Moi je suis un fana des bandes dessinées, chantait jadis Guy Marchand dans les émissions de variété de Jean-Christophe Averty. J’étais aussi un fana dans mon enfance, mais de la Bande dessinée belge presque exclusivement. Celle des éditions Casterman de Bruxelles avec Le journal de Tintin et surtout des éditions Dupuis à Marcinelle avec Le journal de Spirou. Sans parler du franco-belge Record avec déjà le Goscinny d’avant Pilote, dont on parlera une prochaine fois. Pilote qui justement a succédé aux Belges avant que Charlie Hebdo et les publications des éditions du Square ne rangeassent le même Pilote aux oubliettes. Encore une passion, mais pas chronique celle-là, la plupart des B.D modernes me tombent des mains.
J’avais 7 ans et déjà ce qu’on appelait l’âge de raison quand les bandes dessinées que les curés nous mettaient en main ne m’intéressaient que peu. Les Fripounet Marisette, Perlin et Pimpin et autres Sylvain et Sylvette ne m’arrachaient pas le moindre sourire et ces récits laborieux m’endormaient. Les prêtres nous mettaient en garde contre des publications communistes – rien que ça – comme Vaillant, qui publiait à l’époque Pif le chien ou le Gai luron de Gotlib. Le diable était donc dissimulé sous les dehors de chiens dépressifs ou farceurs. Vade rétro !
Heureusement, ma vie allait changer avec la bande dessinée belge. D’abord Le journal de Tintin. Tout le monde connaissait Tintin et j’en avais déjà lu, sans jamais devenir un tintinophile distingué. Mais il y avait aussi le cow-boy Chick Bill (avec le bandit Kid Ordin), le perroquet Coconut, Blake et Mortimer, Ric Hochet ou Quick et Flupke. Le journal de Tintin avait été fondé en 1946 par André Sinave en collaboration avec Hergé et on pouvait y lire en feuilleton les aventures de Blake et Mortimer, d’Edgar P. Jacobs, Alix le Gaulois de Jacques Martin ou Quick et Flupke du même Hergé. Le journal, comme les albums de Tintin, étaient publiés par les éditions du Lombard avant le groupe Casterman.
Bob De Moor fut le premier vrai rédacteur en chef du Journal de Tintin et il fit venir de nouveaux dessinateurs dans les années 1950 : Goscinny et Uderzo pour Oumpah Pah, Tibet pour Chick Bill et Ric Hochet ou Jean Graton avec Michel Vaillant.
En dépit du succès international du Tintin de Hergé, Le journal de Tintin est sérieusement concurrencé par un autre journal pour enfants né lui aussi en 1946 (même s’il existait déjà une première version avant-guerre), il s’agit du Journal de Spirou, le nom d’un petit groom à qui il arrive des tas d’aventures. Un spirou, en patois wallon, est un garnement, un sale gamin.
De Moor sent le vent du boulet et il va débaucher des dessinateurs de la maison d’en face, André Franquin d’abord, qui reviendra chez Spirou pour y faire vivre son Gaston Lagaffe, et Greg qui, lui, transportera son Achille Talon chez les Français de Pilote dont il sera un moment rédacteur en chef.
Il faut dire que Spirou et son journal sont beaucoup plus intéressants, drôles et irrévérencieux que Tintin, toujours un peu coincé pour un jeune lectorat sous emprise catholique. On y trouve à l’époque où je le lis Lucky Luke, de Morris (avant d’être rejoint par Goscinny), Johan et Pirlouit du génial Peyo inventeur des Schtroumphs, Barbe noire et le vieux Nick, de Remacle, sans compter Marc Dacier, la Patrouille des castors, Gil Jourdan et tant d’autres. À l’époque où je l’ai lu (1961 à 1965 en gros), les rédacteurs en chef étaient Jan De Moor (qui signait ses B.D Jidehem) puis Yvan Delporte, scénariste inspiré prêtant main forte à tous les dessinateurs en mal d’inspiration. Gir ou Giraud, futur Moebius, dessinait Jerry Spring quand Franquin était revenu avec un Lagaffe irrésistible et il créait aussi Spirou et Fantasio (avec Jidehem). Pour la petite histoire, Franquin avait pris la suite de Jijé qui avait lui-même remplacé Rob-Vel pour une bande dessinée bourrée d’humour et d’invention. Sinon, Roba dessinait Boule et Bill, un enfant et son chien moyennement amusants, mais il était bien meilleur avec Benoît Brisefer, un gamin de Charleroi toujours fourré dans des aventures périlleuses.
Le journal de Spirou était donc mon journal favori et je délaissais les vieux raseurs comme l’oncle Paul ou Buck Danny pour me délecter de mes trois auteurs favoris : Morris, Peyo et Remacle sur lesquels il n’est pas inutile de revenir. Morris, son far-west et ses légendes ; Peyo et son Moyen-âge féerique et Remacle et ses pirates des 7 mers. On s’amusait en s’instruisant, à moins que ce ne soit l’inverse, mais on riait beaucoup et le journal nous transportait dans un monde fantastique qui nous faisait oublier nos tristes réalités scolaires.
