Après s’être lassé du travail de nuit qui le maintenait au lit le plus clair de la journée, notre père s’était fait embaucher comme gardien dans une grande surface, près de Roubaix. Gardien d’un hypermarché dont le rôle consisterait à épingler les petits voleurs et les resquilleurs. Un travail de flic encore, flic d’usine. Le chien était devenu inutile dans cet emploi, et il restait sagement à la maison, en continuant d’aboyer et de japper à tort et à travers, c’était dans son caractère.
Toi aussi tu avais changé d’emploi. Tu travaillais maintenant comme employé de banque au Crédit du Nord, maniant avec dextérité les titres, les coupons et les obligations. Tu devais écouter la radio le midi, sur France Inter, et noter sur une feuille volante les cours de la bourse ou plus exactement certaines valeurs d’entreprises pour lesquelles la banque avait investi. « Jean-Pierre Gaillard en direct de la bourse de Paris… », c’était le signal.
C’était pour toi une promotion sociale, et tu pouvais étrenner tes costumes et tes cravates, car il fallait présenter beau et inspirer confiance. L’emploi, disais-tu, correspondait plus à tes compétences, à ton récent cursus scolaire. Ton attrait nouveau pour la finance semblait un rien surjoué, et je demeurais sceptique sur ta conversion aux réalités économiques, autant dire ton passage définitif dans le monde des adultes, de la raison, ce que je n’étais pas loin de considérer comme une trahison.
Tu t’étais fait de nouveaux copains, une joyeuse bande qui riait à gorge d’employés (comme on disait dans nos San Antonio) et éclusait des bières après le service dans un café du centre-ville tenu par un ancien gardien de la réserve du LOSC. Il y avait parmi eux un gandin qui allait tenir la basse dans un groupe de variété, lequel alignerait quelques succès aussi mièvres que sirupeux dans les hit-parades.
Il y avait par-dessus tout Évelyne, une apparitrice très jolie et bronzée toute l’année. Une beauté classique, cheveux bruns longs, maquillage discret, yeux bleus pâles et traits fins. Tes copains t’avaient mis en garde sur le fait qu’elle était trop belle pour toi, mais tu n’avais pas voulu tenir compte de leurs avertissements que tu assimilais à de la jalousie. Tu allais de succès en succès et elle acceptait tes invitations à déjeuner avant de s’afficher avec toi en ville. C’était déjà un bon début, mais tu voulais plus quand elle réfrénait tes ardeurs. Elle était ton grand amour, mais son physique avantageux et son vernis culturel lui permettaient de viser plus haut. Pour l’instant, c’était un peu la douche écossaise, au gré de ses humeurs.
Notre frère aîné, lui, en avait termine de ses cinq années d’étude et, son sursis épuisé, il avait rejoint son corps d’armée dans les chasseurs alpins. On le voyait le week-end avec son grand béret de travers et son uniforme jaune et bleu. Notre père était visiblement fier de lui, l’inspectant sous toutes les coutures et finissant par le prendre dans ses bras dans un débordement affectif dont il n’était pas coutumier. Il n’aurait pas d’autres occasions de se réjouir dans l’accomplissement par ses enfants de ce long rituel militaire indispensable à la formation d’un adulte responsable.
Je n’osais plus faire venir des copains à la maison pour regarder des matchs de la coupe du monde sur notre télévision en couleur. Notre mère était à nouveau dans ses délires. Cela avait commencé comme d’habitude. Elle s’était fâchée avec le voisinage, des gens qui se faisaient des signes de connivence dans un vaste complot qui consistait à la détruire, elle et ses enfants. Son mari faisait partie du complot, parmi les principaux instigateurs, et il n’y avait aucun soutien à attendre de lui, bien au contraire. Son départ de la gendarmerie n’avait été qu’une ruse pour endormir ses soupçons et elle était persuadée qu’il travaillait, dans l’ombre et sous couverture, pour les services secrets.
