Au boulot, on devait déménager. De Roubaix, aller dans la banlieue de Lille dans une zone industrielle sinistre. À ceux qui s’opposaient, faisant valoir la distance, on leur répondait « y’ a l’autoroute » ; à ceux qui faisaient valoir la vie de quartier et le positionnement en centre-ville, on répondait qu’on était pas au travail pour faire ses courses. C’était la grande concentration et le regroupement de tous les petites unités dans un centre unique, un bâtiment moche, un parallélépipède avec un perron, des murs en parpaing et des baies vitrées. On avait été les derniers à emménager, et on nous reprochait en hauts lieux de faire de la résistance, contrariant ainsi un projet inéluctable et lui donnant par notre refus incompréhensible un caractère coercitif. On n’avait pas joué les grandes orgues syndicales et on avait négocié quelques avantages pour prix de notre départ, mais tous ces salariés venus de Roubaix, de Tourcoing ou des petites villes de la métropole avaient le sentiment d’être en exil dans un no man’s land utilitaire et fonctionnel. Résolument moderne.
Le chef de centre m’avait convoqué un peu avant notre déménagement. Il ne me parla pas de mes réticences à partir, sachant dans quel camp je me rangeais, mais il s’informa de ma situation personnelle et du « chemin parcouru » depuis notre première rencontre un an plus tôt, après mon retour de Paris.
Il m’avait fait asseoir à son bureau et semblait sincèrement soucieux de mon sort. J’essayais de le rassurer – et de me rassurer moi aussi – en lui disant que j’avais trouvé une bonne ambiance de travail et que je m’étais fait des amis. Mieux, que j’avais retrouvé un semblant de vie sociale et que ma cure, ma psychothérapie, me faisait le plus grand bien. Il alla chercher une bouteille de Porto dans une armoire et m’en servit un verre. Il me dit in fine que ma situation, pensait-il, serait encore précaire tant que je resterai chez mes parents, dans un climat tendu. Il me proposa ensuite d’aller visiter un appartement dans une résidence où lui-même vivait, à un jet de pierre de nos nouveaux bureaux. Un trois-pièces cuisine dans un environnement verdoyant et pour un loyer somme toute accessible. Je ne devais pas hésiter et il se promettait de me faciliter les démarches, étant ami avec le directeur de la société qui gérait les trois immeubles contigus. Je lui répondais que je n’étais pas si pressé et que j’avais fait une demande pour être muté en région parisienne, à Issy-les-Moulineaux, répondant positivement à la proposition de l’oncle Joe maintenant guichetier dans le bureau de poste local, après son escapade vietnamienne. J’avais toujours besoin d’un ailleurs. Lorsque j’étais dans le Nord, il me fallait rêver à Paris et, là-bas, je ne pensais plus qu’à revenir. Nulle part à ma place.
Tu ne l’étais pas non plus, à ta place, et j’avais appris par notre frère aîné que, après ton stage, tu ne t’habituais pas à la vie parisienne et tu multipliais les congés maladie, comme j’avais pu le faire avant toi. Comme moi, tu étais convoqué à des contrôles médicaux et à des expertises psychiatriques. Un médecin de la Poste t’avait mis en garde et averti que l’administration des PTT ne prendrait pas en charge indéfiniment tes problèmes de santé qui, selon lui, relevaient de la solidarité publique. Tu t’étais insurgé contre ce jugement insultant et tu avais fait valoir tes presque dix années de vie active, ce qui ne plaidait pas en faveur de ses insinuations sur ton souhait de te faire prendre en charge ad libitum. Tu avais été profondément meurtri par cet épisode dont tu retrouveras l’écho dans d’autres consultations du même genre. Les médecins corporatistes de l’administration s’arrogeaient le droit de t’humilier.
Alors tu reprenais ta tournée, sans le moindre enthousiasme, et tu tenais encore quelques semaines avant de rechuter et de prendre encore un train du soir, pour aller t’effondrer chez les parents qui ne savaient plus comment te consoler. Notre père te soupçonnait de t’écouter et de ne pas faire d’efforts quand notre mère te témoignait de toute sa compassion aussi geignarde que paralysante. J’étais moi aussi passé par là.
Un malheur n’arrivant jamais seul, la coalition RPR – UDF avait, contre toute attente, remporté les Législatives et le grand soir attendrait encore. Giscard pouvait gloser autour de sa démocratie avancée, résistante à deux chocs pétroliers, comme il disait, et le meilleur économiste de France avait toute latitude pour peaufiner ses plans d’austérité. France Société Anonyme.