Lucky Luke d’abord. Le cow-boy solitaire qui tirait plus vite que son ombre. Son cheval Jolly Jumper, son chien Ran tan plan, le plus bête de l’ouest, et ses ennemis jurés, les quatre cousins Dalton (puisque les vrais n’avaient pas ces prénoms-là). Morris a commencé seul pendant une dizaine d’albums, et pas les plus mauvais, avant que René Goscinny ne prenne en main le scénario pour des albums plus didactiques sur l’ouest américain et ses légendes.
Le premier album, Sous le ciel de l’Oklahoma, est quelconque, mais peu à peu apparaissent les thèmes majeurs de la série : tous les aspects de la conquête de l’ouest américain vus à travers la lutte entre le bien et le mal. Le bien, le cow-boy nonchalant qui fait triompher le droit et la justice, et le mal avec une armada de desperados – réels ou fictifs – parmi lesquels Billy The Kid, Jesse James, Calamity Jane, Pat Poker et le juge Roy Bean. Et les Dalton bien sûr, avec Averell, le plus grand et le plus idiot, Joe le teigneux ; les autres, Jack et William, étant plutôt des faire-valoirs. Les épisodes les plus croustillants ont été réalisés au milieu des années 1960 : En remontant le Mississippi, Les collines noires ouLa Caravane, plus Les Dalton se rachètent. On passera aussi la frontière canadienne avec Les Dalton dans le Blizzard et la frontière mexicaine avec Tortilla pour les Dalton. L’arrivée de Goscinny au scénario amènera beaucoup d’humour et d’ironie à la B.D, mais l’effort de documentation est considérable du début à la fin et les amateurs de Western et les rêveurs d’Amérique s’y retrouveront.
Johan est une sorte de jouvenceau, preux chevalier toujours prêt à sortir l’épée pour défendre la veuve et l’orphelin. Pirlouit est un nain joyeux débarqué en cours de série (Le lutin du bois aux roches). Les deux forment un duo cocasse qui s’attaque aux méchants nobliaux, aux pseudo-magiciens, aux courtisans hypocrites et aux soudards de toutes les armées. Ils sont au service d’un roi débonnaire qui s’ennuie en son château où il ne se passerait pas grand-chose, n’était la présence de nos héros.
Peyo dessine seul, et on lui doit l’intrusion des Schtroumphs dans l’épisode des La guerre des 7 fontaines (puis La flûte à six schtroumphs). Là aussi, le meilleur se situe au milieu des années 1960 avec L’anneau des Castellac et Le pays maudit. Peyo brasse joyeusement tous les clichés de l’imaginaire médiéval : sorcières, nobles cruels, fantômes, magiciens, troubadours, roitelets d’opérette, bandits de grand chemin, gentes dames et nobles seigneurs. C’est toujours jouissif et on en redemande. Se méfier des dernières éditions qui sont là uniquement pour surfer sur la marque.
Enfin, Barbe noire et Le vieux Nick, de Remacle. Le monde de la piraterie avec un forban (barbe noire) toujours contrarié par un serviteur, encore une fois, du bien et de la justice en la personne chenue du Vieux Nick, un corsaire au service du roi. On pense à Stevenson, à Kipling, à Poe et tous ces récits de marins et de batailles navales. On pense aussi au Pepito de Luciano Bottaro et des bandes dessinées de l’inénarrable Benito Jacovitti (Coco Bill, entre autres). C’est assez dire le niveau et à quel point on rigole avec ces vieux loups de mer et ces pirates des Caraïbes toujours en quête d’un trésor quelque part dans les îles.
On aurait pu parler plus longuement de La patrouille des castors ou de Jerry Spring, mais il faut bien avouer qu’on en a pas gardé grand souvenir. On se souvient en revanche des auteurs : Jean-Michel Charlier pour les castors et Jean Giraud pour Jerry Spring, des signatures qui s’imposeront dans l’univers de la bande dessinée.
Il y avait aussi le franco-belge Record, plutôt magazine pour jeunes un peu niais où on pouvait néanmoins lire les hilarantes aventures de Max l’explorateur, de Guy Bara, et les premières planches du Grand Vizir Iznogoud, de Jean Tabary et Goscinny (au scénario comme toujours). Record était un mensuel qui flattait les engouements d’une jeunesse « moderne » avec des héros pilotes de ligne ou coureurs automobiles. Autant dire qu’on n’était pas fans.
Quelques bandes dessinées seront reprises par Pilote, grâce à l’industrie d’un René Goscinny qui lancera le magazine dès la fin des années 1950, avec Asterix et Obelix en vedette. Il en sera le directeur entouré de rédacteurs en chef comme Charlier, Greg puis Vidal. Avec le grand Marcel Gotlib, Mandryka, Alexis, Solé, Bretecher, Moebius, Druillet, Fred, Lob, Christin et Mézière et on en passe. Sans parler des transfuges du premier Hara Kiri comme Gébé, Cabu ou Reiser. Mais c’est Dargaud et c’est français, donc hors-sujet pour ce qui nous occupe.
On reparlera de Pilote une prochaine fois, « le journal qui s’amuse à réfléchir », un journal qu’on a lu à la fin des années 1960, vite remplacé par mon Charlie Hebdo et les éditions du Square. Mais c’est une autre histoire, comme dit l’autre.
Moi je suis un fana des bandes dessinées, c’est mieux qu’la télé, c’est mieux qu’le ciné (air connu).
11 mai 2022
Souvenirs, souvenirs …