CHRISTIANE ROCHEFORT – PRINTEMPS AU PARKING – Grasset
C’était plutôt quelqu’un de bien Christiane Rochefort (1917 – 1998), anar et féministe, auteur (on ne disait pas encore autrice à l’époque) du Repos du guerrier mis en scène par Vadim, et on aurait aimé dire du bien de ce livre trouvé par hasard toujours dans la même boîte à livres (et qui va y retourner aussitôt). Je dois avouer à ma grande honte qu’il m’arrive d’en garder.
L’histoire d’un adolescent fugueur qui quitte les grands ensembles où il a mal grandi pour échouer au Quartier latin et, après moult péripéties, trouver le grand amour (homosexuel donc) avec un sociologue qui apprend le chinois et dans lequel on reconnaîtra facilement l’ami de la romancière, Jacques Sternberg. Disons plutôt qu’il tombe amoureux et qu’il est adopté par une bande de joyeux gaillards qui passent leur temps à jouer au poker au bistrot entre deux passages à la bibliothèque ou à la cinémathèque. Pas de problème d’argent car ils viennent tous de familles bourgeoises. La bohème… Mais dorée, et quand Rochefort décrit un petit-déjeuner dans une de ces familles, c’est Sagan convertie au marxisme-léninisme. Bref, il apprend la vie avec eux et passe de l’innocence inculte à la raison dialectique, ses nouveaux amis voyant en lui le « bon sauvage ».
On passe sur le côté scabreux d’un livre où un adolescent finit par faire l’amour avec un adulte. On parlerait aujourd’hui de pédophilie et l’ouvrage serait vilipendé. On passe donc, mais on ne passe pas sur le côté laborieux des dialogues, la banalité et la platitude de l’écriture, l’humour potache à base de références culturelles, la multiplication des clichés très en vogue dans ces années-là chez les intellectuels de gauche, à base de freudo-marxisme et de grande révolution contre une bourgeoisie mortifère. C’est le grand combat de la vie (des intellectuels marxisants et des jeunes révoltés) contre la mort (les cons en général, soit tout ce qui n’est pas eux). L’amour contre les conventions et l’industrie du sexe. L’aventure contre le conformisme. Et puis ça sent le délayage et elle met en scène des personnages dès que l’inspiration semble manquer. De plus, c’est d’une naïveté confondante et c’est manichéen au possible. On se doute que Mai 68 est en vue, même si l’action se situe au printemps 1966 et que Rochefort réécrira la fin après les événements.
On imagine ce qu’un mauvais coucheur comme René Fallet aurait pu tirer de cette histoire. Là, on a malheureusement que des provocations et des audaces de petite bourgeoise. Et on cite à longueur de temps les totems de cette génération d’intellectuels plutôt ultra-gauche : Saussure, Freud, Reich, Marx… La grande affaire est la révolution sexuelle, qui ne manquera pas d’accoucher de la grande révolution politique et sociale. Disons que tout cela est terriblement daté et d’autant plus daté que ce livre a dû faire fureur à l’époque, et choquer pas mal de monde.
Quand je pense que Cavanna avait proposé, au moment de la création de Hara Kiri hebdo, à Rochefort de faire partie de l’équipe. Et qu’elle avait refusé au motif qu’elle ne voulait pas être la seule femme (ou presque) au milieu de cette bande de machos. À la place, on a eu droit aux Isabelle, Sylvie Caster et autres Victoria Thérame. Pas un truc de filles la bande à Charlie !
JEROME K. JEROME – TOMMY AND CO – Desclée de Brouwer
Jerome K. Jerome est un humoriste anglais célèbre pour son livre Trois hommes et un bateau. On peut le rapprocher de ses compatriotes Woodehouse, Chesterton et Evelyn Waugh ou de l’Américain O’ Henry. C’est de l’humour anglais, pas la franche rigolade à la française qui va de Rabelais à San Antonio en passant par Alfred Jarry, Alphonse Allais ou Cami (pour aller vite).
En fait, il s’agit de 7 longues nouvelles dont le fil rouge est l’équipe d’un journal appelé La bonne humeur fondé par le personnage principal, un certain Peter Hope. Le livre raconte comment se recrutent les administrateurs et les collaborateurs au fil du temps. À commencer par Tommy, un gamin des rues qui s’avère être une gamine après une visite médicale et qui fait montre de grandes qualités de reporter. Puis c’est William Clodd, l’administrateur, homme d’affaire sans cœur qui prend la tête du journal à la suite d’une sombre histoire d’héritage. Grindley, un fils d’aristocrate bon à rien transformé en éditeur grâce à ses relations. Miss Rambsbotham, qui fera les échos de la mode dans un supplément destiné aux femmes coquettes, même si elle ne brille pas par sa beauté. Joe Leveredge, jeune dandy célibataire soudain couvert de prétendantes. « Le Gosse » qui décide de se travestir pour voir ce que cela fait et sème la pagaille dans la rédaction et enfin Dick Danvers qui demandera Tommy en mariage avant d’être rattrapé par son ancienne maîtresse. Il y a d’autres personnages, tous membres du club, Herring ou l’avocat sans cause parmi les plus pittoresques.
