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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL. 3

AMSTERDAM

La Melkweg, ou la laiterie illuminée. Plus de lait mais encore de la poudre.

C’est ma copine qui nous avait conduit jusqu’à Courtrai, David et moi. De là, on avait sauté dans un train pour Anvers direction Rotterdam et, passé le port d’Anvers, on longeait la mer du Nord et on voyait de gares en gares les noms des premières villes des Pays-Bas traversées : Haarlem, Den Haag et maintenant Amsterdam où on n’avait plus qu’à descendre.

Dans le train, on avait lutiné une belle fille qui était avec son copain, lequel nous avait pris pour des Belges. « Tu vois bien qu’ils sont français », l’avait rabroué Ingrid, la fille en question native, elle, de Charleroi. C’était pourtant pas dans mes habitudes, mais j’avais fait le mariole et jouer les dragueurs en lui parlant des zèbres de Charleroi, l’équipe de foot aux maillots rayés noirs et blancs, de Spirou et de l’école de bande dessinée de Marcinelle, du charbon et des mines… Tout ce qui me passait par la tête. Elle m’écoutait en marquant son intérêt par des petits sourires effrontés face à son copain qui se rembrunissait à mesure que la conversation avançait. David lui avait demandé comment, sans qu’on ait parlé, elle avait su qu’on était français. « Une certaine classe, un certain style », avait-elle répondu, ce qui nous était apparu comme un encouragement. D’autant qu’elle était plus que mignonne, Ingrid, avec de longs cheveux blonds, un petit nez retroussé et des yeux d’un vert délavé qui lui donnaient des airs de la chanteuse Jackie De Shannon, dont j’étais secrètement amoureux. Et le ramage valait bien le plumage, avec une sorte de bustier rouge qui laissait voir son nombril, une jupe droite, des collants noirs et des talons aiguille. Le phénix des hôtesses de ce train, pour continuer à faire du mauvais La Fontaine.

Notre petit marivaudage ne mena à rien et on se sépara sur un échange de bises alors que le couple cinglait vers Rotterdam. On était sur le quai de la gare en lui faisant des signes de la main, au grand dam du boy-friend qui devait commencer à se demander s’il avait misé sur le bon cheval. Nonobstant le poids de nos valises, on avait enfourché l’une de ces bicyclettes blanches – véhicule du temps des provos et des kabooters – encore laissées à la disposition du chaland qui passe. On s’était arrangés pour fixer nos sacs sur le porte-bagage et on avait fait un tour en ville, pas vraiment taillés pour la course avec nos pardessus, nos vestes cintrées et nos boots pointues.

On cherchait un hôtel pas cher et on allait frapper à toutes les portes des établissements susceptibles de nous héberger, le long des canaux. C’était à chaque fois des prix prohibitifs et, de guerre lasse, un portier d’hôtel nous avait conseillé d’aller voir à l’auberge de jeunesse sur Leidseplein Square, si on était fauchés. On avait traduit l’adresse de façon mnémotechnique en Led Zeppelin Square, ce qui nous avait bien fait rire malgré les airs méprisants du taulier. On avait laissé nos vélos sur un quai avant de demander l’asile à une sorte de pasteur protestant qui semblait être le maître des lieux, assis dans un vestibule et nous regardant avec un bon sourire derrière des lunettes de quasi-aveugle.

Ses tarifs étaient dérisoires, et on signait des deux mains nos fiches de séjour ou ce qui en tenait lieu. On parlait anglais pour plus de facilités et il nous avait prévenu que nous aurions à partager la chambre avec deux autres personnes. Qu’à cela ne tienne, on n’était pas contre un peu de compagnie.

La chambre tenait plutôt du dortoir, avec des lits superposés. Une pièce mansardée avec une table de nuit et un petit réchaud, mais on était là que pour dormir. Les deux personnes mentionnées par le pasteur Van Severen (c’était son nom) étaient une sorte de junky pâle comme un linge (on avait vu son matériel en entrant) et un Arabe qu’on avait surpris en prière, tourné vers La Mecque on supposait.