J’étais reparti pour une semaine à Paris, au nouveau domicile de Jacques, près de la porte Saint-Martin. Avec un autre copain de l’époque, on allait au Bois de Vincennes et on se tirait des penalties dans un but imaginaire entre deux arbres. J’avais toutes les peines de résister aux prostituées de la rue Saint-Denis, le chant de sirènes qui réveillaient la misère sexuelle d’un bien triste Ulysse. On était encore allés voir des concerts et fait le siège des disquaires. C’était devenu notre véritable mode de vie.
Les Sex Pistols avaient fait une tournée catastrophique aux États-Unis et leur manager, Malcolm Mac Laren, les avaient rapproché de Ronald Gibbs, le cerveau de l’attaque du Glasgow-Londres en retraite au Brésil. La New Wave avait relégué le Punk-rock dans les poubelles de l’histoire et il était de bon ton de mettre un peu de reggae dans son rock. Bientôt, ce serait des musiques industrielles venues de la grisaille anglaise. On allait encore au Gibus qui programmait encore les Punks français. Asphalt jungle baby !
Autrement, j’avais vu Dylan et je m’attendais à un choc émotionnel aussi intense que les Compagnons d’Emmaüs devant le Christ ressuscité. Mais je ne garde pas de ce concert un souvenir impérissable. Il faut éviter de confronter ses rêves à la réalité. Règle d’or de la congrégation des rêveurs.
À ma grande honte et en dépit des appels au boycott de toute l’intelligentsia parisienne, je m’étais régalé de la coupe du monde en Argentine, jouée au milieu des charniers. L’Argentine du caudillo Peron et de sa petite famille avait fait place à des dictateurs sanguinaires aux méthodes expérimentées pendant la guerre d’Algérie. Passarella pouvait brandir le trophée devant Jorge Videla. Le plan Condor ensanglantait toute l’Amérique latine et Kissinger avait reçu le prix Nobel de la paix. Après le compromis historique, les brigades rouges assassinaient Aldo Moro et les membres de la R.A.F seraient suicidés au fond de leur cellule. Les dernières traces de la révolution mondiale ratée de 1968 s’effaçaient dans le chaos et la confusion.
Notre frère aîné était parti vivre avec la sœur de son ami et il avait trouvé un emploi en Vendée, le plus près qu’il avait pu se rapprocher. Elle était institutrice dans une école primaire de la banlieue de Nantes et il était hors de question qu’elle acceptât de bouger si peu que ce fut.
Toi tu avais passé quelques jours avec eux, aidant notre frère aîné à retaper une bergerie à la campagne. J’imagine que tu étais aussi peu doué que moi dans ce type d’activité. Je pouvais juste souhaiter que cette courte mise au vert t’aurait fait du bien. Ce ne fut pas vraiment le cas mais ça ne m’étonnait qu’à moitié. Tu ne semblais même plus te battre contre l’adversité et tu sombrais lentement, comme attiré par le fond dans un auto-apitoiement dangereux. Tu avais quand même repris le travail, mais c’était comme un coureur cycliste qui prenait le départ d’une nouvelle étape au courage et dans l’abnégation, même s’il était sûr d’abandonner, laissé aux bons soins de la voiture-balai.
Tu revoyais tes anciens copains de la banque de loin en loin et certains te rendaient visite au domicile des parents qui les remerciaient pour leur sollicitude. Tu avais l’air absent, te fendant de pâles sourires comme pour les rassurer mais ils n’étaient pas dupes. Tu avais encore grossi et tu expérimentais toutes sortes de barbituriques et de psychotropes dans ta descente aux abîmes. Notre mère était la première à te faire bénéficier de sa pharmacopée lorsque ton mal semblait incontrôlable. Vus de l’extérieur, vous sembliez complices dans un lâche renoncement qui vous retranchait du monde et c’est avec une louche satisfaction que notre mère pouvait constater qu’elle avait réussi à transmettre quelque chose d’elle, fût-ce sa folie.
Un jour, un cousin était venu. Il occupait une place importante à la direction régionale du travail et nos parents l’avaient fait venir pour discuter avec lui de tes perspectives professionnelles. Peut-être espéraient-ils un piston dans on ne sait trop quelle branche, mais le cousin n’eut pas le plaisir de te voir et tu passais le temps de sa visite planqué derrière un rideau de douche. J’étais là par hasard et j’avais assisté à la scène. Il savait à quoi s’en tenir sur toi et ta chute était prévisible. Tu refis un essai à l’automne, avant de t’effondrer pour de bon. L’administration des Postes, pas regardante, te versera une maigre pension eu égard à tes états de service, que je devrais réclamer tous les ans par courrier à la direction, après approbation du comité médical.
