Dans son dernier livre, Figures du communisme (1), Frédéric Lordon, qu’on a déjà présenté ici, se rapproche des thèses de Bernard Friot, dont il a été question dans la dernière livraison. Partant du même constat que tous les philosophes et économistes atterrés d’après pandémie, il va beaucoup plus loin, non seulement en professant qu’il y a absolue nécessité, sous peine de mort, de sortir du capitalisme, mais que le chemin à prendre pour cette grande bifurcation pourrait bien avoir le nom de communisme. Un communisme qui ne fut que caricature et imposture dans les pays de l’Est. Un communisme qui n’a pas encore eu lieu nulle part. Un communisme désirable, un communisme luxueux, pour reprendre ses mots. On a envie de le suivre. Maintenant !
On ne compte plus les philosophes qui réhabilitent l’idée, l’hypothèse communiste. Le plus connu est sans doute Alain Badiou, mais on peut aussi citer le Slovène Slavoj Zizek ou le regretté Lucien Sève, entre beaucoup d’autres. Non, le communisme n’aurait pas eu le moindre début d’existence nulle part au monde, et les théories marxistes, socialistes ou anarchistes n’auraient pu avoir la chance historique d’avoir le moindre commencement d’accomplissement. Frédéric Lordon rejoint cette thèse mais la subvertit en nous donnant à désirer ce qu’il désigne par un communisme luxueux. La thèse est hardie, aurait dit le personnage de Claude Rich dans Les tontons flingueurs, mais elle vaut qu’on s’y attarde, tant il y va à ce stade de la survie, et du bonheur, de l’humanité.
Après un rapide constat sur les dangers mortels du capitalisme et de ses appétits de prédation, Lordon se gausse des inconséquents, les éternels humanistes boy-scouts qui croient pouvoir faire l’économie d’un changement radical dans les structures politiques et économiques. Ce qu’il faut bien appeler du mot devenu tabou de révolution. Il parle d’un « internationalisme de l’évitement » et en voit la plus belle illustration dans les beaux discours, les marches climat, les résolutions de l’ONU ou les indignations médiatiques. Pour lui, Le Monde symbolise le summum de ce jésuitisme qui fait semblant de s’inquiéter de la folie du système et de l’avenir de l’humanité sans jamais tirer les conséquences concrètes de ce que cela impliquerait de sortir de ce système et de lui chercher des alternatives radicales. Même s’il a des sympathies pour les Zad ou les petites structures autogérées, il n’épargne pas non plus la catégorie des décroissants « inconséquents » qui croient pouvoir vivre dans les marges du capitalisme sans le remettre frontalement en question. Bref, il se fâche avec beaucoup de monde : réformistes, sociaux-traîtres, écolos modérés… Jusqu’aux franges les plus radicales qui subissent ses critiques toujours argumentées et précises. On le savait, Lordon n’est pas un tiède et son humour décapant ne l’empêche pas d’exécrer tous ceux qui font semblant de s’indigner et ne veulent surtout pas que les choses changent si peu que ce soit.
On le sait depuis au moins Mao Tsé Toung et Yasser Arafat : la révolution n’est ni un pique-nique, ni un dîner de gala et il faudra bien, si cette voie est choisie, se battre, s’exposer, risquer quelque chose physiquement. Combien de personnes, même si le système les broie, les méprise et les nie, sont prêts à s’embarquer dans l’aventure ? Le système compte justement sur cette pusillanimité et cette peur de l’inconnu, de l’impensé, du chambardement qui veut qu’à tout prendre, autant en rester là, autant subir.
Lordon décrit de façon apocalyptique, mais sans forcer le trait, le monde de la finance, des marchés et de l’emploi tel qu’on le vit aujourd’hui. Il veut en finir avec ce désastre quotidien qui broie les individus et les conditions physiques d’existence. Il a déjà écrit qu’un gouvernement de gauche sincèrement désireux d’essayer autre chose serait immédiatement sanctionné par les marchés (remontée des taux d’intérêt et renchérissement du crédit) et les médias, même les plus « pluralistes et démocratiques ». Il consacre un chapitre émouvant au Chili de Allende.
Là où il est intéressant, voire passionnant, c’est lorsqu’il décrit ce qu’il conviendrait de faire pour en sortir, pour « transitionner » radicalement et en finir avec le capitalisme prédateur et ses bras armés : le marché et la finance. Il part du constat que le capitalisme n’est ni amendable, ni réformable, et que s’il y a pu y avoir des gouvernements sociaux-démocrates et le compromis fordiste au sortir de la guerre mondiale et d’une crise économique sans précédents ; le capitalisme, depuis Reagan, Thatcher et leur néolibéralisme décomplexé (surtout après la chute du mur de Berlin) a les coudées franches. Insatiable, glouton.
C’est dans les solutions que Lordon se rapproche de Bernard Friot, bien qu’il n’utilise pas les mêmes termes et que les concepts maniés diffèrent quelque peu. Le salaire à vie de Friot devient la Garantie économique générale, mais l’idée est la même : faire sortir les individus de la dépendance à l’emploi salarié, à la domination par le marché, à la subordination au capital. Pour Lordon, Friot a eu deux intuitions géniales : la cotisation, système qui a nourri nos institutions sociales, et le conventionnement « … qui tient à la fois à la création d’incitations permettant de peser significativement sur les orientations de la production, et à la forme politique de son processus de normalisation : non pas tombé du haut de quelque comité d’État, mais élaboré par la décision collective aux niveaux territoriaux qui correspondent aux producteurs à conventionner… ». On ne va pas revenir sur tout le système Friot, dont on a déjà parlé, mais Lordon pose aussi les questions qui fâchent : les travaux les plus pénibles, l’échelle pertinente pour un tel système, le contexte international et, surtout, le pari que les capitalistes vont adopter l’idée parce qu’elle serait plus démocratique et plus juste. Il faudra bien en venir à l’affrontement, au rapport de force.