Le junky, d’une maigreur inquiétante, les cheveux filasses et le regard dissimulé derrière des lunettes noires, ne sortait pas de son lit. Un Anglais, à l’entendre, lorsqu’il poussait des petits cris échappés de ses cauchemars et des jurons où revenaient les « fuck » et les « fucking » parfois entrecoupés de « godammit » ou de « damned ». Il fallait s’y faire et, au moins, on n’aurait pas à faire les frais de la conversation.

L’autre était tout différent. Un Égyptien de Port-Saïd, nous avait-il confié, un beau mec un peu efféminé d’une gentillesse et d’une douceur qui nous avaient touchés. En plus de faire régulièrement ses prières, il disait passer ses journées à filer des florins à des clodos dans les rues avec un mot de consolation pour chacun. Le matin, on se réveillait et il nous proposait une tasse de thé qu’il venait de réchauffer sur le petit réchaud. Tout juste s’il ne nous aurait pas apporté les croissants (et l’étoile ?). « Messieurs peut-être contents d’avoir quelque chose de chaud au réveil », nous avait-il dit dans un français approximatif. Et comment ! Son nom était Djamel et il était à Amsterdam pour aider les jeunes en détresse. C’est la raison pour laquelle il avait tenu à partager la chambre avec le dénommé Rudy, celui qu’on appelait le junky. Il nous avait raconté son histoire, un ancien skinhead de Sunderland tombé dans l’héroïne après avoir fait de la prison pour hooliganisme. On avait compati en lui souhaitant bon courage dans sa mission car le Rudy en question paraissait irrécupérable. Mais avec l’aide d’Allah…

On avait passé la première journée à repérer les lieux de nos futures débauches, soit le Paradiso et la Melkweg (la laiterie) où passait justement un groupe qui nous intéressait, les Doctors of Madness. On faisait aussi les disquaires, comme d’habitude, à la recherche d’incunables des Outsiders ou de Q65. Autant acheter hollandais. On avait aussi repéré un fan club local des Flamin’ Groovies avec des jeunes en perfecto qui écoutaient en boucle leur dernier album, Shake some action. Nous, on avait fait deux cassettes avec le dernier Dylan (Desire) et le dernier Lou Reed (Coney Island baby). On se disait qu’on aurait pu faire mieux, mais on se ravitaillerait sur place.

On était en février et je venais juste d’avoir 22 ans. On avait fêté mon anniversaire avec un gâteau au haschisch dans un coffee-shop. Manquaient juste les bougies. L’endroit était bourré de jeunes à l’air complètement défoncés et ceux qui ne sacrifiaient pas à l’herbe locale buvaient des bières à l’hectolitre, des pisses d’âne infectes genre Heineken ou Oranjeboom. Quand on en avait marre du vélo, on prenait les transports en commun, toujours entre Leidseplein, Market Platz et la gare. On n’avait pas de ticket, mais les contrôleurs se contentaient de nous demander poliment de descendre à la prochaine. Simple contretemps, on remontait aussi vite. On avait été voir des Jérôme Bosch au Rijks museum, même si David avait préféré les Veermer. Pour moi, rien ne valait les visions hallucinées du génie de Den Bosch qui devait carburer à l’ergot de seigle. Mais c’était affaire de goût.

Euphorique après le gâteau magique, j’avais eu envie de céder aux charmes d’une prostituée aperçue en vitrine. Elle nous avait fait un numéro de charme avec ses dessous coquins et ses cuissardes, attirant notre attention sur sa collection de godemichés et ses cravaches. Même dans un état second, j’étais passé outre après quelques approches timides. Chat échaudé… (voir Londres). David m’avait vivement conseillé de m’abstenir, même si la houri m’avait ensorcelée en dépit de sa vulgarité et de ses allures de chatte en chaleur. Ou peut-être à cause de tout cela, justement. Connaissant mes penchants, je décidais de ne plus regarder ces vitrines et leurs occupantes, mon puritanisme et mes scrupules devant la prostitution prenant le pas sur ma libido complexe. On était en terre calviniste, et les désirs charnels tempérés par la culpabilité devaient constituer l’ordinaire des habitants de cet autre pays du fromage.

