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LOS CRAVOS VERMELHAS (LES ŒILLETS ROUGES)

25 avril 1974 à Lisbonne. Liberté ! Les conducteurs de char, disciplinés, s’arrêtaient aux feux. Photo Conhecer A Historia, con leur aimablos autorizasion. We hope so !

Portugal, avril 1974, il y a pile 50 ans. Le MFA (Mouvement des Forces Armées) renversait la dictature salazariste et défaisait le sinistre Caetano. On se disait, du haut de nos 20 ans et déjà fort d’une certaine expérience, que rien de bon ne pouvait venir de militaires. Pourtant, malgré un Spinola, ganache à monocle, et un retour progressif à une social-démocratie sans audace (pléonasme?), les militaires portugais ont renvoyé les dictateurs dans leurs pénates et ont réussi la décolonisation (5 pays d’Afrique et 2 d’Asie). Aujourd’hui, on a le Bloco (alliance de gauche) et des réformes hardies tournant le dos aux dogmes libéraux. Un exemple pour la gauche européenne ? Viva Portugal !

Le 25 avril reste une date historique au Portugal, fêtée dans tout le pays. C’est le jour (ou la nuit plus exactement) où la dictature militaire est tombée sous les assauts des militaires insurgés au sein du MFA, ce qu’on appellera le coup d’état des capitaines. Le signal de l’insurrection est donné sur l’air d’une vieille chanson portugaise « Grandola, Vila Morena » de Zeca Alfonso, chanson interdite sur les ondes. Un coup d’état qui s’accompagne de communiqués heure par heure où les militaires soulignent leur volonté d’en finir avec un régime dictatorial, de mettre un terme aux sanglantes guerres coloniales et de retrouver la prospérité économique du pays. Ce jour-là, des milliers de portugais descendent dans la rue et le marché aux fleurs de Lisbonne constitue un point de ralliement. Des manifestations qui seront durement réprimées par la police politique, le PIDE, fidèle chien de garde du régime, qui n’hésitera pas à tirer sur la foule.

Le 20° siècle portugais aura été celui des dictatures et du colonialisme. Le pays est sous le joug d’une dictature s’inspirant de Mussolini dès 1926 et Oliveira Salazar prend le pouvoir en 1933, durcissant encore un régime répressif et autoritaire. Ce sera « l’Estado Novo » (le nouvel état), régime autoritaire et conservateur. L’empire colonial portugais a toujours été vaste, même si le Brésil s’en est affranchi assez tôt. En Afrique, on a le Mozambique, l’Angola, la Guinée Bissau et les Îles du Cap vert (plus San Tomé et Principe). En Asie, c’est Macao et le Timor Oriental. Encore sont-ce là les restes d’un empire colonial où la métropole se partageait l’Asie avec la Grande-Bretagne et les Pays-Bas.

Dès 1972, le Portugal avait dû se séparer de Goa et de tous ses comptoirs autour de l’Inde. Des dissensions s’étaient fait jour entre Caetano et l’armée, celle-ci accusant l’impéritie du pouvoir quand le dictateur pointait la démotivation des différents corps expéditionnaires. En 1973, l’armée dans sa majorité conteste deux décrets disposant d’intensifier les effectifs d’officiers en Afrique et y incluant des civils appelés. Ce sera la naissance du Mouvement des Forces Armées.

Un premier coup d’état, en mars 1974, avait échoué et s’était soldé par quelques promesses de Marcelo Caetano, celui qui avait remplacé un Salazar malade en septembre 1968. Déjà, Antonio de Spinola, vieille ganache qui commandait les forces armées en Guinée Bissau, s’était plaint à Caetano du désastre en cours et d’une guerre contre des indépendantistes en passe d’être perdue. L’armée avait dû regagner ses casernes après une marche vers Lisbonne qui tournait court. 200 militaires furent arrêtés et Spinola et Costa Gomes, les chefs des unités coloniales, avaient dû démissionner.

Le MFA veut en terminer avec des conflits coloniaux ruineux et coûteux en hommes. Il veut aussi instaurer un régime démocratique au Portugal et promet des élections libres. Autant de revendications qui rendent les militaires insurgés populaires auprès d’une population enfoncée dans la crise économique – le Portugal est alors le pays le plus pauvre d’Europe occidentale – avec une police politique féroce (la PIDE) qui réprime toute protestation. La police, la gendarmerie et les douanes condamnent ce coup d’état du 25 avril et Caetano met un condition à son départ : que ce soit Antonio Spinola qui lui succède.