Dans un style élégant, Jerome brocarde l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises, de même qu’il s’en prend avec alacrité aux artistes ratés, aux gommeux, aux poseurs et aux demi-mondaines. Un vrai jeu de massacre, mais avec la touche d’humour qui convient.
On ne rit pas à gorge d’employés (comme dirait Bérurier) à chaque page, mais on sourit plus souvent qu’à son tour grâce à cet humour délicat plein de second degré et de sous-entendus (understatement). Jerome sait restituer l’ambiance de la bohème du Londres des années 1930, le Londres des clubs, des rues enfumées, des réceptions et des mondanités. C ‘est brillant et enlevé, avec un côté cynique et moraliste qui ne gâte rien.
L’auteur sait de quoi il parle, issu d’une famille de la bourgeoisie ruinée à la suite de placements hasardeux dans des mines de charbon. Détestant l’école, il pense à une carrière dans la politique avant de se raviser et de prendre le parti d’en rire avec des nouvelles et récits humoristiques où il se paie gentiment la figure de ses contemporains. Il a bien fait, et son Tommy & Co est en tout cas un petit chef-d’œuvre d’humour anglais qui tient de Dickens ou de Thackeray. So British, comme disent maintenant les snobs à propos de tout ce qui vient d’outre-Manche.
ALDOUS HUXLEY – ÎLE – Plon / Pocket.
C’est le dernier roman de Aldous Huxley, son testament en quelque sorte, paru un an avant sa mort, en 1963. On connaît la dilection d’Huxley pour les utopies, le mysticisme et les paradis artificiels comme illustrée par ses livres les plus connus (Le meilleur des mondes, Les portes de la perception ou encore La philosophie éternelle). Il fait partie de ces intellectuel britanniques prophétiques et visionnaires annonciateurs de mondes futurs, un peu comme George Orwell, son compatriote.
L’Île décrit l’arrivée à la suite d’un naufrage dans l’île imaginaire de Pala (une île de l’océan Indien) d’un journaliste salarié par un groupe pétrolier. Une île où un médecin écossais et un rajah bouddhiste ont jadis uni leurs savoirs pour syncrétiser la pensée rationnelle occidentale et la sagesse millénaire mystique orientale. De là est issu une société qui vit en paix et en harmonie avec des structures familiales élargies à la communauté et des préceptes éducatifs réconciliant l’esprit et le corps, la pensée et le réel. De là une société pacifiste et bienveillante où le collectif et l’entraide priment sur tout. On veille constamment au contrôle des naissances pour s’assurer que le peu de ressources corresponde aux besoins qui tiennent à la sobriété dans tous les domaines.
Will Faraby, le journaliste, est vite conquis par les modes de vie et la philosophie des habitants. En cynique rationaliste abîmé par un père alcoolique et une mère abusive, culpabilisé par la mort accidentelle de son épouse après qu’il lui ait avoué avoir une maîtresse, Will est d’abord sceptique avant de se laisser gagner par cette harmonie cosmique régnant sur ce coin de paradis, aidé en cela par la drogue hallucinogène locale, un dérivé de la mescaline.
Mais à côté de Pala se trouve l’île de Rendang dirigée par un dictateur militaire, le colonel Dipo, stipendié par les compagnies pétrolières et asservissant son peuple converti au mode de vie capitaliste, à la surproduction et à la consommation de masse. Dipo fait alliance avec la femme de l’ex Rajah, Rami, une foldingue mystique, et c’est son propre fils, appelé à succéder à son père, qui, en une seule nuit, détruit l’harmonie de l’île après une guerre éclair qui ruine des décennies de prospérité et de bonheur. Le pétrole a tout gâché et Dipo et son Rajah fantoche peuvent régner.