J’avais faussé compagnie à David pour aller voir jouer l’Ajax à l’Arena d’Amsterdam, le dimanche. La tornade rouge et blanche recevait les autres rouges et blancs (en noir ce jour-là) d’Alkmaar, l’AZ 67 dont on commençait à parler dans le football européen. Certes, Cruyff et Neeskens étaient déjà partis au Barça, mais l’équipe avait de beaux restes avec son traditionnel jeu en mouvement, à une touche de balle et toujours vers l’avant. Les oranges mécaniques. J’échappais à la sortie aux dommages collatéraux d’une rixe entre supporters ; quelques mauvais perdants d’Alkmaar s’en prenant aux « juifs » (« juden », c’est ainsi qu’ils les appelaient avec mépris) de l’Ajax. Une pensée pour Anne Frank.

Le samedi, on était allés à la Melkweg où un black à casquette de cuir nous avait proposé de l’héroïne. « Heroin man ? », « Nicht bedankt !». La laiterie nous proposait un concert des Doctors of Madness et leur musique nous avait bouleversés, malgré un public plutôt malsain de camés passifs et de jeunes femmes habillées comme des punkettes. On n’avait pas vraiment envie de rester là, même si la Melkweg tenait plus du centre social que de la salle de concert.

Le lundi, on avait osé franchir le seuil de ce temple mythique du Paradiso. Là, pas de concerts mais des activités multiples et variées avec ludothèque, bibliothèque, auditorium, salles de théâtre et de cinéma. Des baba-cools jouaient tranquillement aux échecs quand d’autres répétaient une sorte de happening. On voyait des éducateurs et des travailleurs sociaux s’affairer d’une salle à l’autre pour s’enquérir du bon déroulement des activités, et nous, on avait opté pour un film de Bo Wideberg, Johann, justement sur un jeune prodige du football. La version néerlandaise nous avait fait quitter la salle au bout d’une demi-heure et on avait fini la soirée dans un restaurant indonésien avec du buffle d’eau, du soja et des piments fris dans l’huile pour ma part. David avait pris du poisson, un genre d’espadon servi avec des encornets. J’avais presque réussi à lui faire croire qu’il mangeait en fait du varan de Komodo avec quelques petits serpents autour.

À l’auberge, l’Égyptien était parti ainsi que le junky. Ensemble ? On avait à la place un Noir qui chantait sans arrêt le « Don’t Play That Song For Me » de Ben E. King et un Allemand à l’air sérieux qui passait son temps à lire. Pas vraiment envie de leur parler, même quand le black – un Jamaïcain d’après ce qu’il nous avait dit – nous faisait téter son shilom. On devait partir et on était passés à la gare pour les horaires de train. La semaine avait passé vite et, en récapitulant, on se disait qu’on aurait pu faire plus de choses, n’était ma déplorable habitude de faire de longues siestes qui nous empêchaient de profiter pleinement de nos après-midis. Je lisais à l’époque des poèmes de Desnos et j’avais parlé de ma période du grand sommeil, ce qui n’avait pas vraiment amusé David, parfois obligé d’attendre patiemment mon réveil abîmé lui aussi dans ses lectures.

Au retour, on avait fait le même trajet, à l’envers, avec arrêt cette fois au buffet de la gare d’Anvers où je m’étais empiffré de frites mayonnaise arrosées à la bière. Bière belge cette fois, autre chose que les bibines hollandaises.

Dans le train, on avait repéré deux types sur la banquette voisine qui semblaient nous espionner au départ d’Anvers, l’un en gabardine mastic avec des lunettes à verres fumés et l’autre avec une petite moustache à raser le gazon et un pardessus verdâtre à poils de chameau. Des tronches antipathiques au possible qui parfois semblaient se pencher pour écouter notre conversation en se regardant avec des mines de conspirateurs. Nos propos tournaient autour de notre séjour, des disques qu’on avait ramenés et dont on regardait les pochettes et des albums de bandes dessinées qu’on commençait à lire. Toute la bande des hollandais fumants, les Willem, Jos Swarte, Ever Meulen, Willem De Rudder et tous ces provos amstellodamois qui avaient fait les beaux jours de magazines comme Tante Lenny Presenteert et autres illustrés des années 1960. Rien qui puisse attirer l’attention de ces deux guignols qui semblaient pourtant prévenus à notre égard.

Au sortir du train direct Anvers – Lille, on avait retrouvé les deux gars sur le quai qui nous enjoignaient de les suivre. D’abord les cartes d’identité, les empruntes digitales, la petite séquence « connaissez vos droits ». Puis la fouille en règle de nos sacs et bagages dans un petit local des douanes ou de la police situé dans un recoin de la gare.

