RUDYARD KIPLING – SIMPLES CONTES DES COLLINES – Stock / Le livre de poche
« Naturellement, il y a encore moi, mais je ne joue que le rôle du chœur qui vient au dernier moment donner l’explication des événements ». Une position de narrateur neutre dont Kipling ne se départ pas tout au long de ces 18 nouvelles, qui vont rarement au-delà de 10 pages, et qu’on lit avec un sourire amusé.
Kipling, ce vieux réac colonialiste, inscrit ses récits dans le cadre lointain de l’armée des Indes au temps de la reine Victoria et d’une Angleterre qui régnait encore sur les sept mers et sur les cinq continents. Des histoires pendables de militaires souvent obtus confrontés à des populations indigènes dont la malice matoise fait supporter la tyrannie coloniale. Avec une franche misogynie et un racisme latent en dénominateurs communs à toutes ces nouvelles.
On retient surtout, à travers des contes – dont on ne saisit pas toujours l’intérêt faute sans doute d’en maîtriser tous les éléments de contexte – une belle description des vies et mœurs d’une époque révolue servie par un humour très anglais, mêlé d’ironie et d’understatement (euphémisme). Un humour qui rapproche Kipling de ses contemporains Ambrose Bierce (lire son fameux Dictionnaire du diable) ou de Mark Twain, de l’autre côté de l’Atlantique. C’est la même ironie tantôt discrète, tantôt féroce.
Mais on retient aussi que Kipling est une sorte de Joseph Conrad qui aurait abandonné le drame et la gravité pour la légèreté et la farce, sauf peut-être dans ses poèmes (If) ou dans ses œuvres tardives. Mais ceci est une autre histoire, comme il le disait lui-même si souvent. L’expression est d’ailleurs le titre de l’un de ses livres.
Terminons avec cette anecdote connue qui veut que son décès, à l’âge de 70 ans, avait été annoncé prématurément dans les colonnes d’un journal à qui, gravement malade, il fit cette superbe réponse : « je viens de lire que j’étais décédé. N’oubliez pas de me rayer de la liste de vos abonnés ». Le vachardMark Twain, encore lui, aurait pu lui faire écho : « je n’ai pas assisté à son enterrement, mais j’ai envoyé une belle lettre pour dire combien j’approuvais cette initiative ». Fermez le ban !
WILLIAM GOLDING – SA MAJESTÉ DES MOUCHES – Folio / Gallimard
Sa majesté des mouches est un nom donné à Belzébuth comme chef de démons dans les saintes écritures. William Golding, écrivain anglais mais aussi scientifique, a écrit une vingtaine de romans mais celui-là seul, sorti en France en 1956, a connu un certain succès et, accessoirement, une adaptation au cinéma sous le titre éponyme par Peter Brook, en 1963.
Le thème est connu : après une catastrophe aérienne dont on ignore tout, une quinzaine d’enfants élevés dans les meilleurs collèges anglais se retrouvent échoués sur une île déserte. Passé le plaisir de jouer à Robinson Crusoé, les enfants décident de s’organiser et c’est Ralph qui devient le chef selon le rituel de la conque (shell en V.O). Celui qui tient la conque a la parole et organise le groupe, le débat et les activités. Ralph est secondé par Porcinet, un enfant obèse, myope et asthmatique. Porcinet est supérieurement intelligent et c’est en fait lui qui conseille le « prince », mais sa physionomie et ses faiblesses en font un objet de moquerie. Car les enfants sont cruels, et le climat de liberté totale et de permissivité dont ils jouissent sur l’île accentue leurs travers.
Le rôle principal de Ralph, en leader rationnel et sensé, est de veiller à ce qu’on fasse du feu et qu’on l’entretienne afin qu’un bateau de passage puisse donner l’alerte et les secourir. Il est persuadé – et Porcinet l’a convaincu – que leur salut repose sur ce feu perpétuel, seul capable de les tirer d’affaire.
Mais une autre bande s’est formée avec Jack à sa tête, un gamin plutôt laid, stupide et violent. Lui a réuni une bande de chasseurs – des gamins qui se peinturlurent le visage pour traquer les cochons et sangliers de l’endroit – afin de subvenir aux besoins du groupe tout en jouant de sa force et de son autorité pour défier le pouvoir de Ralph, ou plutôt du trio Ralph, Porcinet et Simon, un garçon hyper-sensible et courageux qui ira seul ratisser l’île que l’on soupçonne habitée par un monstre.
On comprend que l’action se passe durant la seconde guerre mondiale quand un parachutiste s’effondre dans l’île, sa dépouille mortelle étant considérée comme envoyée du ciel en un signe divin. Il est d’abord pris pour le monstre, une bête venue de l’espace, et Jack attise les peurs. Simon, celui dont la sensibilité et la bonté forment contraste avec la sauvagerie qui monte, est pris de folie et, à la suite d’un cérémonial orgiaque, il se couvre du sang du mort avant de mourir noyé.
