Il y a 50 ans, Kraftwerk – soit Ralf Hutter, le petit, et Florian Schneider, le grand – donnait son premier concert français dans une petite salle de Boulogne-Billancourt, en janvier 1973. Concert organisé par le magazine Actuel. J’y étais, mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est de dire en quelques lignes en quoi ce groupe a été important et en quoi il l’est encore pour l’essentiel de la musique moderne d’aujourd’hui. Pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs. En tout cas, on a bien là à faire à des musiciens visionnaires et à des avant-gardistes, même si l’imagerie et le discours politiques du groupe a toujours été plus qu’ambigu.
C’est l’histoire d’un passé qui ne passe pas. Les fils et les filles des années 1960 interrogent les pères sur leurs responsabilités dans l’ascension du troisième Reich, de l’Allemagne nazie, de la seconde guerre mondiale et de l’Holocauste. Comment cela a-t-il été possible ? Comment avez-vous pu ? Il n’y a pas de réponse. Ou plutôt, les réponses sont lacunaires et insuffisantes. Il fallait faire allégeance au Reich pour avoir un emploi, on ne pouvait pas faire autrement, le Traité de Versailles nous avait mis à genou avec une hyper inflation qui rendait la vie impossible, le peuple retrouvait enfin sa fierté et puis… On ne pouvait pas savoir ce qui se faisait sur tous les fronts, les crimes de guerre, les exactions, les massacres, les pogroms, l’horreur… L’Holocauste, la Shoah ? On nous avait parlé de camps de travail et personne n’imaginait qu’on gazait des Juifs, des homosexuels, des communistes ou des handicapés. Si on avait su…
Le miracle économique des années 1950, après les quelques années de privations et d’expiation, avait recouvert la honte et le culpabilité, la mauvaise conscience, sous les dollars et les deutschemarks. L’Allemagne avait été coupée en deux dans un charcutage découlant du Yalta de Churchill, Roosevelt et Staline : l’est dans l’orbite de Moscou, du Comecon et du Pacte de Varsovie ; l’ouest repeinte en démocratie libérale fédéraliste dans le camp de la liberté, sous l’égide du Plan Marshall, de l’OTAN et de la C.E.E. Berlin était partagé en quatre zones, celles des vainqueurs de la guerre avec la moitié à l’ouest et l’autre à l’est. La République Fédérale, comme le Japon, n’aurait plus qu’une armée au service de la paix universelle, sans industrie de l’armement et la fleur au fusil. Elle s’en remettait à l’OTAN et aux États-Unis en cas de coup dur. La République Démocratique, quant à elle, laisserait à l’U.R.S.S le soin de la défendre en cas d’agression des forces du capital et de la ploutocratie occidentale, et les pays frères prêteront main forte en cas de besoin. L’Allemagne géant économique et nain politique. L’Allemagne, l’homme malade de l’Europe, va se consacrer à sa reconstruction.
Mais le mur se fissure et des Berlinois de l’est passent à l’ouest. « Ich bin ein Berliner », crie Kennedy en visite, sans s’apercevoir qu’il vient de dire « je suis un petit pain au chocolat». L’Allemagne fédérale du chancelier Adenauer vit dans la paranoïa anticommuniste et se rapproche des États-Unis tout en devenant la locomotive de l’Union Européenne. La bourgeoisie ouest-allemande ne craint rien tant que le retour de l’inflation et les politiques économiques visent à protéger la rente. Le pays est champion dans l’automobile, l’électronique, la sidérurgie, les charbonnages ou l’électro-ménager et le niveau de vie est le plus élevé d’Europe. Les syndicats pratiquent la cogestion et c’est l’âge d’or de ce qu’on appellera le capitalisme rhénan, soit un capitalisme à visage humain à la sauce social-démocrate, avec des patrons paternalistes et des salariés compréhensifs. Tout allait donc pour le mieux dans ce que Voltaire appelait « le meilleur des mondes possibles ».
