Benoît et Richek
Est-ce parce que nos cadences étaient lentes ? Nous avions été relégués, mon collègue et moi, dans les casiers de tri du fond, au tri des lettres à 30 centimes, timbre vert, tarif lent. On était tous les deux jeunes adhérents au PSU et on parlait des luttes ouvrières du coin et des combats au niveau national plus médiatisés : Lip, bien sûr, mais aussi le Joint français que j’avais eu au début la naïveté de prendre pour une fabrique de cigarettes qui font rire. J’avais encore une carte à la CGT et lui avait choisi la CFDT, regrettant la mollesse du délégué local, prêt à toutes les compromissions. Il vivait en communauté dans une maison basse, à une demi-douzaine, et m’expliquait les difficultés de la vie commune, la répartition des tâches, la promiscuité et les intrigues amoureuses fauteuses de troubles. Je l’écoutais patiemment, pas sûr que ce mode de vie puisse m’intéresser, mais il ne faisait aucun prosélytisme.
Un jour il fut muté d’office dans un autre bureau, sans raison. Il est vrai qu’on était auxiliaires au tri postal et à ce titre rompus à la mobilité et à la polyvalence. Une main d’œuvre bon marché prête à exécuter tous les boulots que les titulaires considéraient comme inférieurs à leurs qualifications. Comme il se savait que j’avais réussi un concours de contrôleur et que j’étais en attente de stage, certains manutentionnaires et quelques préposés me témoignaient un respect des plus inattendus, moi qui était au bas de l’échelle sociale, même pas au premier barreau. Peut-être s’imaginaient-ils que, dans un avenir lointain, j’allais revenir frais émoulu de Paris avec des galons et leur faire subir les foudres de mon autorité. C’était mal me connaître, mais la Poste était structurée comme une armée et les hiérarchies, que mon collègue et moi contestions par ailleurs, faisaient du receveur une sorte de colonel, des inspecteurs ses lieutenants et des contrôleurs d’improbables sergents coincés entre les gradés et la troupe ; autant dire le cul entre deux chaises.
À la rentrée, j’étais plongé dans le grand bain. Le tri, mais le vrai avec la gueule au casier toute la journée. Le matin, c’était les boîtes postales et le courrier à l’arrivée et l’après-midi c’était le courrier au départ, la France, l’outre-mer et ce qu’ils appelaient « l’avion », soit l’étranger. On se dépêchait de fermer les sacs postaux avec un plomb et une étiquette au bout de quatre heures de tri intense et on quittait la salle complètement abruti avec une seule envie : dormir. Certaines semaines, on m’affectait au tri des colis et c’était quand même plus tranquille. Les sacs grands ouverts n’attendaient que nos paquets bien ficelés et nous nous amusions parfois à nous en servir comme des ballons de basket, de foot ou de rugby avant de les mettre au fond des sacs. C’était notre récréation et le chef, bon enfant, nous laissait imaginer des scénarios sportifs avec force courses et bousculades, conscient que nos fantaisies concouraient à la bonne marche de son service.
Nous étions quatre désormais inséparables, du matin au soir. Du café du matin à la chope du soir dans un bistrot qu’on avait baptisé l’annexe tant on y retrouvait les mêmes personnes qu’au boulot.
