De son vrai nom John Peter Wilkinson, Wilko Johnson était né sur l’île de Canvey (Essex) le 12 juillet 1947. Il est mort le 21 novembre dernier après avoir lutté presque une décennie contre un cancer du pancréas. Un record de longévité dans ce cas précis. Quelques souvenirs personnels et une biographie sommaire de ce très grand guitariste et compositeur inspiré. Du grand Doctor Feelgood jusqu’au bout d’une carrière solo comptant une douzaine d’albums au compteur. Voici son histoire !
Canvey, Rumford et Southern On Sea sont trois localités de l’Essex qui ont vu naître plusieurs groupes de pop music dont les Paramounts, premier groupe de Gary Brooker, B.J Wilson, Robin Trower et Matthew Fisher et qui allait devenir Procol Harum en 1967 avec le succès que l’on sait. John Wilkinson est issu de cette scène-là, qui donnera aussi Humble Pie, Eddie & The Hot Rods ou Mickey Jupp. Il est un fan de Procol Harum dont il ne manque aucun concert à leurs débuts, alors qu’il fait des débuts difficiles dans différents groupes locaux, comme guitariste. D’abord les Roamers, puis The Heap, deux groupes où joue aussi Johnny Martin, alias The Big Figure, qui aura son petit succès dans un groupe pop bubble-gum du nom de Cupid Inspiration.
Wilkinson est pion dans un lycée et il rode un jeu de guitare syncopé et épileptique, promenant l’instrument de long en large et l’arborant comme une mitrailleuse. Il est influencé dans ce jeu particulier par Mick Green, guitariste de Johnny Kidd And The Pirates, de même que le nom de son futur groupe, Doctor Feelgood, était l’un des morceaux les plus connus du répertoire desdits Pirates.
En 1967, Wilkinson part étudier à l’université de Newcastle et délaisse vite ses pas si chères études pour parcourir le monde. On le retrouve au Népal, sur les chemins de Katmandou, mais son prurit hippie ne va pas durer. Il revient au pays à l’été 1971 et la scène a bougé avec de nouvelles figures dont Lee Brilleaux et John B. Sparks. Brilleaux et Sparks proposent à Wilkinson de former un groupe et il amène son ami Martin comme batteur. Aini naît Doctor Feelgood qui, au départ, se contente d’accompagner un rocker de l’East End du nom de Heinz, riche d’une petite notoriété dans les années 1960 avec un hit en hommage à Eddie Cochran, « Just Like Eddie ».
Après Heinz, Feelgood s’engage en 1972 dans le circuit des pubs du sud-est londonien. On appellera pub-rock ce courant musical qui vise à rompre avec les tristes figures d’une progressive pop (école de Canterbury, rock symphonique, acid rock, jazz-rock…) engluée dans la grandiloquence et la pompe. Les premiers groupe du genre ont nom Doctor Feelgood, les Ducks Deluxe, Kilburn & The High Roads (le groupe de Ian Dury), Brinsley Schwarz, Count Bishop et autres Bees Make Honey mais le groupe de Brilleaux et Johnson (il s’appelle désormais Wilko Johnson) est en tête de pont avec les Ducks Deluxe. Le genre s’applique à retrouver les racines enfouies d’un rock’n’roll et d’un rhythm’n’blues à la manière des premiers Rolling Stones et autres combos de ce qu’on appellera Chuck’n’Bo rock, des noms de Chuck Berry et de Bo Diddley bien sûr : les Pretty Things ou les Yardbirds. Il se joue et s’écoute dans les pubs, bock en main. C’est un rock très direct et efficace, sans fioritures mais avec l’esprit agressif et teigneux des rockers. C’est en ce sens que le courant préfigurera le Punk-rock qui naîtra à l’automne 1976. Dans ce groupe, le contraste est saisissant entre un Brillieaux et son physique de rugbyman et Johnson, costume sombre et silhouette efflanquée qui joue les zombies électriques, guitare au poing, en s’inspirant du personnage de Frankenstein. Grâce à leur jeu de scène et à leurs reprises puisées dans le répertoire rhythm’n’blues, Feelgood s’acquiert une réputation flatteuse qui incite United Artists à leur faire signer un contrat. « Roxette » (une composition de Wilko) sort en single en novembre 1974 et c’est un choc pour les nostalgiques d’une pop rugueuse qui sait encore ce que révolte veut dire. C’est en même temps un repoussoir pour les esthètes qui se bouchent les oreilles. Down by the jetty sort en janvier 1975, produit par Vic Maile, et c’est avec ce disque que j’explose de joie.
Qu’on me comprenne, je l’achète le jour de mes 21 ans et je vois ces types à mines patibulaires (mais presque aurait dit Coluche à la même époque) avec lunettes noires, costard de prolos endimanchés ou vestes de cuir photographiés le long d’une jetée au bord de la mer du Nord. Finis les élégants à col de velours, terminés les clowns à manteaux de fourrure. L’image a bougé. Rock’n’roll is back ! Le retour de la rudesse, du rugueux, de l’astringent avec des gars qui ne sourient pas et semblent en vouloir au monde entier. Je deviens l’un de leurs fans avec l’impression que tout peut recommencer et qu’on peut reprendre les choses où on les a laissées en 1965, avant l’ère hippie.
