LEOPOLD DE SACHER MASOCH / LA VÉNUS EN FOURRURE / Profidu
LE SOPHA / CRÉBILLON FILS / Profidu
Deux romans libertins dans une collection désuète également appelée pompeusement les 101 chefs-d’oeuvre du genre humain. Franchement, il doit exister des kyrielles de romans bien meilleurs que ceux-là et qui mériteraient d’entrer dans ce singulier Top 100.
On commence par Leopold, qu’on considère comme l’inventeur du sado-masochisme, ou disons plutôt du masochisme puisque le sadisme a été laissé au divin marquis. C’est un roman-confession, un peu comme certains Dostoïevski comme Le joueur ou L’éternel mari. Soit ici Severin, un noble galicien, qui raconte à l’auteur sa descente dans les enfers du masochisme avec la belle Wanda, portrait craché de La Vénus au miroir de Botticelli et toujours habillée de fourrures et d’hermine.
Severin raconte ses tendances au fétichisme et au masochisme qui lui viennent de l’enfance et de certains jeux sexuels avec des adultes. Il rencontre sa Vénus en fourrure et celle-ci accepte d’entrer dans ce jeu. Elle veut bien s’y prêter. Il sera son esclave et elle sera sa maîtresse. Elle prétend l’aimer mais lui en est fou amoureux. Ils envisagent de vivre ensemble lorsqu’ils en auront terminé de leurs jeux érotiques.
Évidemment, ils n’en finiront jamais. Severin ne vit que pour sa passion et son plaisir sexuel qu’il prend dans la domination de Wanda et celle-ci se découvre sadique et va même jusqu’à l’humilier avec des amants autorisés à le fouetter à leur tour. Mais, au fond, Severin est un romantique et il n’accepte l’humiliation que dans un amour exclusif, peu désireux de servir de souffre-douleur aux amants de Wanda.
Il va donc arrêter le jeu lorsque la dame s’est éprise d’un Apollon grec. Lui va reprendre l’étude de son père et oublier Wanda et ses perversions. Elle lui écrira une dernière lettre, mais Severin, après une tentative de suicide dans l’Arno (on est à Florence) a décidé d’oublier les amours antiques et contre-natures des païens, échaudé par une passion morbide qui le fait rentrer dans le droit chemin.
C’est finalement assez anodin, quand on a pu lire les 11000 verges d’Apollinaire ou Sade, justement. Tout est suggéré et l’anatomie féminine ne se dévoile jamais. Les fourrures et les dentelles suffisent à son bonheur, plus quelques coups de cravache.
« Venus In Furs » était un titre fameux du premier Velvet Underground, et on n’oublie pas que Sacher-Masoch fut l’arrière-grand père de Marianne Faithfull. Finalement, tout cela est très rock’n’roll.
Crébillon Fils fait partie de ces écrivains libertins du XVIII° siècle, comme Choderlos De Laclos ou Rétif de La Bretonne, entre autres. Un genre qui fit florès à l’époque et dont Sade figurait la face d’ombre. Les autres faisaient plutôt dans l’érotisme suggéré et le marivaudage.
Voici l’histoire, proche de celle de Shéhérazade : à la cour d’un sultan indien (dépeint paraît-il sous les traits de Louis XV), on croit dur comme fer à la métempsychose. Justement, Amanzéi se souvient de ses vies antérieures et notamment de celle où il fut réincarné en divan.
Un divan qui passe de chambres à coucher en bordels et où sont retranscrites les conversations entre amants. Les amants, des mirliflores fiers de leur personne et dont le jeu favori est de faire se donner à eux les femmes, par ruse et par le beau langage. Les femmes s’acharnent à jouer les prudes jusqu’à ce qu’elles révèlent leurs vraies personnalités de courtisanes sensuelles.
Philosophie dans le boudoir et fragments de discours amoureux. Pendant plus de 300 pages, on observe les stratégies amoureuses et les faibles défenses des courtisées. Le divan, transbahuté d’un point à un autre, se régale et ne manque pas une bribe des conversations échangées entre ces messieurs et dames. Le récit est tellement ennuyeux que le Sultan et la Sultane demandent souvent à venir au fait, n’hésitant pas à interrompre l’orateur qui s’attarde sur des détails et des propos secondaires, des incidentes.