Mais ça branle dans le manche, comme on chantait sous la Commune, la SDS (l’Union Socialiste Allemande des Étudiants), puissant syndicat étudiant, commence à manifester contre la guerre du Vietnam et à dénoncer l’impérialisme américain. Le SDS proteste aussi contre le sort fait à la minorité turque, contre le pillage du Tiers-monde et remet en question le compromis social allemand, son patronat favorable au réarmement et sa classe ouvrière rendue muette par les hauts salaires et les avantages sociaux. Les étudiants ont lu les philosophes de l’école de Francfort, ceux qui, après Adorno, Habermas et Horkheimer remettent en question les bienfaits du capitalisme et de la société de consommation sur la base du Freudo-marxisme, à commencer par Herbert Marcuse, professeur de philosophie en Californie, dont les ouvrages les plus célèbres, L’homme unidimensionnel et Éros et civilisation, ont été lus et commentés par la frange la plus éclairée de la jeunesse allemande. C’est la nation entière qui doit être analysée, quitte à mettre en lumière tout ce qui a pu être refoulé et tout d’abord ce passé trouble des années 1930 et de la guerre.
La Subversive Aktion de Munich, qui intégrera l’Internationale Situationniste, se dote d’une section à Berlin où s’illustre l’étudiant révolutionnaire Rudi Dutschke. Fin politique, il infiltre le SDS pour durcir sa ligne et radicaliser ses actions. L’année 1966 voit naître des manifestations monstres contre le Vietnam mais aussi contre la réforme universitaire et les lois d’état d’urgence promues par la coalition CDU / SPD. La répression policière se durcit elle aussi et, en juin 1967, l’étudiant Benno Ohnesorg est abattu par un policier de Berlin Ouest qui s’avérera être un espion de la STASI, la police de RDA. L’exécution a lieu durant une manifestation contre la dictature du Chah d’Iran. Les étudiants ripostent et organisent des sit-in dans tout le pays pour demander à ce que la lumière soit faite sur ce meurtre. L’appareil policier ouest-allemand est pris pour cible, en même temps que le groupe de presse Axel Springer et ses journaux populistes aux ordres.
C’est dans ce climat tendu que se prépare le Mai 68 allemand avec, en prélude, la tentative d’assassinat contre Rudi Dutschke le 11 avril. Joseph Bachmann, un jeune ouvrier d’extrême-droite, lui tire dessus à trois reprises pour un meurtre qui aurait été commandité par l’extrême-droite. Dustchke sera sauvé au bout d’une longue opération mais gardera d’importantes séquelles neurologiques. Des étudiants allemands radicaux prennent la rue et s’attaquent aux sièges de la presse Springer tout en incendiant des camions de journaux, rendant responsable le propriétaire du Bild Zeitung dont la ligne éditoriale est de s’acharner sur tout ce qui peut paraître critique et peu perméable au lavage de cerveau de ses journaux.
Le Printemps de Prague, qui sera réprimé en août par les chars soviétiques, sera un autre aliment pour la révolte étudiante, celle de l’est comme de l’ouest. Si toute contestation à l’est est rapidement réprimée, la jeunesse de l’ouest engage une véritable guerre sociale contre l’état allemand. De violents affrontements entre jeunes et policiers ont lieu dans toutes les grandes villes de RFA et des usines se mettent en grève. Les jeunes dénoncent aussi la sujétion du pays aux États-Unis, la volonté de réarmement et l’inféodation à l’OTAN. La libération des mœurs, la volonté d’émancipation et les revendications de liberté sexuelles déconcertent le monde des adultes qui n’entend pas modifier ses règles et oppose un déni face aux accusations de compromission avec le nazisme. Les violences policières, des policiers parfois relayés par des militaires, laisseront des traces chez beaucoup de jeunes qui vont se radicaliser et, pour certains, choisir la lutte armée et le terrorisme. Ce sera le cas de la R.A.F (Rote Armee Fraktion) et du groupe dit Baader – Meinhof.
