C’était les débuts de l’altermondialisme. Les sommets mondiaux du mouvement se tenaient à Porto Alegre. En Amérique du Sud, les trônes vacillaient et les dominos tombaient un à un. Là où la CIA faisait les rois en lien avec les compradores locaux, des leaders plus ou moins révolutionnaires ou populistes prenaient le pouvoir. Chavez au Venezuela, Morales en Bolivie, Correa en Équateur… Et puis il y eut le reflux et le retour à la normale avec des bilans contrastés sanctionnés par les électeurs (ou l’OEA). Au Chili, en Colombie et bientôt au Brésil, le balancier repart à gauche ; une gauche qui semble avoir appris de ses erreurs, décidée à faire intervenir les peuples et les minorités. Phénomène durable ? On parie pour.
C’était au vingtième siècle, l’Amérique du sud et l’Amérique centrale étaient considérées comme les arrière-cours des États-Unis. On parlait à l’époque de doctrine Monroe et de théorie des dominos. Des concepts politiques sur lesquels il n’est pas interdit de revenir. James Monroe fut le cinquième président des États-Unis et il voulait que l’Amérique du sud ne soit plus convoitée par les Européens mais reste sous domination des U.S.A, tout en prônant un isolationnisme forcené qui, en revanche, commandait aux Américains de se désintéresser des affaires européennes.
Quant à la théorie des dominos, elle vient d’une conférence de presse de Dwight Eisenhower où le golfeur à casquette bleue expliquait que, dans une région dominée par l’occident, lorsqu’un pays tombait sous le joug communiste, il était à craindre que tous les autres suivraient. Comme justement des dominos qui s’effondrent sous la poussée des autres dominos.
Déjà, au XIX° siècle, les Américains avaient repris le Texas aux Mexicains à la suite des sanglantes batailles de Fort Alamo qui vit des héros de légende (les Davy Crockett ou James Bowie) se battre aux côtés de l’armée yankee contre les troupes du satrape Santa Anna. La république du Texas exista de 1836 à 1845 avant de se voir rattachée aux États-Unis d’Amérique. L’épisode a suffisamment fait l’objet de westerns et de littérature pour qu’on y revienne en détail.
On peut passer directement après la seconde guerre mondiale à la création de la C.I.A (Central Intelligence Agency) en 1947, et ses premiers méfaits en Asie et en Amérique latine. Un an plus tard, c’est la création de l’Unité des États Américains, une instance diplomatique chargée de faire prévaloir les intérêts américains, économiques et politiques, sur tout le continent.
En 1954, ce sera d’abord le Guatemala qui sera victime de l’impérialisme américain. La C.I.A s’entendra avec l’United Fruit Company pour évincer le président jugé trop à gauche Jacobo Abenz Guzman, qui avait eu l’audace de mettre en place une réforme agraire favorable aux petits producteurs et allant à l’encontre des intérêts de la multinationale U.S. Allen Dules, le chef de la C.I.A à l’époque, était l’un des principaux actionnaires de la U.F.C et, quelques milliers de morts plus tard, le Guatemala sera gouverné par un pouvoir inféodé aux États-Unis qui sera impitoyable pour la guérilla et les minorités mayas. La même année, le dictateur Alfredo Stroesner prend le pouvoir pour longtemps au Paraguay. SS in Paraguay ?
Pour d’autres intérêts, la C.I.A en fera de même en Indonésie en 1965, chassant les communistes avec l’aide des milices fascistes locales et laissant cette fois sur le carreau 1 million de morts. Mais on s’éloigne de l’Amérique du sud. On s’éloigne de Cuba notamment où, pour une fois, après avoir été emprisonnés après l’échec de l’assaut de la caserne de la Moncada, les révolutionnaires cubains emmenés par Castro délogent le dictateur Fulgencio Batista de cette île des Caraïbes devenue à la fois le casino et le bordel des États-Unis, c’était en 1959. On connaît la suite, de l’épisode des missiles, de la Baie des cochons au blocus, en passant par les contre-révolutionnaires agissant depuis la Floride et par une situation économique qui durcira un pouvoir de plus en plus stalinien. On parlera de goulag tropical et les belles âmes, d’Arrabal à Glucksman s’en étrangleront.