On doit avouer avoir peiné à lire ce livre, tant, malgré un style précieux et des fleurs de rhétorique, toutes ces histoires de prudes enamourées et d’amants bien résolus à les faire chavirer peut lasser à la longue. J’ai quand même fini le livre, par conscience professionnelle, ou par masochisme.
JOYCE CAROL OATES – DÉLICIEUSES POURRITURES – J’ai lu.
Une université de la Nouvelle-Angleterre où des incendies criminels ravagent la cité universitaire. Gillian, la narratrice, est amoureuse de son professeur de lettres, Andre Harrow dont l’épouse est une sculptrice un rien provocatrice. Tel est l’argument, assez mince de ce court roman (125 pages), on pourrait dire tout aussi bien une longue nouvelle.
C’est avant tout l’histoire d’une emprise sur fond du passage difficile entre l’adolescence et l’âge adulte. Dans cette université, le couple pervers formé par le professeur de lettre et la sculptrice attire et mystifie toutes les étudiantes. Certaines sont sélectionnées par eux pour des orgies qu’elles vivent en état de quasi-inconscience. Drogue ? Alcool ? Toujours est-il que Gillian Bauer suit Dorcas la sculptrice dans la rue jusqu’à être fascinée par le couple dont elle va devenir la proie.
Le récit est rythmé par des incendies qui se propagent dans tout le campus. L’une des filles, souffrant de dépression et d’anorexie, s’accuse, mais les incendies continuent. L’un de ces incendies est provoqué par la narratrice elle-même, mais on ne va pas dévoiler la fin.
C’est une fine analyse des rapports entre des adultes sûrs de leur pouvoir, dominateurs et convaincus de leurs talents artistiques, et des jeunes filles qui se cherchent, pas à l’aise avec leurs corps et encore effrayées par la sexualité. L’auteur cite souvent D.H Lawrence (le titre est d’ailleurs tiré de l’un de ses poèmes), Lawrence qui est la grande admiration du professeur, aimant en lui les éloges nietzschéens de la force brute, de la bestialité et du sexe dans le rejet de la morale et de la religion.
Un petit livre, certes, mais de ceux qui marquent, et la construction du récit est habile, où deux scènes au début et à la fin, se situant en 2001, mettent en tension le récit du trimestre universitaire de l’automne 1975, l’année des 20 ans de la narratrice. On est accaparés par ce livre qu’on lit presque d’une traite, tant les personnages sont vivants et l’évocation des rapports humains en est particulièrement fine. La subtilité s’invite à toutes les pages et rien n’est décrit de façon triviale, tout est angoissant, ténu, sensible et menaçant.
De même qu’une Nancy Huston à qui elle fait penser, je connaissais mal cette écrivaine dont l’œuvre est colossale : romans, polars sous divers pseudonymes, nouvelles, poésie, essais, théâtre et on en passe. Une autrice, comme on dit (je n’aime pas trop le mot) prolifique et talentueuse. Inutile de préciser que ce court roman donne envie d’en lire plus. Oh Carol !
GRAHAM GREENE – LE FACTEUR HUMAIN – Robert Laffont.
Le parfait gentleman britannique, Graham Greene, l’un des plus grands écrivains du XX° siècle, c’est devenu banal de le dire tant c’est vrai. Avec John Le Carré, il est en tout cas le plus grand dans le roman d’espionnage, mais il ne se cantonne pas à cela et la dimension tragique et métaphysique de son œuvre est ce qui fait tout son prix.
Soit Maurice Castle, un agent proche de la retraite ayant été longtemps en service en Afrique du Sud où il a rencontré sa femme, Sarah, une Noire qui a emmené avec elle son fils Sam en Angleterre. Il se passe de drôles de choses dans les services à propos d’un laboratoire d’armes bactériologiques et de rivalités pour un accès aux ressources, minières notamment, de l’Afrique du Sud. On est chez le MI6, l’étranger, pas au MI5, l’intérieur. Les pontes, Sir Hargreaves et un mystérieux C notamment, sont persuadés qu’une taupe échange des informations avec « les autres », comprendre les Russes. On est en 1978 et le mur n’est pas tombé.
