Vous allez lire (ou pas) la dernière nouvelle de cette série. Non que le réservoir des personnages réels ou plus ou moins fictifs qui encombrent les recoins de ma mémoire est tari, mais plutôt parce que je crains de tourner en rond et de finir par lasser. Au bout de 30 de ces nouvelles, il est temps pour moi de les retravailler, de leur trouver un semblant d’ordre chronologique, de les sortir sur papier et d’essayer de les faire publier, même si les chances sont minces. J’ai déjà donné. Voilà, en espérant que ces courts récits vous auront parfois ému, fait sourire ou intéressé si peu que ce soit pour leur contexte social. C’était là toute l’ambition.
LAURENCE
Je la trouvais sentimentale à l’excès, cancanière et stupide, mais j’étais amoureux d’elle ; de Laurence, une blonde aux décolletés vertigineux et aux jupes ultra-courtes qui ne cachaient pas grand-chose d’une physionomie accorte. Une blonde aux yeux verts, le détail était d’importance pour quelqu’un qui avait tout de la fille délurée et canaille qu’on trouvait déjà dans les pages d’un Maupassant. Une beauté d’une vulgarité accentuée par un accent faubourien et des mimiques théâtrales censées véhiculer des sentiments amoureux de midinette sur le retour. Il m’arrivait de me demander pourquoi ce type de femme m’attirait. De vagues souvenirs de photographies cochonnes et de films pornographiques répondaient à la question.
Il faut dire qu’elle avait sa réputation. Toutes les expressions désobligeantes lui avaient été attribuées par ses collègues : « une Marie couche-toi là » ou, pire, une « saute au paf » et d’autres encore du genre « y’a que le train qui ne lui est pas passé dessus ». Manque de pot, j’étais dedans, aurais-je pu dire pour amuser la galerie, tant mes désirs à son endroit n’avaient jamais trouvé à se réaliser.
Elle travaillait dans un service après vente, à la boutique de R., et je la voyais lorsque je distribuais ce qui était devenu mon journal, soit un canard d’entreprise censé valoriser la Cosmodémoniaque et ses réalisations multiples. Un journal où je parlais aussi rock, football, littérature et cinéma, ce que d’aucuns jugeaient être de la confiture à des cochons. J’avais perdu mon poste, jugé surnuméraire, dans les services techniques et la direction m’avait proposé cette planche pourrie de salut : m’occuper de la communication entre les sites d’une entité qui couvrait toute la métropole lilloise. Le mensuel s’appelait donc Sitcoms (ce genre de crétinerie avec rires enregistrés qu’on voyait à l’époque), et je m’acquittais de ma tâche un peu honteusement, tant les camarades du syndicat criaient tous à la trahison. La plupart émargeait à Lutte Ouvrière et n’avait aucune tendresse pour la collaboration de classe et les compromis boiteux. Je leur opposais le fait qu’on pouvait justement subvertir les armes de l’ennemi et que c’est justement ce que je me proposais de faire. Je n’avais pas dû être très convaincant.
Par ailleurs, on m’avait aussi chargé de la sécurité et de la formation, c’est dire que mon domaine était vaste et que j’avais grand peine à l’entretenir.
Mon D.R.H, celui qui me supervisait, un certain Van Dongen, avait été convoqué à la direction pour un article ironique sur le Titre emploi service, nouveau produit d’appel social de la grande maison, que j’avais intitulé « la prime à la domesticité ». Ça avait fait grincer bien des dentiers. Dans un genre différent, j’avais été agressé verbalement par un militant CGT devenu gérant de cantine à la suite d’un guide humoristique des restaurants administratifs de la métropole. Le sien ne valait pas une louche et il me reprochait de pactiser avec la direction pour faire fermer sa taule. Ancien d’Algérie, il me menaçait de ses foudres en parlant de reproduire mon article à profusion et de le faire lire à tous ses camarades recasés dans les conseils d’administration des Activités sociales et culturelles de la boîte. J’avais un peu le cul entre deux chaises et je m’en sortais comme je pouvais avec un léger arrière-goût de traîtrise.
93, l’année terrible où Laurence m’avait invité, je ne savais trop à quel titre, pour son quarantième anniversaire, en juin. J’avais bu plus que de raison, une demi-douzaine de punchs coco bien tassés qui avaient eu pour effet d’exacerber une libido à la peine. J’étais ivre et elle me regardait en souriant, belle et conne, s’attirant les attentions des mâles en rut et les jalousies de ses consœurs moins dotées sous ce rapport. J’étais encore plus con qu’elle, macho déguisé en pseudo-intellectuel romantique travaillé par ses hormones et sa testostérone. Je la draguais éhontément et elle usait de toutes les ruses pour m’éconduire, finissant par me dire qu’elle connaissait ma femme et qu’elle n’avait pas pour habitude de marcher sur les brisées de ses copines. Un prétexte, même si ma moitié m’avait effectivement déjà parlé d’elle, et pas qu’en bien. N’empêche, je bavais de concupiscence devant sa mini-robe, ses collants noirs à couture et ses talons aiguille. On disait alentour qu’elle n’était guère farouche et j’avais la réaction navrante du petit mâle à qui on résistait : « pourquoi pas moi ? ».
