvent rapproché de l’art primitif, de l’art naïf des enfants ou encore de l’art brut, l’art des fous dont son compatriote bernois Adolf Wölfli sera le principal représentant. On ne parlera pas de chef de file pour quelqu’un qui aura passé sa vie en établissement psychiatrique, ses peintures étranges servant d’exutoire à sa folie.

Des enfants, des fous et des primitifs, l’art de Klee semble réunir toutes les fulgurances pour les assembler, les composer et en faire quelque chose d’unique, de transcendant. Il est tout empreint de spiritualité, de mysticisme, et ce n’est pas pour rien qu’un philosophe des religions comme le Roumain Mircea Eliade a pu y faire son miel, lui qui parlait au sujet de Klee « d’unique création du monde moderne occidental ». Et c’est vrai que sa peinture est à la fois spirituelle et intuitive, avec ce regard enfantin qui lui fait éviter toute approche pontifiante.

Un regard d’enfant dans la candeur, la bonté et la drôlerie, car Klee est aussi un poète plein d’humour et de tendresse. Pas du tout un humour où nichent l’ironie et encore moins le cynisme, mais un humour bon enfant, presque au premier degré, compatissant et fraternel.

Car on se dit en même temps que Klee a dû être un monsieur délectable, et qu’on aurait aimé être son contemporain, et encore plus le connaître, avec ses réserves d’amitié, d’humanité et de poésie.

À quoi bon citer une œuvre plutôt qu’une autre, tant tout ce qu’on voit semble se valoir, accroche le regard et force l’admiration. On retiendra en particulier cette « Île engloutie », vision que le peintre a eu du continent enfoui évoqué par Platon et les philosophes grecs, l’Atlantide.

C’est tout à fait le genre de région mystérieuse où Klee nous emmène, derrière les choses, derrière les mots, derrière les gens, et tout le désigne (comme aurait dit Breton en parlant de Jonathan Swift, précurseur de l’humour noir) comme un précurseur du surréalisme au même titre que Lautréamont, Apollinaire, Alfred Jarry, Sade ou Lewis Carroll. Soit quelqu’un qui a su voir l’envers de la création, et on peut aussi le comparer à un Max Ernst ou à un Juan Miro. Mais à quoi bon le comparer, tant il est unique.

« C’est là que je suis devenu peintre », dira-t-il après un séjour en Tunisie où il aura été éclaboussé de lumières. Son intérêt pour Lascaux, les dessins de la préhistoire ou les hiéroglyphes partent du même engouement pour tout ce qui a pu être à l’origine de l’expression graphique humaine.

De tout temps et de tous lieux, a-t-on dit, mais on pourrait dire aussi que Klee mélange allégrement le minéral, le végétal, l’animal et l’humain dans un tout vertigineux qu’il coordonne en démiurge insolent et roué.

« Un enfant aurait pu en faire autant », voilà ce que Klee a souvent entendu de par des messieurs respectables au sujet de ses œuvres. Aussi stupide et absurde que le célèbre trait d’esprit de Groucho Marx à qui on disait qu’un enfant de 5 ans pourrait comprendre : « qu’on aille me chercher un enfant de 5 ans !». Blague à part, Klee aura dû lutter toute sa vie contre cette forme souveraine de mépris et de suffisance que voudrait imposer la bêtise à front de taureau .

Notre homme sait aussi écrire, et on parcourt l’exposition en s’arrêtant sur ses écrits, ses interviews ou ses textes divers où, loin de se justifier auprès des béotiens, il parle merveilleusement de son art et en situe les origines et les influences, s’appuyant toujours sur le triptyque sacré des enfants, des fous et des peuples primitifs.

On regrettera simplement l’absence de références à la musique dans cette exposition, tant il y aurait des choses à dire et des rapprochements à faire avec des musiciens de l’école de Vienne et de la musique dodécaphonique, Alban Berg ou Arnold Schoenberg. Soit une forme d’abstraction en musique qui fait écho à l’abstraction picturale.

Mais telle qu’elle est, l’exposition est très bien faite, avec un savant mélange d’art, de didactisme et de pédagogie et une façon subtile de tout replacer dans le contexte de l’époque, avec des panneaux toujours intéressants et une chronologie serrée.

On peut prolonger l’éblouissement avec la visite des collections permanentes, et notamment celle consacrée à l’art brut, mais c’est une autre histoire.

Paul Klee – Entre mondes – LAM de Villeneuve d’Ascq (c’était jusqu’au dimanche 27 février).

27 février 2022

.

