Appelé aussi le hussard rouge, ce stendhalien adepte du beau style mis au service de causes sociales, aura été tour à tour un étudiant surréaliste, un communiste intransigeant et un dandy moraliste. Il aura été surtout un immense écrivain, trop souvent négligé par une critique et une université qui semblent l’avoir oublié.
Vailland est né dans l’Oise, mais c’est à Reims, sa ville d’adoption, qu’il se fera connaître et dans l’Ain, dans la maison de ses grands-parents, qu’il passera le plus clair de sa vie. C’est aussi là, à Meillonnas, qu’il est enterré.
Dans les années 30, en même temps que ses débuts de journaliste à Paris Midi (supplément de Paris Soir) sous la houlette de Pierre Lazareff, il s’associe avec René Daumal, Roger-Gilbert Lecomte et quelques étudiants rémois pour fonder Le Grand Jeu, une revue d’inspiration surréaliste qui attire l’attention d’André Breton. Pas le temps de faire plus ample connaissance avec le groupe surréaliste, même si Desnos sera son meilleur ami de l’époque, car c’est déjà la guerre. Vailland se replie à Lyon et, après déjà une cure de désintoxication, s’engage dans un réseau de résistance tour à tour gaulliste puis communiste.
Dans son essai Le surréalisme contre la révolution (1948), Vailland vilipendera les surréalistes, des enfants gâtés n’ayant jamais eu à gagner leur vie et qui pratiquent finalement un art bourgeois à l’opposé de la culture populaire qu’il prône. Il continue à travailler dans les journaux, ce qui le disqualifie encore plus aux yeux de Breton et des siens (ou du petit cercle qui l’entoure encore) : Action ou Libération (celui de l’après-guerre). Mais c’est principalement Aragon qui instruira le procès contre lui, l’accusant d’avoir fait l’éloge du préfet de Paris Jean Chiappe, fasciste notoire. Il est vrai que Vailland n’est pas à une contradiction près et qu’il fait montre déjà d’un stalinisme teinté de nationalisme qu’on qualifierait aujourd’hui de « rouge-brun ».
Mais ce n’est là qu’une facette du personnage, de ce dandy qui promène son élégante silhouette et son profil d’aigle dans des soirées libertines en ayant pour modèles Choderlos De Laclos ou le cardinal De Bernis (il sera leur biographe à tous deux), tout en travaillant à des scénarios de films pour Louis Daquin, René Clément ou Roger Vadim et en écrivant sur l’usine, la condition ouvrière et les rapports de classe. Vailland n’est pas à un paradoxe près et tous ces aspects de sa personnalité se sont rejoints dans la résistance.
La résistance qui constitue le cadre de son premier roman, Drôle de jeu, paru en 1945 et qui situe bien la complexité du personnage principal pris comme un double de l’auteur : Marat, chef d’un réseau de résistance respecté et craint, mais aussi manipulateur et désinvolte, jouant au chat et à la souris avec les gens qu’il est censé organiser. Le roman obtiendra le prix Interallié. Pour un coup d’essai…
Ce sera ensuite Les mauvais coups, trois ans plus tard, plus intimiste, plus pervers aussi. Le roman examine un couple en crise comme un entomologiste le ferait d’un groupe d’insectes. Milan, le héros au nom d’oiseau de proie, et ses maîtresses ; Milan qui ne supporte pas les crises de jalousie de sa femme, Roberte, laquelle finira par se suicider. Un roman d’amour passion où les amants se sentent prisonniers de leur relation infernale, comme un alcoolique ou un junkie ressentent un mélange d’amour et de haine pour l’objet de leur dépendance.
