ALFRED JARRY – LA CHANDELLE VERTE – Le Castor astral.
Plaisir de retrouver Jarry, père d’Ubu, précurseur du surréalisme et inventeur de la pataphysique, cette « science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité » (Gestes et opinions du Docteur Faustroll). Comprenne qui peut.
On connaît Jarry surtout pour son théâtre Ubu roi et les suites, mais on mésestime souvent le romancier (Le sur-mâle), le poète (Les minutes de sable mémorial) et le chroniqueur qu’on peut apprécier ici.
Des chroniques qu’il donna à des journaux de l’époque comme La revue blanche ou La plume, autant dire des journaux anticonformistes, ses rares incursions dans la presse établie comme Le Figaro n’ayant guère été pérennes.
Dans la première partie, la plus longue (Spéculations), Jarry commente des faits divers glanés dans la presse, et c’est hilarant. Il manie le paradoxe avec une dextérité folle, poussant jusqu’à l’absurde une logique implacable, vers la dérision et le non-sens. On peut apprécier à la lecture de ces courts textes le talent d’écrivain de Jarry, usant d’une langue classique que beaucoup de gens aujourd’hui ne comprendraient plus, mais aussi sa culture scientifique et ses aperçus philosophiques toujours très pertinents, sous couvert d’humour et de légèreté.
La deuxième partie est encore plus réjouissante (Gestes) où Jarry se permet des délires toujours très construits sur des expressions toutes faites ou des fétiches de la modernité de l’époque. On pense au Léon Bloy des Exégèses des lieux communs ou au Flaubert du Dictionnaire des idées reçues et on est frappés par l’imagination de Jarry qui avait tout du savant fou et de l’inventeur.
Enfin, la dernière partie fait dans la chronique littéraire avec des auteurs bien oubliés aujourd’hui, comme Flers & Caillavet, Franc-Nohain, Rachilde ou Henri De Régnier, même s’il consacre quelques lignes à H.G Wells ou à Kipling. Là aussi, c’est de la critique littéraire à la Jarry ou on ne parle pas du livre mais où l’on digresse à pleins tubes à partir d’un personnage ou d’un détail de l’histoire. L’esprit toujours mutin et en roue libre.
À la fin, il y a même la fameuse Passion considérée comme course de côte, ou l’ascension du Golgotha par Jésus et les larrons commentée comme une course cycliste, qui figure en bonne place de L’anthologie de l’humour noir compilée par Breton, sans oublier un court texte sur l’économiste Walras qui ridiculise déjà les prétentions de faire de l’’économie une science exacte, en 1904 !
L’appareil critique est soigné et nous renseigne sur les personnages de l’époque et les circonstances des articles ainsi que leur date de publication et le titre du journal éditeur. Tous ces textes ont été écrits entre 1901 et 1904. Jarry passera le restant de sa vie dans son wagon désaffecté de Courbevoie, clochardisé, à tirer au revolver, à faire de la bicyclette, à lire Rabelais et à vider des cercles d’absinthe.
Il était finalement plus proche d’un Alphonse Allais ou d’un Charles Cros que des surréalistes. Un immense talent, voire un génie que toutes les promotions du Collège de Pataphysique n’oublieront jamais. Jarry, c’est le précurseur de Pierre Dac et de Raymond Queneau. Merdre et cornegidouille, de par ma chandelle verte !
HENRY JAMES – LE TOUR D’ÉCROU – GF Flammarion.
Dans un genre tout différent, Henry James, une sorte de Proust amerloque, si on peut imaginer ça. Un auteur difficile, aussi à l’aise dans la nouvelle que dans le roman dont les plus savoureux ont pour titres Les Bostoniennes, L’image dans le tapis, Ce que savait Maisie ou Washington Square.
Le tour d’écrou se situe entre les deux genres, (très) longue nouvelle ou (pas si) court roman.
James a toujours été proche du fantastique, que ce soit dans La redevance du fantôme ou dans Ce que savait Maisie. On est en plein dans la littérature fantastique avec Le tour d’écrou, l’une de ses œuvres les plus abouties.
La préface est une conversation mondaine où il est question du manuscrit d’une gouvernante aux prises avec des visions, des hallucinations, ou à un univers réel et effrayant. James ne choisit pas, laissant le soin au lecteur de trancher. C’est cette indécision, ce non-dit et l’importance de ce qui est suggéré et caché qui font le prix de ce roman.