En 1965 toujours, c’est Johnson qui envoie la troupe en République Dominicaine, là où la population proteste contre la junte militaire. Bilan, 5500 morts, majoritairement civils. L’O.E.A protestera mais le département d’État répliquera en l’obligeant à mettre en place une force armée de 35000 hommes avec brassard, façon casques bleus, mais la contribution des états du cône sud fut volontairement dérisoire. Déjà en 1964, le Brésil du président Goulart, jugé lui aussi trop à gauche, avait été remplacé par une junte militaire commandée par le général Geisel. Idem pour la Bolivie avec Hugo Banzer (1971) ou l’Uruguay avec Bordaberry (1972), sans oublier l’Argentine – jusque-là rétive aux influences américaines à cause des dirigeants péronistes nationalistes – avec Jorge Videla en 1976.
Les années 1970 auront été les plus meurtrières, avec l’opération Condor, pilotée par la C.I.A, un vaste programme anti-guérilla qui unira une majorité de pays d’Amérique latine pour massacrer les opposants dans les conditions les plus horribles (notamment jetés à la mer depuis hélicoptères). Plus diplomatiquement, Condor et la C.I.A mettaient aussi au point des assassinats de personnalités politiques d’opposition. Le plan Condor a notamment fait des ravages chez les Tupamaros uruguayens, les Monteneros argentins, et le MIR chilien. Cent ans de solitude… Et le Nicaragua d’Ortega est la seule bonne nouvelle dans les années 1980, mais pas pour longtemps.
À la fin des années 1990, après les échecs de l’OMC, le développement des mouvements sociaux (paysans sans terre de Via Campesina) et le déclin relatif de la C.I.A traduisant celui de l’empire américain, des forces progressistes viennent remplacer les vieilles dictatures. Chavez prend le pouvoir au Venezuela et, en dépit des peaux de banane glissées sous ses pas par les Américains, il se maintient au pouvoir après plusieurs élections et référendums remportés démocratiquement.
À l’ombre de Chavez, c’est Lucio Gutierrez avant Rafael Correa qui porte une coalition de gauche (socialistes, communistes et minorités amérindiennes) au pouvoir en Équateur (1), après Evo Morales en Bolivie. C’est ensuite le Brésil qui tombe (la théorie des dominos toujours) avec Lula puis Dalma Rousseff. L’Uruguay se donne comme dirigeant un ancien tupamaro, Pépé Mujica et même le Pérou s’y met avec Ollanta Humala, vieux militaire (re)converti au socialisme. Ailleurs, des gouvernements sociaux-démocrates s’instaurent avec Nestor puis Critina Kirschner en Argentine ou Michele Bachelet au Chili. Un seul pays fait de la résistance : la Colombie d’Alvaro Uribe, qui poursuit les Farc dans la jungle, malgré un accord de paix.
Le bilan des pays passés à gauche est mitigé. Plus de justice sociale mais sur fond de politiques extractivistes et clientélistes qui génèrent une contestation populaire exacerbée par les U.S.A. Pire, la plupart de ces politiques sont des désastres écologiques et les minorités sont très vite écartées du pouvoir.
En 2009, premier signal inquiétant. Le président Zelaya, au Honduras, est destitué par l’O.E.A avec l’aval de Obama. Puis la droite revient au Chili, au Pérou, en Uruguay, au Paraguay et enfin au Brésil après la destitution par la justice de l’ex guérillero Dalma Rousseff et la mise à l’écart de Lula. C’est la théorie des dominos à l’envers, mais ils n’en tombent pas moins.
Correa est trompé par son successeur désigné, Lenin Moreno quand Morales est condamné à l’exil par une foldingue, Janine Alvez, soutenue par les militaires. Dramatique, le fasciste Bolsonero prend le pouvoir au Brésil et l’ultra-libéral Mauricio Macri est élu en Argentine ; les deux plus grands pays d’Amérique latine ont envoyé bouler la gauche.