Nous avions communié une dernière fois autour de la mort de Jacques Brel, l’une de tes grands admirations. Lui c’était les Johnson, ces cigarettes made in Belgium qui lui avaient détruit les poumons. Toi et moi, on fumait comme des pompiers, et aucun exemple de cancéreux célèbres n’aurait pu refréner ces addictions. Il est vrai que nous n’avions droit à rien dans notre jeunesse, si ce n’étaient les paquets de Troupes paternels dispensés généreusement par lui. On voyait toujours un nuage de fumée autour de toi, comme pour le jazzman Bix Beiderbeke, disait la légende, et ce halo semblait n’être qu’une extension visible des brumes de ton cerveau.
Tu abandonnais définitivement au mois de novembre, sans espoir de retour. Tu passeras encore quelque temps à la maison avant d’entamer ton pèlerinage de cliniques en maisons de repos, d’ hôpitaux en hôpitaux, de stations en stations pour un calvaire que tu affrontais avec bravoure.
Pour moi, au boulot, il était de tradition de fêter la Saint-Éloi en raison de discutables racines d’un métier le rattachant à la métallurgie. On réservait une table dans un restaurant et c’était parti pour un repas de communion avec près de six heures à table de l’apéritif au pousse-café. Après, c’était la sortie nocturne dans les bouis-bouis et les bars louches de la frontière. Les épouses n’étaient pas invitées et les mâles endimanchés s’en donnaient à cœur joie et à couilles rabattues. Après avoir bu quelques verres dans un bistrot sordide qui ressemblait à un asile de nuit, on était allés dans un bar montant où j’avais dansé avec une hôtesse avant de lutiner la mère-maquerelle qui s’était absentée quelques minutes pour mettre ses bas et son porte-jarretelles, de soyeux atours qu’elle avait enfilés à ma demande. Elle s’était laissée pelotée mais avait refusé d’aller plus loin si je ne payais pas une bouteille de champagne à un tarif somptuaire. L’affaire en resta là et je me faisais reconduire chez les parents complètement ivre et vomissant dans les toilettes. Tu étais là, vivant une de tes insomnies avec le cendrier devant toi, le rouge et blanc avec Picon écrit dessus, rempli de tes mégots. Tu ne bougeais pas et restais silencieux tout en me regardant du coin de l’œil, comprenant mieux que tout autre ce qui m’arrivait. Tu avais toi aussi l’expérience de ces dérives éthyliques de bars en bars, mais c’était il y a longtemps. Déjà.
J’étais allé une dernière fois à Londres avec Jacques. Thatcher arrivée au pouvoir, je me jurais de ne plus y mettre un pied. Je ne le sentais pas vraiment avec moi, toujours avec Éve, son âme sœur, dans ses pensées. On faisait les mêmes choses que lors de nos précédents voyages : concerts, disquaires, boutiques de fringues et restaurants italiens ou pakistanais qui surpassaient les désastres alimentaires des gargotes londoniennes, avec leurs chaussons à la viande bouillie et leurs petits pois verts fluorescents. Mais ça n’avait plus le même goût, et nos promenades automnales à Hyde Park ou à Bedford Square avaient quelque chose de mélancoliques.
Elle avait été ponctuelle au rendez-vous pour lequel j’étais arrivé un peu à l’avance. C’est dans un bistrot du centre-ville qu’elle m’apparut et elle n’était pas vraiment de celles qu’on remarque. Petite, elle mesurait à peine 1 mètre 50, un peu grasse, des cheveux auburn en indéfrisables et un visage enfantin où dominaient des grands yeux gris-bleus. Encore un petit côté Shirley Mac Laine qui m’avait séduit. On s’était rencontré après qu’elle m’eût adressé une lettre où elle me faisait part de sa solitude et de son mal de vivre. Elle avait frappé à la bonne porte. À cette époque, j’étais un maniaque du courrier des lecteurs de certains journaux et certaines de mes lettres étaient publiées. Était-ce un appel plus ou moins conscient vers le monde extérieur, je ne manquais jamais de joindre mon adresse complète au bas de ces missives. Je ne sais plus de quel canard il pouvait bien s’agir, un quotidien régional lu chez mes parents probablement qui avait accepté de publier une diatribe sur un sujet scabreux ; un père la morale qui poussait des cris d’indignation après qu’un chanteur eût montré sa quéquette au public sur la scène du théâtre municipal après les « à poil » d’une frange du public. Elle avait assisté à ce concert et était bien d’accord avec moi, appréciant certains effets de style et le ton d’une véhémence un rien surjouée. Elle m’avait donc écrit, je lui avais répondu et c’était maintenant le moment de se voir.