J’étais tellement pénible, pleurnichard et fin saoul que, mesurant mon désarroi, elle me proposa de me reconduire chez moi, les réjouissances et les libations une fois terminées. Je ne savais trop ce qui me valait de tels égards, sans doute une certaine culpabilité de sa part vis à vis de ma femme, soi-disant une de ses copines. Elle devait repasser chez elle pour je ne sais plus quelle raison, se changer peut-être, et j’en profitais pour pousser ce que je croyais être un léger avantage. On n’avait pas mangé et elle avait une petite faim malgré les biscuits apéritifs et les amuse-gueules. Elle m’invitait à partager un petit frichti et me faisait boire un café très fort, histoire de me dessoûler et de raccompagner le parfait gentleman qui aurait succédé de façon aussi féerique qu’impromptue au pochard libidineux l’ayant entreprise avec lourdeur. On était assis sur son canapé et je ne trouvais rien de mieux à faire que de lui caresser les jambes, remontant sa robe jusqu’à mi-cuisse. Je la jugeais provocante, désirable et accessible. Le crissement de mes ongles contre la soie fut interrompu par un bruit nettement moins discret, le claquement sourd d’une paire de gifles amplement méritée. Je tentais de l’embrasser malgré tout, mais elle me repoussait de même, jusqu’à me montrer la sortie, debout sur ses escarpins vernis et après avoir rajusté sa jupe et arrangé sa coiffure.
J’avais honte et je prenais la porte, en lui demandant surtout de taire mon inconduite et de considérer mes écarts comme un regrettable incident du à mes excès de boisson. « Ce que c’est que la boisson », me dit-elle en écho, ce qui me ramenait à mon maître – René Fallet – qui avait tant usé de la formule.
Je prenais le tramway puis un bus jusqu’à la frontière et, au lieu de rentrer, je poussais la porte d’une maison de passe (on appelait cela un « bar montant » en Belgique) où des filles faciles vous faisaient la conversation moyennant quelques boissons alcoolisées tarifées au prix fort. J’avais déjà entendu parler de l’établissement, plutôt en mal, venant d’ouïs dire de mâles frustrés prétendant qu’ils s’étaient fait plumer par des gourgandines aguicheuses qui n’allaient pas jusqu’au bout. J’étais prévenu mais trop en manque d’émotions fortes pour ne pas pénétrer dans l’antre de l’érotisme, le Cupidon, tenu par une pétillante quinquagénaire – qu’on appelait pas encore cougar – assistée de deux jeunes filles court-vêtues qui devaient se fournir en lingerie dans le sex-shop voisin.
« J’avais été damné par l’arc-en-ciel », ne cessais-je de gueuler alors qu’une des filles avait délaissé sa coupe de champagne pour m’inviter à danser sur le « Nights In White Satin » des Moody Blues, avant le « Whiter Shade Of Pale » de Procol Harum. Rien que des classiques. Incorrigible, je me pressais contre elle en lui pelotant les fesses et en osant quelques privautés que, bonne fille, elle me passait volontiers. J’en étais à me plaindre comme une vache malade et à pleurer dans son corsage sur mes déboires amoureux et mes pitoyables tentatives de séduction couronnées par une baffe bien méritée. Elle tentait de me rassurer en me disant que j’étais charmant, intelligent, sympathique et que j’aurais des occasions de me rattraper. Ne serait-ce qu’avec elle pour commencer, m’invitant à la suivre dans un réduit derrière le bar où elle me proposa une fellation moyennant une certaine somme en espèces. Pas de ça Lisette ! Je regagnais ma place au comptoir où Astrid, la pute-en-chef, me servait des rasades d’une deuxième bouteille ouverte par ses soins. Elle y allait elle aussi de sa compassion et de ses conseils d’amie, sûre qu’il n’y avait pas meilleur remède contre les chagrins d’amour qu’une bonne partie de jambes en l’air (c’était son expression). Elle m’y invitait, montrant à son tour ses atours soyeux et son porte-jarretelles, sûre d’elle et de ses pouvoirs de séduction putassière. C’était Pigalle monté sur talons-aiguille. Je déclinais une nouvelle fois devant des tarifs jugés par moi prohibitifs et elle se détournait de moi, occupée avec un autre client, un vieux flamand chauve et couperosé, d’une laideur insigne. Il s’appelait Maurice Van Der Linden, un notable connu dans la ville, et exerçait l’honorable profession de courtier en douane, ce qui ne l’empêchait pas de lutiner une gamine d’à peine 14 ans, la plus jeune, une petite blonde à peine sortie de l’enfance. Ingrid me confiait que le vieux dégoûtant aimait la chair fraîche.