Klee, une exposition au LAM de Villeneuve d’Ascq qu’une amie de bon conseil m’avait invité à aller voir. Je ne connaissais pas grand-chose de Paul Klee (prononcer Klé et non Kli, il est Allemand et pas Anglo-saxon), et j’en ai pris plein les mirettes. Un enchanteur dont le langage pictural confine à l’universel et à l’infini. En parler est difficile, tant son génie a quelque chose d’insaisissable et tant notre connaissance des arts plastiques a tout de limitée. Allez tant pis, on s’y risque, ne serait-ce que pour essayer de communiquer l’enthousiasme.

Pour l’état civil, Paul Klee est né près de Berne, en 1879. Il a participé à plusieurs aventures artistiques dont l’expressionnisme allemand et le Bauhaus. Mais il aurait pu aussi bien être associé au dadaïsme ou au surréalisme, tant les histoires d’école ne semblent pas le concerner.

Pour préciser, il a appartenu au courant expressionniste allemand mais de son côté lumineux et solaire, celui de Munich, par opposition à son pendant sombre et torturé de l’école de Dresde. Klee est un maître de l’abstraction, avec le Russe Vladimir Kandinsky et le Néerlandais Piet Mondrian ; un courant auquel on peut rattacher Robert Delaunay, Arthur Bove ou Otto Freundlich, mais on va arrêter là l’énumération des peintres et des courants artistiques tant l’œuvre de Klee se situe bien au-delà de toutes les chapelles, au-delà de toutes les écoles.

Il faut quand même garder en tête cette trilogie Kandinsky – Mondrian – Klee, les trois cavaliers de la peinture moderne et de l’abstraction. Le terme de cavalier est adéquat, puisque Klee et Kandinsky seront les principaux artistes du courant expressionniste dit Blaue Reiter (le Cavalier bleu), version moins austère, on l’a dit, que le Brücke (le Pont) de Dresde. Kandinsky sera d’ailleurs exclu du groupe expressionniste en 1911, quand on lui aura refusé une toile pour la troisième exposition du NKVM, la nouvelle association des artistes munichois, d’où la rupture. « Nous aimions tous les deux le bleu, Marc aimait les chevaux, moi les cavaliers », dit Klee. Tous les deux, c’est lui et Franz Marc, un artiste allemand qui sera un pilier de l’expressionnisme.

Mais, encore une fois, il ne faut pas s’attarder sur les écoles et les courants quand on évoque Klee. Qu’on sache seulement qu’il a été ensuite secrétaire et enseignant du Bauhaus de Weimar, fondé par Alfred Gropius, qu’il a vendu ses premières toiles pendant la première guerre mondiale et qu’il a été professeur à l’académie des beaux-arts de Düsseldorf dont il fut chassé par les nazis en 1933, accusé de faire la promotion de « l’art dégénéré », comme de nombreux musiciens, plasticiens et écrivains allemands. C’est à prendre comme un compliment, mieux, une distinction et un honneur.

Il n’a plus qu’à s’exiler dans sa Suisse natale en 1934, en quête d’une naturalisation (il est Allemand car de père allemand) qu’il n’obtiendra que peu de temps avant sa mort, en 1940. Voilà pour les repères biographiques, mais l’essentiel n’est pas là.

L’essentiel est dans ces tableaux qu’on peut voir, disons plutôt admirer, à l’exposition du LAM. D’un strict point de vue quantitatif, on nous informe que Klee a produit un millier d’œuvres en une seule année, en 1934. Si l’on tient compte d’une longue carrière artistique qui aura duré une quarantaine d’années, un simple calcul nous fait estimer l’ensemble de son œuvre à environ 40000 pièces, ce qui représente déjà une prouesse.

Il faut dire que Klee peint comme on mange, comme on boit ou comme on dort ; le pinceau ou le crayon toujours actif pour croquer des personnages ou faire des gribouillis confus auxquels il donne sens et intérêt par un geste artistique dont il a le secret. On entend déjà les beaufs et les contempteurs de la modernité qui diront qu’ils en feraient autant, sauf que ces messieurs Prudhommes n’auraient pas le millième de l’imagination et du savoir-faire d’un Klee.

Que ce soient ses dessins, ses esquisses, ses croquis et ses toiles plus élaborées, on reste pantois devant les superbes expressions d’un talent multiforme.

D’un talent ? Peut-être peut-on parler de génie en ce qui le concerne, tant il réussit à transcender l’art pictural et à faire émerger des formes qui semblent sorties de l’aurore de l’humanité et de l’univers entier, de tous les temps et de toutes les époques.

Le concept d’inconscient collectif cher à Jung semble avoir été inventé pour lui, tant on a l’impression que rien de ce qui touche l’humanité et ses expressions artistiques de toute éternité ne lui est étranger.