Une triste journée d’octobre où les averses succédaient à de courtes éclaircies. On avait pris un verre, puis deux. Elle aimait les bières fortes, les bières belges, les bières de garde. Elle habitait de l’autre côté de la frontière, à Menin (Menen en néerlandais), sur la grand-route entre Mouscron et Menin. Elle me félicita encore pour ma lettre, reformula son total accord avec les quelques idées générales qui y étaient contenues et me dit qu’elle était elle aussi une révoltée, une « anarchiste ». Elle avait prononcé ce dernier terme non dans son sens politique mais plutôt pour qualifier un côté grande gueule, querelleuse, contestataire. Elle était en instance de divorce d’avec un employé d’agence en douane et vivait seule avec ses chats dans une grande maison au bord d’une route où défilaient les voitures et surtout les camions car le poste de douane à côté de chez elle n’était plus utilisé que par les poids lourds.
On avait discuté deux bonnes heures et on s’était promis de se revoir. Ce fut chose faite la semaine d’après où je l’avais invitée cette fois dans un restaurant où j’avais mes habitudes. Elle s’était fait belle ce soir-là, un réel effort qui dénotait – je m’efforçais d’y croire – une réelle volonté de me plaire. On avait pas mal bu et elle m’avait proposé de la suivre chez elle. Elle ne conduisait pas à l’époque et moi non plus, ce qui nous avait fait prendre un taxi sur la grand-place où on avait commencé à se prendre la main et à s’embrasser, sous le regard oblique du chauffeur qui nous toisait dans le rétroviseur.
Après un autre digestif, elle était tout à fait désinhibée et avait fini par remonter sa jupe jusqu’aux hanches tout en ôtant son soutien-gorge en me laissait caresser une poitrine généreuse. On se déshabilla tout à fait et nous fîmes l’amour dans un canapé, sous les yeux d’un vieux chat qui nous regardait faire. Puis elle me fit monter dans une chambre et je passai ma première nuit avec elle. Elle s’appelait Martha et elle était plus âgée que moi. On se quittait le lendemain matin et elle s’inquiétait déjà de ne plus me revoir. Je la rassurais et appelais un taxi après un petit-déjeuner rapide et une dernière étreinte.
Je venais la voir deux fois par semaine et les frais de taxi commençaient à me ruiner. Les mercredis soirs et les week-ends, du samedi après-midi au dimanche soir. Au moindre retard, elle était dans tous ses états, craignant que je ne vinsse pas. Une nature anxieuse. Elle pensait même que je n’étais qu’un jeune godelureau qui la quitterait après quelques coucheries. Je la rassurais tant bien que mal, mais le doute la rongeait et elle ne pouvait s’empêcher d’entretenir les pires craintes à mon sujet. Elle me soupçonnait d’avoir d’autres aventures et de lui cacher des secrets inavouables. Elle s’imaginait des choses qu’elle me confiait dans les larmes avant de s’excuser et de mettre tous ses soupçons sur le compte des souffrances endurées auprès de ses deux maris qui l’avaient malmenée. Battue ? violentée ? Je n’en saurais pas plus. ,
Les taxis passaient la douane et s’arrêtaient devant chez elle. J’étais connu de toute la compagnie et les différents chauffeurs avaient fini par me tutoyer. Un bon client. Elle m’avait proposé d’habiter chez elle, et j’acceptais d’autant plus facilement qu’un collègue ne voyait pas d’inconvénient à venir me chercher à la douane avec son véhicule de service, avec l’accord de la hiérarchie. En tant que fonctionnaire d’état, je devais garder un domicile en France, et il était en dehors des règles de la fonction publique que l’un de ses serviteurs habitât en territoire étranger. J’aménageais à Noël, et j’allais y rester 16 ans.
Toi tu avais été admis, à ta demande mais sous la pression des parents, dans une clinique privée, une maison de repos, comme on disait pudiquement, appelée Le clos fleuri, dans la grande banlieue de Lille. On t’avait mis là après une tentative de suicide, des comprimés de Nembutal ou de Nozinan que tu avais pris avec de l’alcool. Tu en avais été quitte pour un lavage d’estomac aux urgences.
Il n’était plus question pour toi de retourner au travail et les services postaux auraient à se passer de tes services. L’affaire était grave et le chef de clinique t’avait prescrit des électronarcoses, une survivance des électro-chocs mais on nous avait expliqué, à la famille, qu’il y avait anesthésie locale et que les chocs électriques étaient aussi brefs qu’indolores. Après cette première approche nécessaire, on en revenait à la psychothérapie et aux antidépresseurs, mais on ne pouvait faire l’économie du seul remède souverain à ce jour capable de terrasser les dépressions sévères.
Seule notre mère avait poussé les hauts cris en souvenir de ses propres électrochocs. Notre père faisait bravement confiance à la médecine de son pays. Quant à moi, je n’avais pas voix au chapitre.
Toujours aussi beau et aussi pur. Merci.
Chère, chère Martha avec qui je suis restée amie jusque la fin.