« J’avais été damné par l’arc-en-ciel », répétais-je en boucle, écœuré par ce que j’avais sous les yeux et incapable de bouger. En hôtesse diligente, Ingrid essayait de nouer les fils d’une conversation entre le vieux et moi. Il avait reconnu dans mes propos décousus et répétitifs un vers de Rimbaud et me confiait sa passion pour André Chénier. Je l’envoyais se faire foutre en lui faisant comprendre que ses goûts littéraires m’intéressaient moyennement alors qu’il mettait sur la table ses liasses de billets en francs belges, passeport pour ses tristes voluptés.
N’appréciant pas un ton qu’il trouvait pour le moins irrespectueux, il m’invitait à prendre congé de l’établissement dans des termes peu châtiés, et Ingrid semblait l’encourager, estimant sûrement que je déparais son palais des mille plaisirs. Il était manifeste que j’avais enfreint les règles de convivialité régissant l’endroit, et la vox populi, le coryphée et le chœur des vierges me le rappelaient avec insistance. Chassé des terres de la volupté et banni pour toujours.
À la demande générale, je m’en allais. Il était temps car je vomissais dans le caniveau avant de rentrer chez moi. Ma femme était couchée et j’évitais de la réveiller en m’effondrant tout habillé dans le canapé. Le lendemain, elle me réveillait en me mettant sous le nez les factures amassées dans mon portefeuille. J’en avais pour 6500 francs et elle me demandait des comptes, quand bien même elle les avait devant elle.
Pour faire amende honorable, j’allais quand même travailler alors qu’un préavis de grève contre la privatisation couvrait la journée, ce qui me valait les commentaires acerbes de mes chers camarades. Ma culpabilité avait mis ma conscience sociale en berne. C’est dire à quel point j’allais mal.
J’essayais de revoir Laurence dans la journée, et elle me battait froid quand bien même je lui faisais de plates excuses. Elle avait eu de mes nouvelles par ma femme qui, sachant que j’étais invité à son pot d’anniversaire, essayait de dérouler le fil des événements de la journée et ce qui avait pu me conduire à de telles extrémités. La conjuration des femmes contre le sale petit mec obsédé incapable de maîtriser ses pulsions et de se comporter en individu responsable. J’avais le mauvais rôle, mais il m’allait si bien. J’étais fait pour lui.
Maître Wattremez tenait son cabinet dans une ruelle près du centre de M… Il avait été mon professeur de droit, au lycée, et ma femme m’avait supplié d’aller le voir, ne serait-ce que pour lui demander conseil. J’avais plaidé coupable, mais avec des circonstances atténuantes, tombé dans un véritable traquenard où l’alcool m’avait fait trébucher.
– « Mais vous allez payer une tournée générale au café de la place de l’Ours et vous plaindre après ça qu’on vous a escroqué, personne ne va vous donner raison. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. Bien sûr, c’est douloureux pour le portefeuille, mais ça peut aussi servir de leçon ». Et de me servir des articles du code pénal et du code civil correspondant à ma situation.
– « Et l’alcool ? Nul se peut se prévaloir de ses turpitudes, conclut-il, avec une moue dédaigneuse.
J’écoutais distraitement ses conseils et sa morale, à peine étonné qu’il me fasse payer ses honoraires au prix fort. « Le flamand est travailleur et âpre au gain », c’est lui qui m’avait enseigné le précepte. Lui, Wattremez, avec sa barbiche poivre et sel, son regard bleu acier et ses mâchoires crispées. Il essayait visiblement de compatir à la déconvenue de ma femme, avec un sourire bienveillant, tout en me tenant pour responsable de nos déboires conjugaux. J’en avais assez de jouer au jobard innocent victime d’une embuscade et je lui faisais sentir que sa suffisance et sa fausse bonhommie m’indisposaient au plus haut point, même si ce n’était pas l’avis de ma femme qui semblait l’avoir à la bonne, sa compassion feinte lui allant droit au cœur.
Wattremez nous raccompagna au seuil de sa porte, ajoutant que l’établissement était notoirement connu et que la mère-maquerelle avait un proxénète yougoslave réputé violent. « Serbe, plutôt », corrigea-t-il en évoquant le conflit meurtrier qui ravageait les Balkans.