Selon lui, on a caricaturé le socialisme réel, la fameuse grisaille communiste incapable de rivaliser contre le spectacle de la marchandise offert par l’occident. La chute du mur et le triomphe du néolibéralisme ont fait le reste. L’histoire a été écrite, comme toujours, pas les vainqueurs. Non qu’il trouve de grandes vertus aux systèmes socialistes, mais les réduire aux pénuries, à la répression et au totalitarisme du goulag serait aller vite en besogne. En tout cas, le communisme aura besoin de figures pour s’incarner et se rendre désirable. C’est là qu’il en appelle au communisme luxueux, qui voudrait que l’on produise des biens à la fois utiles et beaux, que les gens délivrés des impératifs du salariat puissent s’épanouir en faisant ce pour quoi ils ont les capacités et le goût , que la publicité obscène soit remplacée par le street art ou le graffiti… Il donne raison à Friot qui n’imagine pas que les individus non salariés puissent ne rien faire et c’est le vrai pari anthropologique que font les deux philosophes militants, croire que l’humanité n’est pas condamnée à une concurrence pour la survie que prône le capitalisme mais qu’elle a des ressources d’entraide, de de coopération et de solidarité. Malgré tous les dégâts qu’a causé 40 ans de néolibéralisme dans les mentalités (on a parlé d’homo-sovieticus, mais pourquoi ne pas parler d’homo-capitalus ?), Lordon et Friot croient encore aux possibilités pour l’humanité de sacrifier au commun, à l’intérêt général, au bien public.
Que faire ? disait Lénine. C’est la troisième partie du livre qui est encore la plus intéressante. Il traite de l’hégémonie, des contre-hégémonie et des luttes intersectionnelles. La démocratie bourgeoise n’est pas la vraie démocratie et il faudra bien en finir avec la propriété privée des moyens de production. « Par conséquent, le communisme est à réinstaller sur la scène de l’histoire », conclut Lordon, non sans avoir rappeler les raisons d’espérer. La première étant que le système est aux abois et – c’est un signe de faiblesse – use de plus en plus de la violence pour réprimer et punir. Brecht disait que le fascisme n’était que la solution trouvée par la bourgeoisie en temps de crise, et Lordon lui donne raison. Il souligne que cette bourgeoisie, après les échecs répétés des formations politiques classiques (de droite comme « de gauche ») s’est choisi les leaders les plus improbables (de Trump à Bolsanero en passant par notre Macron national, incarnation du leader désincarné dont les mots n’ont plus la moindre portée) sous couvert de nouveauté et, comme le disait Lampedusa, pour donner l’impression que « tout change », « pour que rien ne change ».
On est arrivés à un stade où ces nouvelles figures sont contestées à leur tour et la désaffection, la désaffiliation des institutions de la démocratie bourgeoise (voir par exemple le taux d’abstention aux régionales et départementales) commence à sérieusement inquiéter hommes politiques et commentateurs, plus évidemment ceux « qui tiennent la laisse », comme dirait Gilles Balbastre.
Mais il faudra bien lutter pour instaurer une contre-hégémonie et imposer ce qui ressemble à une vraie démocratie sociale. C’est là que Lordon est le moins convaincant, en appelant à la fraternité et à l’entente des luttes sociales, antiracistes, féministes ou de genre qui doivent prendre conscience qu’elles peuvent converger dans l’anticapitalisme, sans qu’il soit question d’altérer leurs spécificités. Il termine par le triptyque « égalité, justice, dignité », valable aussi bien pour les Gilets jaunes que pour le comité Amada Traoré et il cite en exemple la Rainbow Coalition emmenée par John Sinclair aux États-Unis à la fin des années 60 : des prolos du Sud profond pactisant avec des membres des Black Panthers et des activistes post-hippies. Il ne faut pas toutefois exagérer la portée de ce type de mouvements sociaux.
En dehors des convergences avec Friot, on reste donc un peu sur sa faim, quand on en vient au chapitre des solutions, mais c’est un peu la loi du genre. Alors, une nouvelle commune ? Un nouveau 36 ? Un nouveau Mai 68 ? Une guerre civile ? Il faudra bien un événement de cet ordre, révolutionnaire, pour canaliser ce gisement d’énergie, faire rendre gorge à la bourgeoisie et mettre en place un chemin d’espoir et de justice.
En attendant, on s’est à nouveau régalés des formules de Lordon, de son humour, de son style, de sa lucidité et de sa logique incapable. Il n’a jamais été aussi clair, aussi lisible, et il est tout simplement jubilatoire. Qu’il doive en passer par Spinoza, par Bourdieu, par Pascal ou par Marx, ce gars est tout simplement brillant et délectable.
Nouveau Marx ou gourou ?, disait Henri Sterdyniak à propos de Friot. Il pourrait en user de même avec Lordon. Je ne connais pas suffisamment Marx pour lui trouver des successeurs, mais si Lordon devenait gourou, j’aimerais faire partie de ses adeptes.
(1) : Figures du communisme – La Fabrique – 2021
3 juillet 2021
Qu’en termes militants ces choses là sont dites….Encore un livre à gloutonner pour cet été qui n’a rien d’un « summer of love »…..Well done !
salut Vlad
Je viens d’avoir accès à nouveau aux commentaires.
Tous les messages partaient en spam, à l’insu de mon plein gré, comme disait l’autre.
Oui, de saines lectures en vérité.
Summertime blues, I presume.