Elle était maintenant persuadée qu’elle était la fille de Pétain et que les Gaullistes avaient pris la décision d’en finir avec elle, et l’exécution reviendrait à un escadron de femmes militaires depuis longtemps prévenues contre elle et ses fils qu’on avait à nouveau enlevés pour les substituer à des imposteurs qui donnaient mal le change. Nous n’étions donc pas ce que nous prétendions être. Elle hurlait qu’elle n’était pas folle, qu’elle avait juste le cœur malade du fait des incessantes contrariétés qu’on lui faisait subir, sans tenir aucun compte de sa fragilité et de son état de santé.
Le nouveau médecin de famille lui prescrit des piqûres à effectuer par une infirmière qu’elle insultait comme partie prenante du complot et on la bourrait de pilules multicolores, les mêmes que, tout petit, j’avais pris accidentellement et à son insu, les confondant avec des bonbons. On m’avait fait un lavage d’estomac et notre père s’était inquiété du fait qu’il pût y avoir des séquelles. Peut-être une éternelle fatigue qui était plus à mettre sur le compte de l’ennui et d’un manque certain de vitalité.
Un ami de notre père finit par la conduire à l’hôpital psychiatrique et elle ne fit pas de difficultés, comme abattue et ayant rendu les armes après des jours et des nuits de combat contre elle-même et le monde extérieur.
C’était les vacances et on allait chercher des plats chez un traiteur, le midi. Le dimanche, toi et moi allions la voir, à Armentières cette fois car la mixité s’était imposée dans le milieu. Les fleurs, les chocolats pour offrir ; la portion de frites sur la grand-place avant de rentrer… On avait l’impression de revivre le même cauchemar, sept ans après. Sept ans de malheur ? Pour elle, on pouvait le croire.
Parce qu’il fallait bien que je me change les idées, on m’avait prévu un séjour à la campagne, chez une cousine à notre mère, à Caudry, près de Cambrai. Je passais mon temps à lire dans son jardin et j’essayais de toucher les vaches dans une pâture derrière ses carrés de choux. C’était la ducasse, la fête foraine, dans le patelin et j’y étais allé avec Maryse, une cousine. C’était décidément un prénom qui me suivait. Si tu avais ta romance avec Évelyne, j’avais entamé quelque chose avec elle, même si les liens familiaux rendaient difficiles d’entrevoir autre chose qu’une amitié profonde. On aurait dit une Espagnole, pulpeuse avec des cheveux et des yeux très sombres. Une espèce d’infante toujours habillée de blanc, comme pour former contraste, avec des lunettes de soleil aux reflets bleutés. J’en étais amoureux et elle devait bien s’en rendre compte par les mille attentions que je lui prodiguais.
N’étant pas un grand pratiquant des auto-tamponneuses, des manèges et du tir à la carabine, elle s’était rapprochée de quelques coqs de village pour prendre du plaisir à la fête. Je faisais tapisserie mais je me rattrapais dans l’intimité de nos balades à la campagne avec le transistor à l’épaule. Je lui prenais la main et on se donnait de chastes baisers, sans aller plus loin.
Toi, tu n’avais pas bougé, toujours au travail, et tu m’avais montré les autographes de Merckx et de ses coéquipiers de la Molteni récoltés lors du passage du Tour à Roubaix. Tu en étais fier et tu prétendais même que l’ogre ou le cannibale t’avait gratifié d’une bourrade amicale.
Puis ma mère revint comme s’il ne s’était rien passé, juste décoiffée par les rafales de vent. Lorsqu’on faisait allusion à ses délires, elle nous regardait de travers en donnant l’impression de ne pas savoir de quoi nous parlions. Nous n’osions pas aller plus loin de peur qu’elle finisse par nous dire que tout ce qu’elle avait raconté était vrai et qu’elle ne faisait mine de ne plus y croire que pour donner le change et ainsi tromper ses tourmenteurs. En tout cas, le calme était revenu. Jusqu’à la prochaine fois.