Une gouvernante qui, après s’être entretenue avec leur oncle, doit servir de préceptrice à deux enfants, une fille de 8 ans et un garçon de 10 ans, dans un vieux manoir en Angleterre. La gouvernante fait son office avec une ancienne domestique restée en poste qui s’occupe de la cuisine et du ménage. Au fil du récit, elle est intriguée par le comportement des enfants, sages en apparence mais qui semblent lui cacher un secret. Elle voit un ancien domestique au sommet d’une tour et son épouse au bord d’un lac. Les deux sont censés être décédés. Elle les soupçonne d’avoir eu une influence désastreuse sur les enfants et on peut y voir de la pédophilie. La gouvernante est d’emblée amoureuse de l’oncle qui n’apparaîtra plus dans le récit, et le garçon a été renvoyé de son école pour un motif obscur. Elle est persuadée que les enfants ont été pervertis par les anciens domestiques et elle cherche à leur faire avouer ces relations coupables. La clé de leur mystère selon elle.
C’est là que les interprétations se multiplient. Ou on a à faire avec une névrosée victime d’hallucinations et qui reporte son amour pour l’oncle sur les enfants, le garçon en particulier, qu’elle idéalise – c’est l’hypothèse freudienne – ou on est en présence d’un récit épouvantable au sens propre ou des fantômes de pédophiles viennent hanter les lieux et l’âme des enfants, hypothèse qui prévaut pour les amateurs de littérature fantastique, de surnaturel.
La fin où le garçon meurt dans les bras de la gouvernante, littéralement étouffé sous son étreinte, peut laisser croire en la première hypothèse d’une névrosée désireuse d’une relation charnelle avec lui, mais le talent de James, on l’a dit, est de savoir rester subtil et ambigu.
On pense à des romans comme le Rebecca de Daphné Du Maurier, ou à des films qui ont parfois utilisé ce type de clair-obscur avec des rapports malsains entre adultes et enfants, comme Les autres de l’Espagnol Amenabar, ou L’autre de Robert Mulligan. Mais le tour de force de Henry James est de susciter le même malaise par sa seule prose fine et délicate, une dentelle littéraire qui a tout de la toile d’araignée, et les mouches que nous sommes s’y engluent avec bonheur.
On a dans le livre un appareil critique très complet avec toutes les interprétations possibles, certaines un peu hardies avec le personnage de domestique mort appelé Peter Quint en raison d’une querelle entre James et George Bernard Shaw à propos d’Ibsen. Peter Quint étant presque un anagramme de Peer Gynt. Tempête sous des cranes. Mais c’est le propre des grands auteurs que de susciter les commentaires les plus farfelus. Et Henry James est un grand écrivain. Dear Henry…
SORJ CHALANDON – LE JOUR D’AVANT – Grasset.
On connaît Sorj Chalandon, ex grand reporter pour Libération – il y a couvert notamment le conflit nord-irlandais – puis chroniqueur télévision au Canard Enchaîné. Et romancier à succès, couronné récemment par un Goncourt (Enfant de salaud en 2021). Belle carte de visite.
Fausse piste : un roman social, qui traite de la catastrophe minière de Liévin. Chalandon nous emmène dans le bassin minier, à l’fosse, comme on dit là-bas. Une fosse où le grand frère du narrateur a trouvé la mort. Enfin pas tout à fait, il est mort de ses blessures dans un lit d’hôpital, trois semaines après ce funeste 21 décembre 1974. Il avait été hospitalisé le jour d’avant le drame, ce qui change tout.
Chalandon a été militant de la Gauche Prolétarienne, a-t-on lu quelque part, et il se souvient du juge Pascal et de la catastrophe minière de Liévin, après le meurtre de Brigitte Dewèvre à Bruay. Le Pas-De-Calais, terre de mission des Maos, était à la mode et n’allait pas le rester longtemps après la fermeture des puits et toute une culture ouvrière muséifiée. Au Nord, c’était les corons, peut-on entendre à la mi-temps, au Stade Bollaert. Après, ce sera Outreau et Bienvenue chez les ch’tis.
Michel Flavent, grandi dans le bassin minier et devenu camionneur dans la région parisienne, a décidé, après la mort de son épouse, de venger son frère aîné mort à la mine. Il sympathise avec le porion, le contremaître – Dravelle – responsable selon lui des manquements à la sécurité, et finit par le tuer, déguisé en mineur d’opérette avec le corps enduit de suie. Mais le porion a la vie dure, et il n’est pas mort. Blessé seulement ! Pour toute justification à son geste, Michel, qui se livre sitôt son forfait perpétré, invoque une lettre de son père retrouvé pendu dans la grange de sa ferme, avec un dernier mot « venge-nous de la mine ! ».
On croit à une fresque sociale à la Zola où Michel va rendre justice aux mineurs trop vite enterrés en faisant payer les vrais responsables, la direction des Houillères et ses valets. Mais l’affaire est plus compliquée. Grand frère n’est pas mort à la mine mais dans un accident de vélomoteur que Michel conduisait. Le mot de son père l’accusait en fait d’avoir tué son frère, sans aucune mention de la mine . C’est bien sûr un fort sentiment de culpabilité qui l’a incité à s’inventer ce passé glorifié et son rôle de vengeur de la classe ouvrière, pour ce qui n’était qu’un accident stupide qui aura coûté deux vies, celle de son frère mais aussi la sienne, puisqu’il a été incapable d’y survivre.