Voilà pour la trame de ce gros roman (400 pages) qu’on a parfois du mal à lire. Non du fait du style de Huxley ou de l’histoire racontée, mais surtout à cause du fait qu’on est plus dans l’essai que dans le roman et que chaque dialogue est prétexte à exposer toutes les théories et pratiques ayant cours sur l’île : éducation éclairée, familles collectives, spiritualité à base de tantrisme, de yoga et d’hallucinogènes. Le capitalisme est le mal absolu mais pas autant que le marxisme, d’après Huxley qui, en vieil aristocrate anglais versé dans le mysticisme, cherche Dieu et l’absolu sans aucune considération sociale. Le matérialisme, voilà l’ennemi !Au final, un fatras mystique qui aurait été plus à sa place dans un traité de philosophie où l’érudition de l’auteur, parfois un peu assommante, eût fait merveille. Enfin bon, c’est Huxley quand même…
JEAN-PIERRE CHABROL – VLADIMIR ET LES JACQUES – Grasset / Le livre de poche.
On garde un bon souvenir de l’autre Chabrol – Jean-Pierre – barbu corpulent un peu bourru qui racontait des histoires avec son accent cévenol, ami de Brassens et membre de la bande à Fallet qui se retrouvait tous les étés à Jaligny (Allier) , dans le village du père René. Un conteur qui a débuté dans le journalisme à l’Humanité avant d’écrire romans et nouvelles et d’être parfois invité à lire ses contes dans des émissions de l’ORTF ou de France Inter. Un personnage attachant, comme on dit.
C’est le vingtième roman (sans compter les recueils de nouvelles) de cet écrivain prolifique, sorti en 1980. Comme le baron de Sigognac suivait une troupe de comédiens dans Le capitaine Fracasse de Théophile Gautier, Chabrol met sa plume au service d’une troupe de théâtreux, Les Jacques, qui ambitionnent de monter un spectacle autour de la misère, de la pauvreté, du lumpenprolétariat, celui que Marx ne calculait pas, comme on dirait maintenant, pas bons pour la révolution, juste des crève-la-faim non conscients objectivement complices de la bourgeoisie.
Ça commence par des enquêtes au pied des HLM, chez les sous-prolos, avant une revue d’effectif où chaque membre de la troupe fait l’objet d’un chapitre, avec son itinéraire, ses motivations et ses rêves. Puis ce sont les essais, les erreurs, les tentatives. On essaie une scène, puis un personnage, puis un autre et on remet le métier cent fois sur l’ouvrage. On fait le filage des scènes qui évoluent, de détails en détails, jusqu’à la représentation. Il faut avoir un peu connaissance des milieux du théâtre pour bien apprécier la lente évolution de ce travail de fourmi qui débouche sur un spectacle, lequel va se jouer des centaines de fois dans des MJC, des centres sociaux, des résidences universitaires ou des foyers de jeunes travailleurs, jusqu’à ce qu’on en fasse un autre.
Le Vladimir du titre est l’aîné d’une famille dysfonctionnelle sorti fraîchement de prison et qui va bouleverser l’agencement de la pièce et faire du théâtre des Jacques une vraie insurrection urbaine avec immersions télévisées en banlieue et descente d’hommes politiques « compréhensifs ». Il n’arrive qu’aux environs de la page 300 et on attend Vladimir un peu comme les personnages de Beckett attendaient Godot.
N’empêche, on admire les qualités d’écriture de Chabrol, un flux torrentiel qui rappelle Henry Miller et un style qui doit autant à Céline qu’à des auteurs qu’on ne lit plus, comme Francis Carco ou Pierre Mac Orlan (qu’il cite d’ailleurs souvent). C’est d’ailleurs le regard qu’il porte sur cette société française de la fin des années 1970 qui nous intéresse plus que ses histoires de théâtreux un peu tristounets dépassés par leur sujet avec ce complexe d’enfants des classes moyennes qui veulent changer la vie en se mettant à l’écoute de la classe ouvrière ou du lumpen, en se rendant vite compte que les conditions matérielles de leur existence, la guerre aux pauvres qu’on leur fait et l’absence totale de perspectives déteignent sur eux et fait de ces éducateurs spécialisés, de ces travailleurs sociaux, de ces associatifs, de ces humanitaires et de ces théâtreux de simples soupapes de sécurité, des rustines. Ils se voulaient des chevaliers et ils ne sont que des assistants sociaux déplorant le désastre, ils souhaitaient changer la vie et ce n’est guère qu’eux-mêmes qu’ils ont changé, plus endurcis, plus réalistes ou plus cyniques.
Voilà en tout cas un livre inspirant sur un sujet social brûlant que nos écrivains d’aujourd’hui ont majoritairement tendance à éviter. De belles pages de rage poétique et de dinguerie indignée. Une littérature à l’estomac qui se moque de faire beau et de plaire dans les salons, mais qui cogne là où ça fait mal et qui gratte là où ça démange.
Allez, on ose : il est fort, Chabrol !
28 décembre 2022
Merci, Didier, pour ces introductions. Je ne connaissais pas.