Au Venezuela, le chaos est total après la mort de Chavez. Nicolas Maduro s’incruste au pouvoir quand toutes les chancelleries reconnaissent son rival Juan Guaido. Des manifestations sont réprimées, la situation économique est catastrophique et le pays n’a plus que la ressource de vendre du pétrole aux Américains. On croit que c’en est terminé des expériences de gauche dans le cône sud, d’autant que AMLO (Obrador) au Mexique, se montre complaisant avec les milieux d’affaire.
Mais l’espoir renaît. D’abord en Bolivie avec la courte défaite de Luis Arce à cause d’un mauvais report de voix du candidat écolo-indigéniste. Ensuite au Chili où, après la création d’une assemblée constituante l’année dernière (2), Gabriel Boric accède au pouvoir sans majorité à l’assemblée nationale. Enfin, c’est de Colombie que nous parvient la divine surprise. Dans un pays terre de droite, des para-militaires et des narcotrafiquants, Gustavo Petro l’emporte au second tour contre le Trump des Caraïbes, Hernandez. Une première dans le pays. On attend beaucoup du Brésil où Bolsonero a prouvé son ignominieuse impéritie et où Lula a de fortes chances de repasser, en octobre. Quant à l’Argentine, elle est repassée aux mains d’un social-démocrate, Alberto Fernandez.
Même si les conditions ne seront plus les mêmes, il semble bien qu’il y ait un retour de balancier favorable à la gauche. Reste à ne pas recommencer les mêmes erreurs : clientélisme, extractivisme, autoritarisme et incapacité de mener des politiques réellement différentes en incluant les minorités, les femmes, la jeunesse et la société civile. Pas facile, pour des leaders souvent décriés par le concert des nations et haïs par la droite locale, l’armée et les pouvoirs de l’argent.
Avec sa constituante et ses mesures sociales, en dépit d’une opposition déchaînée, le Chili indique peut-être la marche à suivre. Un pays qui renaît après les émeutes populaires et les révoltes étudiantes. Un pays dont aurait pu s’inspirer la France, si Mélenchon ou la NUPES l’avaient emporté. Mais le miracle n’a pas eu lieu ici. Souhaitons bien du courage à ces peuples longtemps martyrs. El pueblo unidas jamas sera vencido (air connu mais j’ai pas les accents sur mon clavier).
(1) Ce sont les gens du CADTM (Éric Toussaint et Damien Millet) qui ont conseillé Corréa sur la dette de l’Équateur, avec annulation de la partie illégitime de cette dette, au grand dam du FMI.
(2) Une constituante féministe, sociale et écologique qui serait donnée perdante au référendum constitutionnel du 4 septembre prochain.
PS : une émission de rentrée d’Angle d’Attac sur Radio Campus (le troisième samedi du mois entre 12 et 13h) devrait traiter de ce thème.
7 juillet 2022
Merci pour ce panorama rapide mais néanmoins trés précis. J’y ai appris que la théorie dés dominos datait de l’époque d’ Eisenhower. Je croyais qu’elle avait été inventée pảr un conseiller de Kennedy.
J’aurais dû parler un peu du Chiapas qui me paraît important dans le processus. Mais bon, en un peu plus de deux pages… C’est le genre d’article que j’aimerais trouvé dans Politis, qui a toujours été très frileux sur les pouvoirs « populistes » latino-américains. Aucune de mes lettres sur l’Amérique latine n’est d’ailleurs jamais passée, surtout celle où je les engueulais pour une brève sur la Bolivie après le coup d’état de la fasciste qui s’est quand même farcie dix ans de tôle.
Ayant voyagé en bus, en camion, et en bateau dans presque tous les pays d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud de 1972 à 1977, et ayant vécu un an en jungle amazonienne colombienne et cinq ans au Brésil à la même époque, ceci me rappelle le climat tendu des années de dictatures militaires et de révoltes à tendance castriste dans la plupart de ces pays. Je parle plus en longueur de mes expériences sur place dans la version illustrée de mon livre numérique gratuit “Expat New York” qui peut être téléchargé sur http://xpatny.free.fr