Le docteur Perceval est ami avec Hargreaves et, passant outre les appels à la prudence du vieux colonel Daintry à qui il faut des preuves, il empoisonne Arthur Davis, le collègue de Castle, sur ordre de Hargreaves et de C. On veut éviter un procès. Castle se doute de quelque chose, d’autant qu’il sait que la taupe, c’est lui. Mais une drôle de taupe.
Castle est en cheville avec un vieux libraire qui lui conseille des livres dont il se sert pour envoyer des messages à ceux de son camp, mais il s’avérera que ce trafic cache en fait les activités d’un vrai espion en passe d’être rapatrié en URSS. Bref, son activité, risquée, n’a servi à rien si ce n’est à brouiller les pistes . Sans être communiste, Castle a vu de près l’apartheid et la nouvelle de la mort de son mentor, John Carson, quelqu’un des services dont il est persuadé qu’on l’a assassiné depuis sa prison à Johannesburg, a renforcé sa détestation du monde dit libre. D’autant qu’un Afrikaner du nom de Cornelius Muller, responsable de la section Afrique, joue avec lui au chat et à la souris, faisant peser de sourdes menaces sur sa femme Sarah.
Peu à peu, l’étau se resserre sur Castle qui se sent démasqué et envoie des signaux à ses correspondants. Il finira dans une datcha à Moscou, sans sa femme et son fils, comme d’autres avant lui ont fini.
Mais là n’est pas l’essentiel et Greene aurait pu tout aussi bien choisir le roman policier ou le roman historique. Il décrit la solitude comme personne et on sent chez lui une compassion pour ces hommes à qui il est impossible de communiquer tant ils ont appris à se méfier de tout. Des chevaliers de la guerre froide qui, le plus souvent, ont choisi de tenir compte du « facteur humain » plutôt que d’obéir aveuglément à la raison d’état, comme le voudraient leurs fonctions. Castle, trop humain, fera s’enrailler la machine, au prix de sa liberté et de sa famille. Un héros qui se débat de façon presque pathétique parmi des espions, des aristocrates et des militaires qui ont tout oublié de leur humanité au services des intérêts de l’occident et de ses capitalistes. Greene back dollar.
On ne surprendra personne en relevant la beauté de son style, son attachement à des petits riens, son sens de la notation juste, sa volonté de donner accès à l’imaginaire de ses personnages et son ironie mordante. Un prince. Écrivain catholique ? Faut voir…
FRANCIS DUMAURIER – GIORGIO GOMELSKY / FOR YOUR LOVE – Supernovabooks.
Francis Dumaurier est un ami à moi et un fidèle lecteur (et commentateur de ce blog). Ce n’est pas spécialement pour ces raisons que l’on parle de ce livre, mais parce qu’il vaut la peine d’être lu. Une première mouture était déjà parue chez Camion Blanc en 2018 sous le titre Mon ami Giorgio Gomelsky, et les lecteurs non anglophones peuvent s’y reporter. Mais c’est une version complétée et augmentée qui est donnée ici à lire, à la suite de rencontres et de hasards.
Qui est vraiment Giorgio Gomelsky ? D’abord un journaliste, puis un impresario et enfin un producteur qui aura été une sorte de deus ex machina (ou d’imam caché) du Swinging London. Il est né en Georgie (province de l’URSS à l’époque), et sa famille s’est exilée en Suisse pour fuir les rigueurs staliniennes et les pogroms antisémites. Les Gomelsky s’installent en Italie du Nord, avant d’être acceptés en Suisse où ils feront souche.
Giorgio, lui, est un citoyen du monde qui tourne son regard vers Londres, là où les choses se passent. Passionné de jazz et de blues, il écrit dans diverses revues avant d’ouvrir le Crawdaddy Club de Richmond (Surrey) et d’organiser les fameux jeudis du Marquee Club. Le premier groupe qu’il manage est le Dave Hunt Band, avec Ray Davies (futur leader des Kinks) comme chanteur. C’est ainsi qu’il va guider les premiers pas des Stones, avant que Brian Jones lui fasse la mauvaise manière d’introniser Andrew Loog Oldham à sa place, alors qu’il a dû s’absenter pour assister aux obsèques de son père. Il en faut plus pour le démonter.