Les militaires, portant des œillets rouges à leurs boutonnières et dans le canon de leurs fusils, acceptent, tenant Spinola pour un des leurs, conditionnant toutefois sa prise de pouvoir à l’organisation rapide d’élections libres. Un accord qui n’est pas du goût de tout le monde, car les militaires sont divisés entre une tendance modérée soucieuse de maintenir les grands équilibres et une faction dite révolutionnaire, appelant à des changements politiques mais aussi sociaux. Une Junte de salut national est constituée comprenant, outre Spinola et Costa Gomes, Galvao De Melo, Pinheiro De Azevedo et Rosa Coutinho. Ce sera le début du Processus révolutionnaire en cours (PRC) avec trois verbes pour définir la ligne politique : démocratiser, décoloniser, développer. Mais les divergences au sein du MFA se font de plus en plus conflictuelles.

Le courant droitier l’emportera, incarné par le général Eanes contre la tendance gauchiste menée par Othelo De Carvalho. Eanes prend le pouvoir des mains de Spinola, soupçonné de dérive autoritaire, et il nomme comme premier ministre De Azevedo avant de laisser le pouvoir à un civil, un social-démocrate bon teint : Mario Soares. Soares est revenu au pays après un long exil en même temps que le chef du PCF Alvaro Cunhal, qui profite de son retour pour promouvoir l’Euro-communisme initié par Enrico Berlinguer et suivi par Santiago Carillo l’Espagnol et Georges Marchais, nonens volens (comme on dit en latin de cuisine). Après une période de transition, Soares restera seul aux commandes et les militaires retourneront à leurs popotes, mission accomplie.

1975 est l’année charnière, le tournant. La loi de décolonisation, votée en juillet 1974, est appliquée sans coup férir et les troupes portugaises quittent les colonies africaines et le Timor Oriental où sévira une guerre civile meurtrière. Macao sera rendu bien plus tard. Des guerres pour la prise du pouvoir succéderont aux guerres d’indépendance avec des fronts de libération téléguidés par l’URSS ou par les États-Unis, parfois par Chine interposée comme pour l’Unita de Jonas Sawimbi en Angola où des soldats cubains viendront se battre sous les couleurs du MPLA de Agostinho Neto. Mais le Portugal n’est plus une puissance coloniale et le gouvernement Eanes peut porter ses efforts sur l’amélioration des conditions de vie d’une population respirant enfin « un air de liberté » (comme disait Jean d’Ormesson pour le Vietnam sous la botte yankee).

Eanes se retire en 1976, laissant la présidence à son premier ministre, Mario Soares qui, d’abord ministre des affaires étrangères du gouvernement provisoire, revient au pouvoir après des élections législatives remportées largement par les socialistes. Soares devra démissionner en 1978 à cause de désaccords au sein de la coalition mais il reviendra régulièrement aux affaires succédant à divers gouvernements de droite battus dans les urnes.

Le printemps portugais aura ouvert la voie. La Grèce renvoie ses colonels à l’été 1974 et l’Espagne, après la mort de Franco, renoue avec la démocratie. Pour toute une génération militante, le Portugal représentera un grand espoir après le coup d’État sanglant de Pinochet au Chili, presque un contre-exemple qui redonnera l’espoir.

Le Bloco d’aujourd’hui est-il, 50 ans plus tard, une résurgence de la révolution des œillets ? S’il faut se garder de ce genre de raccourci historique, la coalition constituée par le Bloc de gauche, les écologistes et le Parti communiste a pu aiguillonner les socialistes revenus au pouvoir en 2022, avec des réformes économiques antilibérales, des réformes sociétales et des programmes pro-immigration. Mais des désaccords au sein de la gauche et des affaires douteuses ont remis la droite sur les rails et amené à des élections législatives anticipées au 10 mars 2024, celles-ci étant censées normalement se tenir en 2026.

Dans les sondages, gauche et droite sont au coude à coude mais le fait nouveau est, comme partout en Europe, l’émergence d’un parti post-fasciste, Chega, qui entend en finir avec la gauche et propose de revenir sur ses nombreux acquis sociaux. « Nettoyez le Portugal », telle est sa fière devise.

Le centre-gauche du PSD, pour l’instant en tête des sondages, aura donc le choix entre une coalition avec la gauche ou ce qu’il en reste et une alliance avec Chega dont le slogan choc est « nettoyons le Portugal ! ». On prie pour que ce virage cauchemardesque, qui remettrait en question autant la révolution que le Bloco, ne soit pas pris.

« Terre de fraternité, le peuple est celui qui commande » (extrait de « Grandola, Ville Brune ». Ne pas passer du « brune » au brun, voilà l’enjeu. Qué viva los cravos !

Dernière minute : le verdict des urnes est tombé. Le PSD est en tête mais refuse toute coalition avec les néo-fascistes de Chega, arrivés en deuxième position. Le Bloco est loin derrière. Les pourparlers se poursuivent pour constituer un gouvernement, un mois et demi après les élections…

26 février 2024

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