Trois reprises, le « Boom Boom » de John Lee Hooker, le « Bonnie Moroni » de Larry Williams et le « Oyeh » des Pirates. À part ça, les compositions frustes de Wilko, toutes tranchantes et percutantes, bâties sur le même moule (mais va-t-on reprocher à Chuck Berry de composer toujours sur le même rythme?). « She Does It Right », « Roxette » ou «Out Of Sight » serviront de bande son à mon printemps 1975 et l’un de mes meilleurs souvenirs de concert sera d’avoir vu Doctor Feelgood à l’Olympia, en avril. La plus grande claque de ma vie avec Van Morrison et Kevyn Coyne.
Malpractise, en octobre, est du même tonneau. La deuxième ordonnance du bon docteur comprend autant de reprises que d’originaux et on se délecte cette fois de « Back In The Night », de « Don’t Let Your Daddy Know » et autres « You Should’nt Call The Doctor (if you can’t afford the pills) ». Wilko compose « Going Back Home » avec Mick Green, son idole de jeunesse. On raconte qu’il aurait prêté 400 dollars à son tour-manager, Jake Riviera, lequel allait les investir pour fonder l’un des principaux labels du punk britannique, Stiff Records.
C’est ensuite un live, Stupidity, en août 1976, qui colle tout le monde au mur. Deux concerts enregistrés l’un à Southend et l’autre à Sheffield avec les meilleurs titres de Wilko et des reprises jouées à leur sauce : Bo Diddley, Rufus Thomas, Chuck Berry, Sonny Boy Williamson ou Salomon Burke. L’un des plus grands albums live jamais sortis. 40 minutes de fun.
La suite est moins glorieuse. Sneakin Suspicion est encore un bon disque, avec une reprise du « Mama Keep Your Big Mouth Shut » de Bo Diddley ou de « Lights Out » d’un autre docteur (John), mais des tensions se font jour entre un Brilleaux qui veut garder la formule magique rétro et Wilko qui propose des évolutions. Brilleaux l’emporte et Wilko prend la porte, remplacé par John Mayo.
Pour Wilko, ce sera Solid Senders qui ne sortira qu’un album en 1978, mais quel ! Il laisse composer ses musiciens et nous gratifie encore de reprises exceptionnelles, de Dylan ou de Smokey Robinson. Il intègre les Blockheads de Ian Dury en 1980 avant de se lancer dans une carrière solo au long cours qui commence avec Ice on the motorway (1981) suivi de 5 albums studio et d’autant de live.
J’ai pu voir en 1989 un Wilko Johnson en grande forme sur la scène de l’Abattoir à Lillers, retrouvant son jeu de scène et fusillant l’audience avec sa guitare-mitraillette dont il tirait toujours le meilleur. J’ai même osé lui quémander un autographe qu’il signa avec un large sourire.
En 2014, déjà diagnostiqué pour son cancer et complètement chauve du fait de sa chimiothérapie, il sort avec Roger Daltrey l’excellent Goin’ back home avec une sélection de ses meilleurs compositions – Feelgood, Solid Senders et albums solo confondus – et une seule reprise pour le coup, le « Can You Please Crawl Out Your Window? » de Dylan. La voix du chanteur des Who s’accorde à merveille avec son jeu de guitare et leur complicité est d’autant plus évidente qu’ils ont passé leur jeunesse à aller voir les mêmes groupes : Johnny Kid & ses Pirates, Screamin’ Lord Sutch et autres Playboys de Vince Taylor.
Il décide de faire une tournée d’adieu et sort un ultime single avec un groupe du nom de Urban Voodoo Machine. Il apparaît également sur deux morceaux de The Mutants, un « super » groupe avec Wayne Kramer (ex MC5), Jake Burns (ex Stiff Little Fingers) et Neville Staple (ex Specials). Alors qu’on croit sa mort imminente, il surprend tout le monde en se disant guéri du cancer après une intervention chirurgicale et entame une ultime tournée qui passe par l’Europe et le Japon. Il sortira son dernier album, Blow your mind (même titre que le premier album solo de Van Morrison), en 2018.
L’annonce de la mort de Wilko Johnson m’a beaucoup affectée. Pour la plupart des chanteurs et des musiciens de rock, je n’ai suivi leur carrière que de loin, en fan parfois enamouré et souvent attristé. Pour Wilko, c’était différent dans la mesure où j’avais l’impression de le connaître un peu et de l’avoir suivi depuis ses débuts, en fidèle, comme un grand frère qui a réussi ce que vous avez raté ou, pire, ce que vous n’avez même jamais entrepris.
So Bye bye Johnny ! Bye Bye Johnny B. Goode.
6 décembre 2022
Merci pour ce rappel brillant. Je ne l’ai pas aussi bien connu et apprécié que toi, mais tu me donnes l’envies d’en savoir plus maintenant. Et puis merci pour parler de Jake Riviera que j’ai très bien connu à Paris quand il venait en vacances de Londres en 1967 et 1968. Il est même venu dîner chez mes parents, et je suis resté une nuit ou deux chez ses parents quand je suis allé en stop à Londres en mars 1968. Souvenirs, souvenirs …