Après les Stones, ce sont les Yardbirds qui débutent au Crawdaddy, parfois avec le bluesman Sonny Boy Williamson. Le photographe Hamish Grimes les présente sur scène pour leur premier album (5 Live Yardbirds) et c’est Giorgio qui surnommera Clapton « Slowhand », pour sa lenteur à changer les cordes de sa guitare. Il aura sa place dans l’œuvre des Yardbirds, même si pas reconnue. Dumaurier s’étend en plusieurs chapitres sur la carrière d’un groupe qui verra passer à la fois Jeff Beck et Jimmy Page. Puis c’est Peter Grant qui lui ravira le management pour un groupe gros de Led Zeppelin, via les New Yardbirds. Une autre histoire.
On a du mal à comprendre les philippiques contre Gomelsky proférées par Brian Auger ou certains de ses poulains, tant l’homme semble piètre calculateur, travaillant souvent pour la beauté de l’art et pour la musique, se faisant piquer régulièrement ses idées. Après le spectacle Steampacket sur les origines du blues (avec Rod Stewart, Elton John et Julie Driscoll quand même), Gomelsky fonde Paragon Publicity et le label Marmalade où va s’illustrer Julie Driscoll, avec Brian Auger & The Trinity, mais aussi d’autres sociétaires comme les Blossom Toes. Il produit aussi ce qui sera le premier album (inédit à l’époque) de Soft Machine et aura à faire aux Animals comme aux Small Faces. C’est lui qui aura l’immense honneur de présenter les Beatles aux Stones.
À Paris, après une tournée française de Soft Machine, Gomelsky prend en charge Gong puis Magma et toute la frange la plus éclairée du rock français. Il poursuivra dans cette voie avec Henry Cow, Fred Firth et quelques autres, toujours avec cette soif de découverte qui le caractérise.
Puis c’est New York en 1977 et encore des enregistrements dans la cave de sa maison, tout en organisant des concerts et des fêtes, en Gatsby humaniste dans une ville qui sombre dans la dope et la délinquance. C’est là qu’il va rencontrer l’auteur, pour une belle histoire d’amitié qui nous est ici contée avec tendresse et pudeur.
En filigrane, la biographie peu commune de l’auteur. Un étudiant français qui a été de tous les concerts rock des années 1960 et de tous les festivals (Woodstock notamment). Il part aux États-Unis pour monter une entreprise de télévision par câble et prend des contacts avec le bureau d’Antenne 2 à New York où il fait la connaissance de Nicole Devilaine et de Ronnie Bird, ex rocker reconverti en grand reporter. Pendant que Gomelsky tire le diable par la queue avec les royalties des quelques disques produits (il vendra ses droits sur le coffret Yardbirds) et produit de nouveaux groupes comme les Volcanos, Surgery ou Bill Laswell mais aussi des groupes d’avant-garde ou de World music, Francis est guide de safari en Colombie, importe des vins de Bordeaux et va devenir acteur, inscrit à la guilde américaine des acteurs. Leur profonde amitié passe aussi par la franc-maçonnerie et la capacité qu’ils ont à tout se dire, lui en légende du rock un peu moraliste, d’une culture phénoménale, lui en quarantenaire qui se cherche ailleurs que dans les fêtes et les parties. Il sera aidé par sa femme Lilian pour devenir l’homme qu’il était, celui qui m’honore de son amitié.
Ce n’est pas une biographie en chambre. On a droit à des documents photographiques et à des entretiens avec des témoins de l’époque. On a aussi, à la fin, et c’est très émouvant, des textes de musiciens et artistes qui l’ont connu et qui le font revivre tel qu’il était : un homme généreux, curieux et bon. Un honnête homme, au sens que lui donnait le XVIII° siècle.
Giorgio Gomelsky méritait bien ce beau témoignage, écrit d’une plume alerte par quelqu’un qui aura beaucoup fait pour garder en vie sa mémoire. Thanks for everything, Giorgio ; et merci à toi, Francis.
10 juin 2023
Merci, Didier, pour ces introductions à ces ouvrages que je ne connaissais pas, et pour avoir eu la gentillesse d’écrire cette chronique élogieuse au sujet de mon livre sur Giorgio Gomelsky. Il se trouve que, suite au lancement du livre à Richmond (West London) le 30 avril dernier, nous aurons mardi prochain, le 27 juin, le lancement du livre ici à New York. « perfect Timing » …