Il y avait Gilles, un manutentionnaire venu de Cambrai plutôt beau gosse et enjoué. Il avait le mal du pays, ou plutôt de son village dans le Cambrésis, et prenait régulièrement des nouvelles de ses fiches de vœux, passeports pour regagner ses pénates après un séjour plus ou moins long dans la grande ville. Il y avait Richek, auxiliaire comme moi, une sorte de minet à prétentions intellectuelles qui collectionnait les aventures et nous impressionnait par son culot auprès des filles. Il y avait surtout Benoît, un préposé ravagé de tics et moqué par la plupart de ses collègues, tous les beaufs avinés dont quelques anciens d’Algérie qui n’avaient de cesse que de singer sa démarche mal assurée, ses gestes brusques et les bruits divers qu’il faisait avec la bouche à longueur de journées. Il était maladroit et avait du mal à mémoriser les consignes, d’où un stress constant et des gestes incohérents qui lui valaient des ricanements et des rires mauvais. Les plus malveillants l’avaient surnommé « toc toc », plus pour la sonorité de ses étranges borborygmes que pour les troubles obsessionnels compulsifs dont ils ne devaient pas savoir grand-chose. Benoît était aussi de la province, si on voulait bien considérer la métropole lilloise comme la capitale. Il était d’un village entre Saint-Pol sur Ternoise et Le Touquet et, contrairement à beaucoup d’autres, il ne semblait pas désireux d’y retourner, entre un père alcoolique et une mère souffrant de troubles psychiatriques. C’est ce qu’il m’avait raconté un jour, en mal de confidences.
Avec Gilles, j’arrivais au boulot en tandem après qu’il soit passé me chercher. On partait parfois ensemble, après le boulot, faire un tour à la campagne et les rares passants regardaient incrédules notre attelage avec des yeux comme des soucoupes. Avec Richek, on faisait les magasins de fringues, les bistrots – où il excellait au flipper quand je le battais régulièrement au tennis à la console vidéo – et les discothèques en Belgique le samedi soir où il courait la gueuse et où je faisais régulièrement tapisserie en écoutant les hits disco-soul du Philadelphia sound. Certains dancings étaient interdits aux Arabes et je refusais d’y entrer. Avec Benoît, c’était les disques. Il était fan de la période yéyé française et, surtout, de ses inspirateurs anglo-saxons, soit les roucouleurs du College rock (Fabian, Del Shannon, Frankie Avallon) et les groupes anglais du British Beat, en particulier les Hollies, les Searchers et Herman’s Hermits. On faisait les disquaires à la frontière belge à la recherche de pépites oubliées tombées miraculeusement d’un juke-box hors service et il m’invitait dans son appartement pour écouter ses 45 tours tous sortis d’un improbable musée de Salut les copains ou de l’émission Dans le vent. Je me souviens qu’il mâchait en permanence des malabars et qu’il buvait des hectolitres de Coca Cola. Ex fan des sixties…
Le soir, on se retrouvait souvent tous les quatre au restaurant, dans une brasserie bon marché du centre-ville. La radio passait les stars du rock décadent, Bowie et Roxy pour le meilleur ; Gary Glitter, Alvin Stardust ou Sweet pour le pire. Gilles coiffait en arrière ses cheveux gominés et se maquillait avec discrétion. Richek, en minet viril, le chambrait sur ses tendances androgynes et matait les femmes sans vergogne. Benoît s’efforçait de ne pas attirer l’attention avec ses bruits gutturaux qui lui valaient parfois des regards obliques. Il était le seul à ne pas boire d’alcool, répétant sans cesse « qu’on avait bu pour lui ». Nous respections son abstinence mais n’en commandions pas moins nos chopes de bière et notre bouteille de Julienas habituelle.