Puis c’est moi qui tombais malade. Une méningite cérébro-spinale. On en meurt ou on en reste idiot, avaient dit mes camarades d’école pour me faire marcher. Pour ma convalescence, tu m’avais acheté le Tommy des Who et le Untitled des Byrds. J’avais apprécié l’intention et commencé à acheter Rock & Folk, même un peu décontenancé par toute la phraséologie gauchiste que le magazine charriait à l’époque. On en avait assez de SLC et de ses J’adore, je déteste, de ses débats stupides arbitrés par une péronnelle ou de ces articles à la gloire des fleurons de la variété française. C’était l’été des festivals dont on écoutait les retransmissions le soir, sur RTL, dans l’émission de Jean-Bernard Hebey, après avoir prêté l’oreille au Campus de Lancelot sur Europe. On n’avait plus qu’à s’endormir avec le Pop Club. Œcuméniques, qu’on était.
J’étais à peine remis que tu partais faire tes trois jours de préparation militaire à Cambrai ; trois jours en observation à l’issue desquels on t’avait déclaré « bon pour le service », en dépit de ton asthme chronique. On avait vu ensemble MASH et Le pistonné avec Bedos, en espérant que tu pourrais t’en tirer aussi bien et t’affranchir de tes obligations militaires.
Pour toi, malgré les nombreuses interventions paternelles, ça avait été la forêt noire avant Tübingen, près de Stuttgart. Tu n’avais pas fait longtemps l’Europe buissonnière, puisqu’à l’issue d’une marche qui t’avait exténué, c’est à l’hôpital militaire que le corps médical devait statuer sur ton sort. Rapatrié à Lille, on pouvait te rendre visite dans la bien nommée rue de l’Hôpital militaire où je ne manquais pas de venir te voir.
C’en était terminé de l’Allemagne, mais si tu étais finalement réformé, ce n’était pas pour ton asthme mais pour un profil caractériel qui t’empêchait d’accomplir ton service à la nation. Pour un peu, ils auraient pu te réputer asocial ou psychopathe, ce qu’on ne se privera pas de faire par la suite, après ton retour dans le civil.
Ce diagnostic péremptoire ne t’empêcha en rien de retrouver ton emploi à la banque et tes amours, même si tu me confiais que la belle Évelyne semblait te battre froid et qu’elle n’avait pas attendu le retour du guerrier. On t’avait même laissé entendre qu’elle était sortie un moment avec le mirliflore du groupe de variété qui, en attendant son tube de l’été, en était encore à jouer dans les dancings de la frontière belge. Mais tu trouvais presque normal qu’en ton absence, d’autres occupassent un terrain délaissé. Place maintenant à la reconquête, même si le cœur n’y était plus vraiment.
Notre frère aîné avait trouvé une place d’ingénieur en génie civil chez Bouygues et ses compagnons du Minorange. Il avait pris ses fonctions dans un baraquement au-dessus du trou des Halles, où le grand chantier débutait. Parmi ses grands travaux, il y avait aussi la rénovation du Parc des Princes qu’il supervisait et on pensait même à lui pour la construction d’une centrale nucléaire en Iran. Des débuts prometteurs. Avec un collègue, il avait pris un appartement à Clamart, sur l’avenue où on avait tiré sur De Gaulle et ils jouaient tous les deux au football, le samedi, dans l’équipe corpo, en orange et blanc. Cela ne l’empêchait nullement de continuer à jouer le dimanche dans son club de cœur avec lequel il avait remporté une coupe régionale, en fait un challenge de consolation pour les petits clubs éliminés de toutes les autres coupes.
Tu étais dans les buts, en équipe première, multipliant les arrêts décisifs et engueulant copieusement ta défense centrale lorsque le danger se précisait. Moi j’étais souvent sur la touche à vous regarder jouer, quasiment le seul supporter avec un simple d’esprit venu en voisin et un petit vieux parent de joueurs. Quand vous jouiez à l’extérieur, on se donnait rendez-vous dans un bistrot avant de prendre la route et de faire les quelques kilomètres nous séparant du terrain de l’adversaire. Il y avait souvent des bagarres en fin de match, avec des mauvais perdants qui voulaient terminer la partie aux poings. Il arrivait que des arbitres fussent raccompagnés aux vestiaires sous protection policière, et que des joueurs dussent quitter les lieux sous les insultes et les jets de projectiles. En cas de victoire, les libations se terminaient jusqu’à des heures indues et les dirigeants étaient parfois convoqués par le district le lundi soir. Les sanctions pleuvaient comme à Gravelotte.