Dès 1952, Vailland s’engage avec passion chez les communistes et il est un militant heureux, passant son temps entre voyages et écriture. Il annonce la publication d’un cycle romanesque intitulé L’Homme Nouveau et on ne peut s’empêcher de penser à son ennemi juré, Aragon, entamant son Monde Réel dans les années 30. La comparaison s’arrête là. C’est en communiste que Vailland entreprend ce projet colossal qui comprendra quatre romans, parus entre 1950 et 1955: Bon pied bon œil, Un jeune homme seul, Beau masque et 325000 francs. C’est Stendhal s’essayant au réalisme socialiste, si on peut imaginer ça. Une plume élégante et raffinée qui narre avec verve et didactisme des situations sociales se voulant apologétiques et exemplaires.
D’abord Bon pied, bon œil, qui reprend peu ou prou le personnage du Marat de Drôle de jeu sous le nom de Lamballe. Lamballe peu à peu écarté puis jeté dans les poubelles de l’histoire dans l’ombre de l’ascension de Rodrigue, le jeune communiste qui monte au sein du parti, épaulé par Antoinette, sa compagne. Antoinette qui sera remplacée par l’avocate de Rodrigue et qui finira sa vie avec Lamballe, devenu borgne et boiteux. On aura reconnu dans Lamballe un auto-portrait (ou auto-critique) de Vailland lui-même et dans Antoinette, celui d’Elisabeth Naldi, son épouse. Des gens déjà trop compromis avec le monde bourgeois et qui doivent laisser la place à des hommes nouveaux, militants exemplaires et sans états d’âme.
Exemplaire aussi le Favard de Un jeune homme seul, un jeune bourgeois ressentant la honte de la défaite et de l’occupation qui trouve son salut dans des actes de résistance alors qu’il est mêlé à une enquête de la police de Vichy sur des saboteurs. Favard, comme Vailland, échappe à l’alcoolisme et à aliénation par son comportement héroïque au sein de la résistance. Un grand roman, où la mélancolie discrète de l’auteur affleure dans un récit ayant lui aussi valeur d’exemplarité.
Un peu plus connu est ce Beau masque, titre légèrement démarqué du nom d’un ouvrier d’origine italienne, Belmaschio qui a fui l’Italie après avoir tué deux fascistes pendant la guerre. Mais le personnage principal n’en est pas moins une ouvrière du textile du nom de Pierrette Amable, partagée entre sa passion pour le séduisant Beau masque et son amour pour son patron, Letourneau, rencontré dans un bal du Parti communiste. Tout se terminera de façon tragique dans une grande grève à l’issue de laquelle Beau masque trouvera la mort. Vailland a longuement enquêté dans des usines de sa région pour documenter ce drame réaliste sur l’intrusion de l’amour dans la lutte des classes. En plus d’un téléfilm de Peter Kassovitz en 2005, un film de Bernard Paul sera tiré du roman, avec Richard Bohringer dans le rôle du bel italien.
On peut parler de roman marxiste avec 325000 francs, une sorte de démonstration mathématique où un jeune ouvrier n’a que les courses cyclistes (Vailland a toujours été un passionné de cyclisme) pour dépasser sa condition, projetant de tenir un bistrot et pouvoir prétendre ainsi à l’amour de Marie-Jeanne, qui refuse d’épouser un ouvrier. Mais le stakhanoviste Busard (c’est son nom comme Milan était celui du héros de Drôle de jeu) doit faire ses preuves et il promet à Morel, son directeur d’équipe et ami de Marie-Jeanne, de fabriquer en série et pendant six mois sur une presse un modèle de carrosse en plastique, malgré les mises en garde du contremaître lui reprochant son individualisme et son zèle. Las, Busard perdra un bras dans la manœuvre et reprendra tristement son bistrot, comme si la malédiction attendait au tournant celui qui a honte d’appartenir à la classe ouvrière.