Klee est souvent rapproché de l’art primitif, de l’art naïf des enfants ou encore de l’art brut, l’art des fous dont son compatriote bernois Adolf Wölfli sera le principal représentant. On ne parlera pas de chef de file pour quelqu’un qui aura passé sa vie en établissement psychiatrique, ses peintures étranges servant d’exutoire à sa folie.

Des enfants, des fous et des primitifs, l’art de Klee semble réunir toutes les fulgurances pour les assembler, les composer et en faire quelque chose d’unique, de transcendant. Il est tout empreint de spiritualité, de mysticisme, et ce n’est pas pour rien qu’un philosophe des religions comme le Roumain Mircea Eliade a pu y faire son miel, lui qui parlait au sujet de Klee « d’unique création du monde moderne occidental ». Et c’est vrai que sa peinture est à la fois spirituelle et intuitive, avec ce regard enfantin qui lui fait éviter toute approche pontifiante.

Un regard d’enfant dans la candeur, la bonté et la drôlerie, car Klee est aussi un poète plein d’humour et de tendresse. Pas du tout un humour où nichent l’ironie et encore moins le cynisme, mais un humour bon enfant, presque au premier degré, compatissant et fraternel.

Car on se dit en même temps que Klee a dû être un monsieur délectable, et qu’on aurait aimé être son contemporain, et encore plus le connaître, avec ses réserves d’amitié, d’humanité et de poésie.

À quoi bon citer une œuvre plutôt qu’une autre, tant tout ce qu’on voit semble se valoir, accroche le regard et force l’admiration. On retiendra en particulier cette « Île engloutie », vision que le peintre a eu du continent enfoui évoqué par Platon et les philosophes grecs, l’Atlantide.

C’est tout à fait le genre de région mystérieuse où Klee nous emmène, derrière les choses, derrière les mots, derrière les gens, et tout le désigne (comme aurait dit Breton en parlant de Jonathan Swift, précurseur de l’humour noir) comme un précurseur du surréalisme au même titre que Lautréamont, Apollinaire, Alfred Jarry, Sade ou Lewis Carroll. Soit quelqu’un qui a su voir l’envers de la création, et on peut aussi le comparer à un Max Ernst ou à un Juan Miro. Mais à quoi bon le comparer, tant il est unique.

« C’est là que je suis devenu peintre », dira-t-il après un séjour en Tunisie où il aura été éclaboussé de lumières. Son intérêt pour Lascaux, les dessins de la préhistoire ou les hiéroglyphes partent du même engouement pour tout ce qui a pu être à l’origine de l’expression graphique humaine.

De tout temps et de tous lieux, a-t-on dit, mais on pourrait dire aussi que Klee mélange allégrement le minéral, le végétal, l’animal et l’humain dans un tout vertigineux qu’il coordonne en démiurge insolent et roué.

« Un enfant aurait pu en faire autant », voilà ce que Klee a souvent entendu de par des messieurs respectables au sujet de ses œuvres. Aussi stupide et absurde que le célèbre trait d’esprit de Groucho Marx à qui on disait qu’un enfant de 5 ans pourrait comprendre : « qu’on aille me chercher un enfant de 5 ans !». Blague à part, Klee aura dû lutter toute sa vie contre cette forme souveraine de mépris et de suffisance que voudrait imposer la bêtise à front de taureau .

Notre homme sait aussi écrire, et on parcourt l’exposition en s’arrêtant sur ses écrits, ses interviews ou ses textes divers où, loin de se justifier auprès des béotiens, il parle merveilleusement de son art et en situe les origines et les influences, s’appuyant toujours sur le triptyque sacré des enfants, des fous et des peuples primitifs.

On regrettera simplement l’absence de références à la musique dans cette exposition, tant il y aurait des choses à dire et des rapprochements à faire avec des musiciens de l’école de Vienne et de la musique dodécaphonique, Alban Berg ou Arnold Schoenberg. Soit une forme d’abstraction en musique qui fait écho à l’abstraction picturale.

Mais telle qu’elle est, l’exposition est très bien faite, avec un savant mélange d’art, de didactisme et de pédagogie et une façon subtile de tout replacer dans le contexte de l’époque, avec des panneaux toujours intéressants et une chronologie serrée.

On peut prolonger l’éblouissement avec la visite des collections permanentes, et notamment celle consacrée à l’art brut, mais c’est une autre histoire.

Paul Klee – Entre mondes – LAM de Villeneuve d’Ascq (c’était jusqu’au dimanche 27 février).

27 février 2022

.

Comments:

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Catégories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Posts en lien