Même si ce phénomène concerne une minorité, beaucoup de jeunes allemands choisiront de vivre en dehors du système répressif et marchand en se regroupant dans des communautés libertaires, sous forme de squats ou d’appartements autogérés. Ce mouvement donnera naissance à une vague culturelle, aussi bien dans le cinéma avec des réalisateurs comme Peter Fleishman, Barbet Schroeder, Rainer Werner Fassbinder, Werner Schroeter ou Werner Herzog ; mais aussi musical : Amon Düül II, Can, Faust, Neu, Floh De Cologne, mais aussi les planants électro-acoustiques de Tangerine Dream, Klaus Schulze, Popol Vuh ou Ash Ra Tempel, plus quelques exceptions, pas vraiment dans ce mouvement, comme Kraftwerk ou Cluster. Voilà pour le contexte.
Place aux vampires de Düsseldorf, les plus connus, Kraftwerk (centrale électrique). Le noyau dur en sera constitué de Ralf Hütter (le petit à lunettes), chanteur et claviériste, et Florian Schneider-Esleben (le grand aux airs aristocratiques), mêmes postes + flûte et violon. Hütter est fils de médecin né le 20 août 1946 à Krekeld ; Schneider est le fils d’un architecte, né le 7 avril 1947 à Düsseldorf. Les deux ont fait le conservatoire et ils sont très liés, formant un premier groupe du nom de Organisation (ach!), en 1968 avec un album chez RCA, Tone float (1970), produit par Conny Plank, dont le studio se trouve être situé dans une raffinerie désaffectée. Le duo tourne dans des universités du pays et des galeries d’art, ne manquant pas d’attirer les curieux.
Mais l’amateurisme ne leur convient pas et les deux construisent leurs propres studios (Kling Klang) et rebaptisent leur groupe Kraftwerk, en 1970. Un studio qui tient plus du laboratoire scientifique que du lieu d’enregistrement. Le groupe ainsi renommé sort son premier album éponyme chez Philips. Thomas Homann et Klaus Dinger ont rejoint le duo et on note le graphisme du groupe avec un cône de circulation routière qu’on retrouvera partout. Musicalement, Kraftwerk se distingue par de petites phrases mélodiques répétées et obsédantes avec des sonorités bizarres retravaillées en studio. C’est ensuite le guitariste Michael Rother qui vient faire un tour de piste, chaque nouveau instrumentiste se voyant condamné à un bref passage tant Kraftwerk ne sera toujours que ce duo. Les trois musiciens supplétifs partiront d’ailleurs fonder Neu.
Kraftwerk II sort en 1971 avec le même graphisme, la même pochette et toujours ces phrases musicales obsédantes maintenant portées par une boîte à rythme. Autant dire que Kraftwerk n’est pas en phase avec les tendances gauchistes et anarchistes de cette Allemagne post 68. Ils ont toujours entretenu l’ambiguïté sur ce point, passant tour à tour pour des fascistes ou des staliniens.
Le public français peut les découvrir lors d’un concert organisé par Actuel à Boulogne-Billancourt en décembre 1972 et Ralf & Florian sort la même année qui sera qualifié par Schneider « dernier album archéologique ». Comprendre de la préhistoire de Kraftwerk et l’histoire peut s’écrire. Deux musiciens viennent se joindre au duo, le violoniste Klaus Roeder et le percussionniste Wolfgang Flür. Le groupe s’achète son synthétiseur moog qu’il utilise pour jouer divers instruments et Hütter parle de « musique industrielle populaire », avec toujours cette ironie troublante des gars qui semblent se payer votre tête. Ce qui est sûr, c’est que cette musique se veut la bande-son de cette Ruhr industrielle et Autobahn, en 1974, en est la parfaite illustration. Un grand album, répétitif et entêtant, qui semble être une apologie du progrès technique et de la voiture, dans ces années où Die Grünen allemands ont le vent en poupe. Kraftwerk aime par-dessus tout le provocation. « Fahr fahr faht an die autobahn… ». Un simple sort avec « Autobahn » en janvier 1975 et le titre fait un hit. Karl Bartos vient comme second percussionniste et Roeder s’en va. Les quatre sont habillés à l’identique avec les mêmes coupes de cheveux, tous arborant un sourire narquois.