Puis Vailland recevra le prix Goncourt pour La loi (en 1957). Un maître roman qui donnera lui aussi un film, de Jules Dassin cette fois, avec Gina Lollobridgida, Montand, Mélina Mercouri et Mastroianni. Entre la tétralogie de L’Homme nouveau et La loi, il y a eu le rapport Khrouchtchev et Vailland, stalinien irréductible, s’est mis à douter. Il attendait l’homme nouveau sortir du monde communiste et on lui met sous le nez le prisonnier du goulag, le juif persécuté ou l’opposant massacré. La Loi a été écrit après un voyage dans les Pouilles. Le titre fait référence à un jeu de taverne où le gagnant peut tout exiger des perdants, les critiquer, les humilier, les voler, les battre… Vailland extrapole à partir de là pour décrire une société patriarcale et décortiquer les ressorts du pouvoir du patriarche, Don Cesar, qui a tous les droits sur son entourage, y compris celui de cuissage. Il ne reste plus, pour les opprimés, qu’à attendre que le jeu tourne et que la loi change, pour pouvoir enfin inverser la tendance et dominer à leur tour. Seules les femmes étant exclues du jeu. Un roman désespéré où on sent que Vailland n’est plus animé par ses idéaux révolutionnaires, décrivant une société nietzschéenne où les principaux ressorts sont le sadisme, le désir et l’envie.
Ses deux derniers ouvrages : La fête (1960) et surtout le superbe La Truite (1964) tirent d’ailleurs le même fil, sauf qu’il se rapproche des auteurs libertins du XVIII° siècle qu’il aime tant. Deux derniers romans désespérés et lucides. Dans La fête, il met en scène son couple qui a troqué les espoirs mis dans une société nouvelle pour la recherche effrénée des plaisirs de la nuit. Un couple libertin qui cherche inlassablement la volupté tout en veillant à garder le contrôle, la souveraineté dans ce monde interlope. Vailland est maintenant le héros de ses romans et se décrit en idéaliste désabusé redevenu alcoolique et voluptueux. Les corps physiques ont remplacé les corps sociaux, et la société sans classes a fait place aux individus livrés à leurs désirs.
Lorsque paraît La Truite, Vailland se sait atteint d’un cancer du poumon et il en mourra en mai 1965, à 57 ans. Il l’a écrit dans la douleur son roman le plus dur, et peut-être le plus beau. Le début est superbe : un couple, Galuchat et Frédérique, admire la beauté d’une fille – Lou – au bowling du Point du jour, près des usines Renault. Tout un symbole. Lou, c’est la truite (merveilleusement jouée par Isabelle Huppert dans le film éponyme de Losey), ondoyante et insaisissable. Des jeux de séduction comme métaphores d’un système néo-libéral qui broie et oppresse les faibles tout en laissant les dominants à leurs plaisirs. Galuchat est la victime désignée et les autres personnages ne s’en sortent guère beaucoup mieux. Seule la truite, imperturbable, peut se jouer de leurs vies, faire naître leur désir avant de les réduire au désespoir. Comme les astres, les corps s’attirent et la beauté peut aussi être mortelle. Des corps qui sont des produits mis sur le marché du sexe, obéissant eux aussi aux lois de l’offre et de la demande. La vision du monde de Vailland est terrifiante de lucidité. C’est au fond un monde qui, sans projet de société et sans utopie fraternelle, laisse des individus sans âme tenter de surnager dans les eaux glacées du calcul égoïste, selon la belle formule de Marx.
Vailland, dandy et communiste, libertin et alcoolique, moraliste et fraternel, aura dépeint comme personne un monde déserté par la grâce d’où on a évacué tous les idéaux. Ses neuf romans apparaissent aussi bien comme des éloges indirects de la lutte des classes que comme des illustrations métaphoriques de l’enfer capitaliste tel qu’il l’imaginait. Une œuvre exceptionnelle pour une vie menée tambour battant du rêve communiste aux impasses de la chair.
Les romans de Roger Vailland son parus chez Gallimard à partir de Beau Masque. Les quatre premiers sont parus chez Corrêa, la plupart réédités chez Grasset.
8 janvier 2021.