Les personnages de ce livre sont attachants, notamment Cécile, l’épouse de Michel et son avocate dans laquelle il croit la retrouver. Chalandon sait écrire et n’a pas son pareil pour décrire une atmosphère, un climat avec des mots simples et dans un style sans apprêt. C’est un beau roman, tout d’émotion contenue, subtil et pétri d’humanité et qui donne envie d’en lire plus d’un auteur dont on ne connaissait jusque-là que les talents de journaliste.
On n’est pas ici dans la littérature prolétarienne qui glorifie la classe ouvrière, à la Mordillat, mais du côté de chez Simenon, avec les clairs-obscurs de l’âme humaine et ses mystères insondables. Mais un Simenon engagé qui aurait choisi son camp. Celui des opprimés et des humbles. Le beau Sorj !
MICHAEL CONNELLY – WONDERLAND AVENUE – Points / Seuil.
On n’était pas spécialement attiré par Connelly, bon faiseur du polar best-seller un peu à la manière d’un Harlan Coben. On avait tort. L’histoire qu’on lit ici a déjà été racontée dans une série consacrée à Harry Bosch, inspecteur de police au LAPD. Mais c’est encore mieux en livre.
Soit Bosch appelé pour constater la découverte d’un os trouvé par un chien sur une colline de Laurel Canyon. Il s’agit évidemment d’ossements humains provenant d’un gamin de 12 ans qui aurait été battu comme plâtre tout au long de sa courte vie.
Les soupçons se portent sur un voisin compromis il y a longtemps dans une affaire de pédophilie. Mauvaise pioche, le gars se suicide après qu’une chaîne de télévision eût ébruité l’affaire. Bosch et sa collègue Linda Brasher, une femme dont il tombe amoureux, vont remuer ciel et terre pour venger le gamin. C’est la sœur qui se manifeste pour lui dire que le gamin pourrait bien être son petit frère dans une famille dysfonctionnelle où la mère est partie en laissant ses enfants au père, alcoolique et bourreau d’enfants. Autre suspect, un gamin qui faisait du skate-board avec lui devenu un petit truand allant de foyers d’accueil en prisons pour enfants d’abord, pour adultes ensuite.
Le roman, comme tout bon polar, multiplie les fausses pistes et la collègue amante de Bosch est tuée par sa propre arme à la suite d’une fausse manœuvre fatale. On se doute qu’il s’en veut. Il s’estime d’ailleurs responsable de tout, une sorte de flic vengeur lâché dans les rues de Los Angeles, une ville dont l’auteur sait restituer l’atmosphère frelatée de moderne Babylone.
Bosch est assailli par les scrupules et n’écoute que sa conscience, avec une morale d’une rectitude qui confine à l’auto-punition. Il est mal vu dans tous les commissariats où il passe, de sa hiérarchie comme de ses collègues qui le prennent pour un justicier solitaire.
Le roman fait presque 500 pages, et il aurait gagné à être plus court, car on ne nous cache rien des affaires de procédure, des tests de la police scientifique et des querelles picrocholines entre différents services de police. C’est un peu la force et la faiblesse du polar contemporain qui perd en romantisme et en poésie ce qu’il gagne en réalisme et en précision. À croire que tous les auteurs de polar en exercice ont fait leurs classe dans des écoles de police, des commissariats et des services d’enquête et d’investigation.
Mais passons là-dessus. Ça se lit bien et l’auteur sait dépeindre les enfers de la cité du mal, Hollywood / Babylone. Et puis, la musique est bonne : Miles Davis, Clifford Brown… Bosch ne se prénomme pas Hyeronimus pour rien, et il sait comme personne où est le mal et comment le combattre, même si ses efforts sont souvent vains. On préférait des chevaliers à la Marlowe, mais les temps ont changé et Bosch est un flic de son temps. De bien tristes temps.
3 janvier 2024
Excellent article sur un de mes auteurs de polars préférés. Dans les 3 ou 4 derniers romans Connelly introduit un personnage féminin, Renée Ballard, inspectrice et gardienne d’un chien. Cette inspectrice donne un nouvel élan aux romans de MC.
Le traducteur en français de cet écrivain est un de nos voisins, il s’appelle Robert Pépin, c’est un vieux monsieur de 82 ans.
merci Victoria. Je n’étais pas fan au départ, mais il faut avouer que le bonhomme a du métier et sait raconter des histoires passionnantes. Amicalement
La série n’est pas mal non plus.
Merci Didier pour ces introductions à ces ouvrages que je ne connaissais pas.