Puis les deux clans s’affrontent, Jack et ses chasseurs contre le duo formé par Ralph et Porcinet, plus une poignée de gamins qui leur sont restés fidèles. Porcinet est tué par un gamin cruel, exécuteur des basses œuvres de Jack et Ralph se retrouve seul et traqué dans le cadre d’une battue organisée par Ralph, qui a vaincu. Les dernières lignes racontent le sauvetage de Ralph – et des autres on suppose – par un navire qui a repéré les fumées d’un feu mal éteint.
Un long apologue – ça aurait pu faire l’objet d’une longue nouvelle tant les descriptions sont nombreuses et parfois languissantes – pour dire à quel point la civilisation est précaire et la condition humaine tragique. La force et la violence plutôt que l’intelligence et la solidarité ; la peur plutôt que la raison ; la barbarie plutôt que le vivre ensemble et la communauté. C’est en anthropologue que Golding décrit son petit groupe d’enfants comme un entomologiste le ferait de fourmis ou de mouches, justement.
Un roman d’un pessimisme absolu donc, qui rappelle un peu La ferme des animaux d’Orwell, cette fable sur le totalitarisme. On apprend par ailleurs qu’une telle expérience a eu lieu, une quinzaine d’enfants tonguiens ayant échoué sur une île à la suite d’une tempête ayant fait échouer leur voilier. Pas d’adultes ici. Ils se sont organisés pour survivre, construisant des cabanes, cultivant des jardins et gérant l’eau potable, le tout pendant 15 mois et sans incidents – en bonne intelligence – avant d’être secourus et rendus à leurs parents qui les croyaient morts.
Comme quoi le pire n’est jamais sûr et les romanciers voient tout en noir, souvent hélas avec raison.
MICHEL TOURNIER – LE VENT PARACLET – Folio / Gallimard
Autant avouer qu’on n’a jamais été passionné par Michel Tournier, écrivain à la mode dans les années 1970, avec ses allures de vieux boy-scout, son sourire perpétuel et son presbytère en banlieue. Tout cela respire le catho doucereux et un peu énervant.
Le paraclet ou le souffle de l’esprit ; les rosicruciens considéraient qu’il y avait eu le règne du père (avant Jésus-Christ), qu’on vivait l’ère du fils depuis sa crucifixion et qu’il y aurait à la toute fin le Paraclet, soit l’avènement du Saint-Esprit. Le livre, sorti en 1977, est présenté comme une autobiographie intellectuelle. Soit.
Le bonhomme a néanmoins une belle plume et une vaste culture, est-ce suffisant ? Oui, car on s’intéresse à son enfance dans une famille de germanistes, à son adolescence entre Bourgogne et Prusse orientale (Tübingen ou Koenigsberg, les villes universitaires de Kant et de Hegel), à ses années d’étudiants à Normale Sup avec des condisciples comme François Chatelet, Gilles Deleuze, Roger Nimier ou Claude Lanzman. On ne s’y intéresse pas spécialement pour une attention démesurée à sa vie et son œuvre, mais pour le style, les anecdotes et les évocations de personnages singuliers. Pour la philosophie aussi, car notre homme est philosophe, frotté de Spinoza, de Hegel, de Leibniz mais aussi de Bergson et de Bachelard. Passionné de musique également, allemande, va sans dire (Beethoven, Bach, Wagner…). .
Il rate son agrégation et devient traducteur chez Plon puis est conseiller de la direction pour les programmes de la toute nouvelle Europe n°1. Il voyage beaucoup et publie déjà des essais, mais il viendra tard au roman, ne présentant ses manuscrits aux éditeurs qu’une fois qu’il les estime parfaits, ou à tout le moins inattaquables.
Le vent paraclet est aussi une sorte de making of de trois de ces romans, qu’on peut donc se dispenser d’avoir lu bien qu’une certaine curiosité pour son œuvre affleure au fil des pages.
Trois romans : Les météores, Le roi des aulnes et Vendredi ou les limbes du Pacifique.
Trois romans dont il raconte avec talent les origines, comment les idées lui sont venues, comment il s’est documenté, où il est allé visiter certains lieux… Tournier fonctionnait comme ces romanciers modernes qui ne se lancent pas dans un roman sans des brouettes de documentation. La précision des faits y gagne ce que l’imagination peut y perdre et un écrivain n’est pas un historien, mais il y a des livres qui s’enrichissent de la documentation et d’autres qui s’en étouffent.
Chez Tournier, et quoi qu’on en ait pas lu grand-chose, gageons qu’elle donne à ses fictions un solide terreau et que son style leur donne des ailes. Tournier, en plus de réunir beaucoup de documentation, écrivait lentement et déchirait beaucoup. Sa grande admiration est Flaubert, ce qui n’est pas anodin, et il a beaucoup lu Giono, ce qui l’est encore moins.
Ainsi le même Tournier, qui aurait dû devenir un germaniste érudit ou un philosophe patenté, est devenu un écrivain singulier ayant réussi par la grâce de la littérature à combiner germanisme, philosophie, musique et poésie. Une prouesse, quand même.
7 avril 2022
Excellents rappels. Merci Didier.