– « Ah on se paie du bon temps à Amsterdam, hein les gars ? avait commencé imper mastic avec l’air de celui à qui on ne la fait pas. Et pourquoi généralement on va à Amsterdam, hein ?

Notre mutisme l’agaçait et il implorait son collègue de prendre le relais.

– C’est vrai qu’on a souvent des bonnes surprises, quand on fouille les affaires des jeunes dans votre genre qui reviennent de là- bas ». Poil de chameau essayait de se mettre au diapason de son binôme dans le genre cynique et menaçant, mais on sentait bien qu’il n’avait pas son mordant.

Au bout d’un bon quart d’heure de fouille en règle de nos poches, de nos vêtements et des sacs, ils avaient empilé des disques, des livres, des B.D, du linge sale, des médicaments, des trousses de toilette et des biscuits. De drogue point, pas l’ombre d’un gramme d’herbe ou d’une traînée de poudre. Déconfit, imper mastic tirait la gueule et, loin de s’excuser, il nous soupçonnait de mille ruses pour avoir dissimulé la came dans un endroit connu de nous seuls mais qu’il ne tarderait pas à découvrir. Toujours silencieux, on le laissait délirer en se disant qu’il pouvait chercher longtemps. De guerre lasse, il finit par nous laisser partir après avoir recommencé son cirque avec les sacs, histoire de voir s’il n’y avait pas de doubles fonds et de poches secrètes.

– C’est parce qu’on n’a pas que ça à faire et qu’on n’a pas de mandats, autrement, je l’aurais trouvé votre planque, quitte à ce que vous passiez la soirée ici ».

David lui fit remarquer que l’hypothèse qu’on n’ait rien de ce qu’il cherchait était quand même sérieusement envisageable et que, sans exiger des excuses, on pouvait quand même attendre de lui qu’il envisage un instant qu’il ait pu se tromper.

Cela ne fit que redoubler sa colère et il nous pria de déguerpir, ce que nous fîmes avec diligence, rassemblant nos affaires devant le regard bovin des deux flics en civil, même pas capables de se fendre d’un tardif mea culpa. Pas leur genre.

J’allais prendre le tramway quand David attendait sa correspondance pour Paris. On se souriait en toute complicité en se disant qu’on l’avait échappé belle. Pas la moindre trace d’herbe dans nos effets personnels, alors qu’il n’était pas rare d’en avoir tous les deux jusque dans nos poches. Un méchant coup de bol ou plutôt un miracle. Avec ces loustics, le moindre grain de shit aurait pu nous valoir au pire une garde à vue prolongée avant embastillement avec ouverture de casier judiciaire. Ou, au mieux, sévère amende avec injonction thérapeutique.

On se quittait sur le quai, lui pas trop réjoui de regagner Paris, et moi pas trop désireux de reprendre mon boulot à la poste. J’avais dans la tête le « New Amsterdam » de John Cale, qui parlait de New York, pas d’Amsterdam, mais l’euphonie me suffisait et puis, je venais de lire le Postier de Bukowski et j’en avais déduit que, même avec un boulot de merde à la poste, on pouvait devenir un grand écrivain, à condition d’en sortir. Et je repensais aux quelques lignes signées Philippe Garnier sur la jaquette du livre « Buk pue des pieds. Il pue de la gueule aussi. Il se prend pour le plus grand écrivain de Los Angeles et, le pire, c’est qu’il l’est ». Pour ce qui me concernait, les deux premières conditions étaient réunies, quant au reste…

Il avait connu la gloire la cinquantaine passée. J’avais tout le temps, à condition d’écrire.

13 septembre 2022

Comments:

Encore bravo pour cet excellent texte !
Je constate que nous n’avons pas connu le même Amsterdam, où je débarquai la première fois il y a près de soixante ans. En auto-stop, évidemment.. Plus de cinq décennies plus tard, j’ai toujours des liens amicaux avec la famille hollandaise qui m’hébergea ce soir de juillet 1965. Après m’être fait copieusement engueulé par la mère de cette famille parce que je faisais du stop sur… l’autoroute . Elle avait arrêté net sa Wolkswagen pour m’ordonner de monter afin de ne pas me faire arrêter par les flics.

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