Notre père avait excipé de ces violences pour ne plus faire les déplacements. Il est vrai qu’il avait changé de métier, agent chargé d’enquête dans une mairie des alentours. La couleur politique du maire n’avait pas été indifférente à son recrutement. Un emploi qui le privait parfois de ses dimanches pour assister à des cérémonies ou à des festivités locales où il était bon de se montrer.
Il sillonnait la commune sur sa mobylette, allant de foyers en foyers distribuer la manne municipale : des bons d’alimentation, de chauffage, de vêtements, mais la main gauche de l’État avait aussi sa droite qui pouvait sévir en punissant les resquilleurs, les profiteurs et les fraudeurs ; celles et ceux qui vivaient des largesses de la commune sans en avoir le droit. En cela, son activité avait gardé quelque chose de régalien, avec le pouvoir de punir. Et puis, même s’il la jouait modeste, il était maintenant adopté par les notables qui voyaient en lui un fidèle serviteur de l’état toujours partant pour leur faire des courbettes. Un officier de police judiciaire à l’ancienne, droit et honnête jusqu’à la bêtise. On l’avait déjà vu faire trois fois le tour d’un stade en demandant où se trouvait la billetterie, alors que personne ne s’était jamais fendu d’un liard pour ce genre de matchs de divisions perdues. C’était un signe, à n’en point douter.
Le maire, UDR, tenait aussi une quincaillerie et c’est son épouse qui maintenant assurait la bonne marche de l’établissement. On n’aimait pas les chevelus et les gauchistes dans ces parages et toi et moi n’étions pas les bienvenus, sauf une fois l’an au banquet des municipaux où il nous fallait nous montrer pour donner cours à la fiction d’une famille unie.
Dans le même patelin vivait Graziella, une rouquine un peu boulotte qui était la seule fille de notre classe. Mes plaisanteries et mes traits d’humour avaient fait qu’elle s’était intéressée à moi, et nous avions pu avoir une brève expérience sexuelle à la piscine, interrompue par une présence inopportune. J’avais eu un peu honte devant mes camarades qui jouaient les dessalés et moquaient ce petit couple maladroit. Au lieu de pousser mon avantage, je lui avais battue froid et elle avait manqué le dernier trimestre. Chagrin d’amour ? J’aimais à la croire.
Je pouvais passer en classe terminale – G3 (option techniques commerciales) – et toi tu me rebattais les oreilles avec tes problèmes sentimentaux. Voyant qu’Évelyne s’éloignait en n’acceptant même plus tes invitations, tu passais de plus en plus de temps au bistrot avec tes trois copains de boulot : un pseudo-intellectuel prétentieux qui s’autorisait à te donner ses conseils en amour, un ancien d’Algérie alcoolique et un type un peu bourru avec lequel tu sortais parfois le dimanche, au cinéma. La bière coulait à flot et notre père s’inquiétait de te voir rentrer de plus en plus tard, prédisant une dérive éthylique dont on trouvait trace dans les antécédents familiaux du côté de son épouse. Après tout, plusieurs de ses frères ne suçaient pas de la glace et leurs femmes devaient souvent mettre le holà.
Lorsqu’il n’était pas retenu à Paris, notre frère aîné sortait les parents le dimanche après-midi. Dans sa R8, il les emmenait à la mer après leur avoir payé le restaurant avec ses premières payes. Nous étions parfois du voyage, et nous faisions du tourisme dans les Monts de Flandres. Un jour, on s’était arrêtés à Gravelines où, à la place des pépinières de notre enfance, prenaient place maintenant le socle imposant d’une centrale nucléaire en construction.
Mon enfance – notre enfance puisque je ne pouvais pas te dissocier de la mienne – était belle et bien morte.
Une fois de plus, je te remercie pour cette belle continuation de cet hommage touchant à la mémoire de ton frère qui, de plus, est remplie de clins d’œil à nos années de jeunesse dans la société française du siècle passé.