Puis on s’attardait dans des bistrots jusqu’à plus d’heure. Richek et Gilles avaient entamé la conversation avec deux sœurs d’Armentières, Catherine et Véronique. Gilles avait osé de lourdes plaisanteries sur Line Renaud et, plus cultivé, Richek avait cité Faulkner qui parlait de la ville dans une description apocalyptique de la première guerre mondiale. Les filles, deux charmantes petites minettes, avaient rejoint notre table, sirotant leur Martini – Gin et nous ayant plutôt à la bonne. Elles riaient quand Richek se lançait dans des imitations de Léo Ferré, tics compris, que nous avions vu au Colisée de Roubaix la semaine d’avant et, bonnes filles, elles s’attachaient à ne rien laisser paraître de la surprise que provoquaient les sons gutturaux émis par Benoît. J’essayais de les intéresser en leur parlant de leur ville, que je connaissais un peu pour avoir rendu de nombreuses visites à l’hôpital psychiatrique bien connu dans la région, leur parlant aussi du Bizet, la ville frontière et de la fête des Nieulles, ces biscuits qu’on jetait du beffroi. On s’était retrouvés sur le trottoir un peu partis et les couples s’étaient formés. Richek s’était d’autorité rapproché de Catherine, la plus jeune. Quant à Véronique, elle semblait hésiter entre Gilles et moi. Plus entreprenant, Richek en était déjà à embrasser sa partenaire à bouche que veux-tu alors que nous nous contentions de deviser agréablement, comme dans un round d’observation lénifiant qui n’en finissait pas . Devant notre indétermination, elle finit par se tourner vers Benoît qu’elle semblait avoir pris en pitié, et Gilles et moi restions gros-jean comme devant à les regarder commencer à se bécoter. Déjouant la faveur des pronostics, Benoît nous avait coiffé au poteau et nous n’avions plus qu’à laisser les deux couples à leur affaire.
Il m’arrivait à l’époque de passer des week-ends à Paris, hébergé par mon frère aîné. J’avais promis à mes copains de les emmener un de ces jours, histoire de faire un peu de tourisme et de voir un concert ou deux. Gilles était retourné chez ses parents et n’avait plus donné de nouvelles. Les derniers temps, il nous inquiétait par sa consommation d’amphétamines et de pilules diverses : mandrax, valium, lexomil. De plus en plus efféminé, il semblait avoir surmonté son ambiguïté sexuelle en assumant sa bisexualité, portant fourrures, jeans serrés et bijoux de pacotille. Nous n’osions imaginer l’accueil qu’il avait dû recevoir au domicile familial.
Richek et Benoît m’avaient donc suivi un vendredi soir et je les avais présentés à mon frère qui, fatigué, nous avait laissé entre nous pour discuter de nos projets du week-end. Il avait remarqué les tics de Benoît mais n’avait pas paru s’en formaliser. Le consensus s’était établi autour des disquaires le samedi après-midi, d’un concert des New York Dolls au Bataclan le soir, des puces de Saint-Ouen le dimanche matin et d’un match de football juste après déjeuner. Mon frère jouait au foot l’après-midi pour l’équipe corpo de son entreprise et il nous rejoignit le samedi soir dans un restaurant près des Invalides dont la raison sociale nous avait amusés : La tombe. C’est là qu’il profita d’un moment où nous nous retrouvâmes seuls au buffet pour me dire avec une pointe d’acrimonie : « tu pourrais quand même éviter d’inviter n’importe qui la prochaine fois ». Je voyais bien ce que ce « n’importe qui » désignait et je regrettais d’avoir surestimé ses capacités d’empathie et sa tolérance.
Le dimanche matin, Richek avait tenu à faire les bouquinistes des bords de Seine et nous avait laissés au marché Malik. Benoît, heureux comme un enfant dans une confiserie, avait raflé des sacs de 78 tours et de super 45 tours . Il avait englouti là pas loin de son salaire du mois et tout son argent passait là-dedans ; en gardant juste assez pour sa cantine, ses chewing-gums et son maigre loyer. Pour l’habillement, il gardait son costume de facteur, et nous l’avions charrié en lui laissant supposer que Véronique devait être sensible au prestige de l’uniforme. De Véronique justement, il me parla abondamment ce jour-là. C’était sa chance, quelque chose d’inespéré, de très beau. Il se voyait déjà la demander en mariage avant de la présenter à ses parents. « Sa grande passion », avais-je ironisé en référence à l’adaptation du « His Latest Flame » de Presley par Richard Anthony. Je savais que ce genre de référence allait lui plaire et il entonna la chanson sans plus craindre ses incontrôlables accès de tics. Il l’avait revu après la fameuse soirée, et elle avait fait montre d’une grande gentillesse envers lui, sans toutefois ne rien lui promettre. « Et même si c’est pas sûr, c’est quand même peut-être », reprit-il, toujours aussi enjoué, imitant maladroitement Jacques Brel sans plus se soucier des regards malveillants.