Je repartais gros-jean comme devant, avec la sensation de m’être autant fait avoir avec lui qu’avec les trois gagneuses. C’était juste un peu moins cher.
Je n’avais plus qu’à tenter de me racheter une conduite et à filer droit. On ne prendrait pas de vacances cette années, c’était décidé, et c’était de ma faute, fallait-il le préciser ? Je rongeais mon frein en me lançant dans un nouveau roman, dont le titre reprenait celui d’une chanson de Donovan, La saison des sorcières, où l’incident du Cupidon tenait une bonne place. J’avais pris l’habitude d’essayer de transcender sur le papier mes tristes et décevantes expériences du monde réel, et au moins, c’était thérapeutique, à défaut d’intéresser qui que ce soit. Tout semblait perdu, même l’honneur, et mes qualités rédactionnelles ne suffisaient pas à rassurer mes supérieurs qui n’en finissaient pas de me donner des avertissements pour quelques lignes jugées irrévérencieuses ou persifleuses.
J’avais reçu un « carton jaune », comme avait dit le chef de centre, pour avoir épaulé un camarade sanctionné devant la direction, alors que j’étais censé être au travail. Nous nous étions invités dans son bureau, au grand désarroi de sa secrétaire, et cette intrusion lui avait fortement déplu. Cet acte héroïque m’avait permis de me faire élire en congrès au Bureau fédéral de mon syndicat, à ma grande surprise. « Le Nord doit être représenté », avait tranché doctement le secrétaire. Je n’avais ni le bagout, ni le charisme ni l’énergie d’un grand syndicaliste (j’imaginais la fonction prestigieuse) et je m’apprêtais à faire de la figuration si possible intelligente. Au moins, j’avais l’impression d’agir pour la bonne cause, débarrassé de cette ambiguïté qui faisait de moi une sorte de danseur de corde ayant partie liée avec l’oppresseur.
On prenait le train une fois par mois de bon matin, avec mon suppléant, et c’était parti pour trois jours de discussions, de joutes et de controverses d’où ressortait la ligne politique, les mobilisations à construire, les campagnes à mener, les initiatives à prendre d’urgence et les alliances à construire.
Je retournais dans mon syndicat local porter la bonne parole et inciter à l’action des bureaucrates planqués qui jugeaient mon zèle déplacé et hors de saison. « Euh, c’est bien beau ce que tu proposes, mais on n’a pas les forces », m’entendais-je répondre invariablement dans un haussement d’épaules. Toutes mes tentatives restaient vaines et j’en étais à faire appel à des membres du secrétariat fédéral pour porter la bonne parole, sans résultats probants autres que de me faire traiter de « suppôt de la fédé ». Un saut qualitatif par rapport au renégat ou au félon que j’avais eu l’honneur d’être.
J’étais devenu un donneur de leçon et un phraseur impénitent, incapable de mobiliser et de créer un rapport de force. Une sorte d’intellectuel à la manque déconnecté des réalités du terrain. Ah, ce fameux terrain qui justifiait toutes les passivités, tous les renoncements.
Me sentant inutile, je rendais mon mandat avant son terme et je regagnais mon syndicat dit d’origine la queue basse. Françoise, une monteuse en téléphone que je connaissais d’une vie antérieure dans les services techniques, avait choisi de s’impliquer dans l’organisation et on lui avait réservé les tâches ingrates du tirage.
C’est à un autre congrès, départemental celui-là, que notre histoire pourrait commencer. Cette fois c’était pour de bon ou « this time it’s for real ! ». J’avais tendance à parler anglais dans deux circonstances précises : lorsque j’étais bourré ou quand j’étais amoureux.
Et j’avais fait le serment de ne plus boire, après l’épisode de Laurence, du Cupidon et de maître Wattremez. Serment d’ivrogne qui ne dura qu’un temps. « La Belgique comme si vous y étiez ! », c’était le titre des dessins de Kamagurka dans Charlie Hebdo. J’y avais vécu plus de 15 années et je n’avais plus rien à y faire, n’ayant jamais été ni travailleur, ni âpre au gain. J’étais plutôt du genre fainéant et prodigue. Pas vraiment fait pour ce pays.
Il était grand temps pour moi de retrouver le Nord, mon Nord.
20 février 2022
PS : et un grand merci à Daniel Grardel, artiste peintre picard et ami de dix ans, dont j’ai abondamment pillé les riches œuvres pour cette série.
Belle matière à réflexion.
Toujours aussi passionnant, l’écrivain Didier Delinotte.
Passionnant car ses textes se lisent » comme un roman »
Qui, je l’espère, sera prochainement publié sur un « support papier » comme on dit maintenant.
J’ai beaucoup aimé chacune de tes nouvelles, et je te souhaite tout le succès que tu recherches et que tu mérites avec le livre.