Poursuivant leur exploration du cauchemar industriel, Radio activity sort en janvier 1976 (il était sorti en Allemagne en décembre 1974). « Ohm Sweet Ohm » en est l’un des morceaux les plus réussis mais la glorification du nucléaire passe mal, même au énième degré et la pochette, un poste de radio à réception limitée tels que ceux préconisés par Goebbels (« taisez-vous, l’ennemi écoute ») passe encore moins bien. On se demande de plus en plus si c’est du lard ou du cochon (schwein). Mais le disque sert d’indicatif à une émission de Jean-Loup Lafont sur Europe 1 et le public français adore. En 1977, le duo est souvent vu avec Eno, Iggy Pop et David Bowie dans sa période berlinoise. C’est cette fois le train qui est glorifié avec la poésie ferroviaire industrielle de Trans-Europe Express. « Rendez-vous sur les Champs-Élysées, mit David Bowie und Iggy Pop », peut-on entendre et Schneider s’amuse devant des journalistes en désignant un vaste espace sur une carte du monde avec ce commentaire glaçant « et dire que c’était le Reich ! ». On mettra ça, encore une fois, sur le compte de l’humour. Cela dit, l’album est splendide avec des motifs répétitifs et des envolées lyriques qui en font un opéra contemporain, industriel.
C’est ensuite The man machine qui paraît en 1978 avec un graphisme qui rappelle le constructivisme russe, contrastant avec le rouge et le noir des uniformes évoquant les années sombres du nazisme. En fait, c’est plutôt vers l’est qu’il convient de regarder, vers Stakhanov et le totalitarisme soviétique. L’album est lancé lors d’une soirée mondaine à la Tour Montparnasse où se presse le tout Paris qui saute et qui pétille. Consternation, ce sont des robots habillés de rouge et de noir qui jouent devant eux. Un scandale ! Kraftwerk chante le mariage heureux de l’homme et de la machine, comme en attestent des chansons presque enjouées comme « Les Mannequins », « The Model » ou encore « We Are The Robots ». Humour à froid, apologie du monde industriel, déshumanisation, aliénation ; Kraftwerk ne choisit pas, toujours peu disert, mais des groupes comme Devo, la cold wave anglaise et toute la musique industrielle s’en souviendront.
Le reste est beaucoup moins intéressant, avec des albums convenus comme Computer world (1981) ou le single « Tour De France » (il paraît que les deux ont toujours fait beaucoup de vélo). Le groupe va commencer des tournées au long cours à travers le monde et l’influence de Kraftwerk sur les musiques modernes sera colossale. Quant à la dimension politique de Kraftwerk, elle n’est certainement pas à chercher dans le gauchisme post-soixante-huitard ou dans l’anarchisme. Kraftwerk oscille avec répulsion et fascination entre deux pôles, celui du totalitarisme soviétique et celui du nazisme, en se penchant sur l’aliénation, la fragilité humaine et la dépersonnalisation. Leur vision du monde n’a en tout cas rien d’humaniste et on a pu les rapprocher d’écrivains comme Yves Adrien ou Jean-Jacques Schuhl, les prophètes de la déshumanisation. Mais tout cela tient peut-être de la posture et personne ne saura jamais ce que pensent réellement les deux compères, cultivant avant tout le mystère et la confusion. Un groupe magistral en tout cas, sans doute le meilleur du lot.
6 janvier 2023
Excellent rappel. Merci Didier.