L’après-midi, je l’avais laissé au marché Malik et j’avais rejoint Richek au stade Bauer où le Red Star recevait le Stade de Reims. Il partageait ma passion pour le football et voyait dans les banlieusards le club ouvrier par excellence. Quant à moi, la nostalgie avait pris le pas sur ma conscience sociale et je supportais Reims. Après le match, je lui parlais de Benoît et de sa grande affaire, sa « grande histoire d’amour », répétait-il comme en écho. « C’est plutôt bien ce qui lui arrive, non ? », insistais-je. Il choisit d’éluder en me parlant de sa nouvelle conquête, une dénommée Claire. Ça n’avait pas duré avec Catherine, trop sérieuse et qui lui parlait déjà de vie commune et de projets futurs. « Et pourquoi pas déjà des gosses, l’appartement et la bagnole ? Non, franchement, elles se rendent pas compte ». Il répétait à l’envi la phrase en précisant que c’était le titre d’un livre de Boris Vian qui l’avait beaucoup amusé. C’est à ce moment qu’il me lâcha avec désinvolture : « sa sœur a l’air plus délurée. J’ai bien l’intention de me la farcir. Je vois pas trop ce qu’elle fait avec l’autre guignol avec ses marottes et ses tics ». J’en restais sans voix, en m’efforçant de prendre pour paroles en l’air ou bravade ce qui aurait risqué autrement de ruiner notre amitié, sans retenir la piètre opinion qu’il devait avoir de Benoît.
Le soir, nous prenions le train du retour et je ne m’abîmais dans la lecture quand Richek continuait à jouer les jolis cœurs avec des voyageuses partagées entre amusement et exaspération. Benoît, lui, s’était endormi et il m’avait confié combien il avait apprécié ce week-end, comme une parenthèse enchantée dans son quotidien maussade.
Je retournais à Paris pour voir Leonard Cohen, King Crimson et les Kinks à la fête de l’Humanité, un plateau de rêve, juste avant les grèves dites d’octobre 1974 et avant de partir pour longtemps à Paris pour faire honneur à mon nouveau statut de contrôleur des PTT. J’entrais enfin dans la carrière, après des débuts hésitants.
Aux vacances de Noël, j’allais au bureau de poste saluer les amis. Je tombais sur Richek qui m’apprit entre autres que Benoît était retourné dans le Pas-de-Calais après une tentative de suicide. Il serait dans une maison de repos du côté d’Arras. Je lui demandais s’il voyait toujours celles que nous avions fini par surnommer les sœurs Vatard, en hommage à Huysmans ou les demoiselles from Armentières. Il me répondit avec son aplomb habituel qu’il avait définitivement rompu avec Catherine et qu’il avait juste flirté avec Véronique. « Une conne finalement, j’aurais dû la lui laisser, à Benoît ». Il était maintenant en concubinage avec encore une autre et cette fois c’était du sérieux. Il m’invita à prendre un verre à la cafétéria mais je déclinais, le cœur au bord des lèvres. « Oh, tu fais la gueule ? ». Il m’apostropha alors que je le quittais sans même le saluer. Le jeune mâle bête et méchant dans toute sa splendeur, avec son pénis en lieu et place du cerveau.
Je pensais très fort à Benoît en alternant le « 19th Nervous Breakdown » des Stones et le « Nervous Breakdown » d’Eddie Cochran. Il aurait aimé les deux titres, avec « His Latest Flame » en medley, sa chanson. Je ne revis plus jamais ni l’un ni l’autre mais je n’oublierai jamais Benoît, avec son costume de facteur, ses tocs, ses tics et ses chagrins d’amour.
30 avril 2021
Triste et beau à la fois …